Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mars-Avril 2013 (volume 14, numéro 3)
titre article
Barbara Métais-Chastanier

« Ça peut toujours servir » : bricolage & déchiffrement

Dominique Meyer‑Bolzinger, La Méthode de Sherlock Holmes. De la clinique à la critique, Paris : Éditions Campagne Première, coll. « En question », 2012, 228 p. EAN 9782915789799.

1Si l’enquête avait un nom, sans doute serait‑il le sien : Sherlock Holmes — qui d’autre ? C’est en tout cas celui que choisit Dominique Meyer‑Bolzinger pour entrer dans l’enquête avec La Méthode de Sherlock Holmes. De la clinique à la critique paru en janvier 2012. Le fameux détective donc, agrémenté des incontournables imperméable, loupe et pipe, accessoires indexés au registre du folklore romanesque mais qui nous introduisent déjà à la méthode, celle qui intéresse D. Meyer‑Bolzinger comme c’était déjà le cas dans son précédent essai1 : méthode où il y a terrain (et l’imperméable est un précieux allié quand l’enquête s’embourbe et que l’on refuse de se voir réduire au rôle d’armchair detective), méthode où prime l’étude du détail et le repérage méticuleux de ce qui semble insignifiant (« Vous connaissez ma méthode : elle est fondée sur l’observation des détails », précise‑t‑il à Watson2), méthode où les éléments a priori disparates se voient rapprochés par la seule puissance de la raison pour que se manifeste l’évidence du lien, et avec lui, la vérité (la pipe et ses longues plongées méditatives).

2Sherlock Holmes, alors, mais moins le personnage que la méthode, ou plutôt le personnage en tant qu’il est d’abord et avant tout le visage, l’esprit et le modèle d’un certain type de méthode, exercice de tâtonnement, en général fulgurant, qui accouche d’une connaissance « indirecte, indiciaireetconjecturale3 », comme toutes ces démarches qui se rattachent de près ou de loin à l’étude des traces et qui s’inscrivent dans l’horizon du paradigme indiciaire. Méthode singulière aussi en ce qu’elle suppose un certain rapport à la pensée qui, dans sa forme romanesque, prend une dimension presque magique, celle de l’abduction créatrice, identifiée par Umberto Eco comme un pari interprétatif, véritable saut épistémologique où l’observateur, confronté à une série décousue de phénomènes, à première vue indépendants les uns des autres, s’efforce de leur trouver une commune origine, interprétation globale ex novo — permettant de rendre intelligible parce que cohérent l’assemblage ainsi produit4. Méthode des détours, des savoirs d’officine, des connaissances du rebut (« Il connaît quarante‑deux dessins de pneus différents et sait distinguer les cendres de cent quarante variétés différentes de tabac », précise D. Meyer‑Bolzinger, p. 112), méthode qui est une science du discernement, obstinée, précise, experte et parcellaire, méthode d’observation donc, où le voir s’allie au savoir et au dire, nous renvoyant ainsi au modèle de la clinique (médicale) comme à celui de la critique (littéraire). Et qui a en tête les ouvrages d’Yves Citton ou encore la nouvelle de Henry James, Le Motif dans le tapis (1896), trouvera aussi évident le rapprochement de « l’homo hermeneuticus5 » avec la critique littéraire que celui avec la sémiologie médicale, déjà avancé par Carlo Ginzburg dans son article magistral.

3C’est forte de cette thèse, lancée avec la vigueur des hypothèses qu’on veut éprouver en dénichant les indices probants, que l’auteur construit son ouvrage : après une introduction qui plonge le lecteur dans la stupéfiante découverte de la postérité du grand détective6, étrange personnage qui semble naviguer entre l’espace fictionnel qui l’a vu naître et une insistante tendance à vouloir s’en échapper, le livre abat un à un six courts chapitres, efficaces, concis, vifs et précis qui déclinent d’abord les différents aspects de ce modèle de la clinique, qu’ont en commun la médecine et la démarche de notre détective, valeur tout autant historique, culturelle, narrative, cognitive qu’épistémologique. Signe par excellence de la fiction et de ses personnages parfois denses d’énigme, déroutants et insolites, le détective du 221b Baker Street occupe une place qui côtoie de très près le « monde possible et le monde actuel7 » : promis à une célébrité hors norme qui le rend même (surtout ?) familier à ceux qui ne l’ont pas lu (qui ne connaît pas la fameuse réplique, pourtant apocryphe, « élémentaire mon cher Watson »), son trajet fait histoire, sens et modèle parce qu’il déroule l’invention d’une méthode d’investigation et d’interprétationqui structure les récits où Conan Doyle plonge dans une énigme ses deux compères, celui qui résout et celui qui raconte. Méthode qui est une transposition « de la clinique, considérée comme le fondement même de l’investigation médicale » (p. 17), mais qui nous renvoie aussi à la critique qui, comme le rappelle Tzvetan Todorov à la suite de son étude de la nouvelle d’Henry James, « a toujours obéi à la même loi : elle est recherche de la vérité, non sa révélation, quête du trésor plutôt que le trésor lui‑même, car le trésor ne peut être qu’absent8. » Méthode qui met en scène la question du savoir ou plutôt de ses conditions de possibilité : « Comment savoir ? », telle est la question qui selon D. Meyer‑Bolzinger tiendrait chevillées les forces et les orientations du détective ; un « comment savoir ? », où la perspective métaphysique se déplace dans le champ épistémologique, lancinante interrogation auquel répond le récit d’élucidation finale où se suspend le désir. Une telle question ne saurait alors laisser indifférent le chercheur en sciences humaines, pas plus qu’il ne peut manquer d’interpeler les praticiens de la trace, de l’interprétation et des détours, tous ces déchiffreurs de récits voilés, de questions errantes, ces chercheurs d’images dans le tapis, ces « “égyptologue[s]” de quelque chose9 ». Voilà aussi ce qui fait l’intérêt et la valeur de cet essai : on peut lire  — dans les coutures d’une étude spécifique — des éléments de réponse et de réflexion plus vastes. Car loin de parcourir les généalogies les plus attendues du roman policier qui le placent dans le voisinage des récits de criminel, de l’histoire du fait divers et de la littérature judiciaire, D. Meyer‑Bolzinger choisit un autre fil, celui des « récits de savoir, de la connaissance de l’homme, bref, […] des aventures épistémologiques » (p. 198).

4Alors, « comment savoir ? »

5Suivant l’auteur à la trace dans chacune de ces stations, nous entrons d’abord dans ces six chapitres par un épigraphe, toujours emprunté au corpus doylien, épigraphe qui a moins valeur d’illustration, triste office auquel sont parfois réduit ces marginalia, que de véritable propulseur, forme condensée, ludique et astucieuse de la portée théorique que nous découvrent les pages qui le méditent. C’est donc par un bref extrait de ceux‑ci, faisant de la citation l’usage d’un combustible, que nous ponctuerons notre avancée dans l’ouvrage.

« Il refusait de s’investir dans une enquête qui ne penchait pas vers l’étrange, voire le fantastique10 »

6En effet, c’est une combinatoire fantasque, voire fantastique, qui voit cohabiter dans l’enquête et dans l’enquêteur une part scientifique et une part magique, rencontre saugrenue, inattendue de deux pans que découvre le premier chapitre : dernier recours des enquêtes en bout de course, astuce ultime, honteuse parfois, de ces affaires emmêlées que Scotland Yard ne parvient pas à résoudre, Sherlock Holmes est comme « l’actualisation fictive » des « “experts du crime” [qui] constituent, selon l’ouvrage de Frédéric Chauvaud ainsi intitulé, un groupe social en voie de professionnalisation » (p. 21). Comme eux, le détective recompose le tout à partir du seul détail, parcourt à rebours les liens de cause à effet et démontre sa maîtrise, son savoir et l’excellence de sa méthode quand le présent énigmatique, opaque et trouble s’éclaire devant l’évidence de l’explication : « Ainsi le récit de l’enquête par Holmes lui‑même, au moment de la solution de l’énigme, illustre et fonde, par son énonciation même, la méthode utilisée » (p. 22). Et c’est d’ailleurs cette puissance du récit explicatif final, privilège du seul enquêteur qui fonde, ainsi que le remarque très justement D. Meyer‑Bolzinger, « l’enjeu discursif », « la rivalité qui s’établit entre le détective et son chroniqueur » (p. 23) : « Le moment méthodologique est le sommet de la geste holmésienne, qui consacre la puissance du récit en tant qu’image de la vérité, au moment même où il s’achève » (ibid.). Cette méthode, « fondée sur l’observation des détails11 », n’exclut donc pas toute forme d’invention, tout arrangement avec la logique ou la cohérence — aussi audacieuse et improbable que semble la solution12, elle se prête aux apparences et aux garanties que peut apporter l’esprit positiviste. Pourtant, si l’on peut « voir en Sherlock Holmes un génie clairvoyant, autant sorcier que savant » (p. 25), c’est bien parce que son enquête recèle quelques mystères : la première chose qui intrigue Watson et qui ne manquerait pas d’interpeller tout bon humaniste est que « l’étendue de son ignorance [soit] aussi remarquable que celle de son savoir13. » Alors quoi ? Le savoir holmésien n’est pas encyclopédique, ou plutôt il l’est, remarque D. Meyer‑Bolzinger, puisqu’il emprunte à tous les domaines, mais dans une perspective pragmatique, qui fait de Sherlock Holmes un amateur de connaissances parcellaires, un praticien des savoirs d’officine et des artifices de laboratoire, friand des recettes inconnues, véritable spécialiste des savoirs spéciaux, ignorés et surnuméraires qui se révèlent, au moment de l’étude du détail et de sa mise en récit, de précieux atouts ; toutes choses peu scientifiques en apparence auxquelles Edmond Locard reconnaît, lui, le véritable scientifique du crime (voir p. 94). Ambivalent donc, Sherlock Holmes, ambivalent et trouble, « paradoxal et incomplet » (p. 27), énigmatique aussi : car « cette figure complexe se construit, pendant quarante ans, à travers les remarques et portraits de son ami chroniqueur, ébloui mais parfois critique » (p. 25). Cet équilibre entre la froide raison logique et la puissance intrigante du mystère fonde l’aura particulière d’un personnage qui tire son pouvoir de sa science, sa puissance de sa méthode, et sa virtuosité de son audace. Si les modèles du chasseur et du lecteur, épinglés par C. Ginzburg comme des modèles que se partagent tous les enquêteurs, se retrouvent dans Sherlock Holmes qui est tout autant un habile déchiffreur du monde qu’un limier tentant de débusquer une proie — le criminel — qui s’efforce de lui échapper, celui du savant lui est propre. Une représentation inédite pourtant problématique puisqu’elle côtoie des caractéristiques plus troublantes : Sherlock Holmes serait‑il un imposteur ? C’est l’hypothèse vigoureuse que tente notamment Pierre Bayard, après avoir frappé une première fois dans l’exercice de la « critique policière » avec son Qui a tué Roger Ackroyd ? (1998) puis une seconde avec Enquête sur Hamlet. Le dialogue de sourds (2002) : dans L’Affaire du Chien des Baskerville (2008), il dresse par le menu les négligences, les erreurs de jugement, les entorses faites à la raison que commet l’enquêteur, revenu à la littérature après avoir été déclaré mort, dans Le Chien des Baskerville. La vérité procède moins dans l’enquête des « interférences brillantes, les sherlockholmitos comme disent les Sud‑Américains » (p. 36) que d’un raisonnement abductif, « sorte de pari [qui] est le point commun entre les grands scientifiques et les artistes » (p. 36), avec lequel Conan Doyle joue autant qu’il s’y conforme. Cette souplesse du « bluffeur » est une « marque d’excellence » mais aussi un « attribut romanesque » (p. 39). C’est cet équilibre étrange entre scientificité et déroute du protocole, coup de poker de la logique sous les abords du raisonnement, qui confère d’ailleurs au détective cette saveur si particulière, cette aura qui a fait de lui un personnage plus mythologique que littéraire tant il semble avoir échappé à celui qui pourtant l’inventa14.

« N’existe‑t‑il pas des forces discrètes à l’œuvre & dont nous ne savons pas grand‑chose15 ? »

7À l’image d’Épinal qui voudrait que Conan Doyle se soit tourné vers les sciences occultes, le spiritisme et les pratiques plus éloignées des pures fonctions cliniques à la fin de sa vie quand, « vieillissant et tourmenté par les deuils » (p. 45), il y aurait trouvé son seul salut, ce second chapitre (« Une affaire de médecins ») propose de substituer une proposition plus contrastée, qui permet de comprendre ce type particulier de méthode qu’est la méthode holmésienne, étrange mélange de précision et de liberté, de méticulosité et de poésie, de magie et de raison. Conan Doyle se serait, en effet, intéressé à l’hypnotisme dès les années 1880 : l’organisation de séances spirites, ce qu’il fait dès 1887, ne lui semble donc pas incompatible avec des recherches pointues sur la Tabes dorsalis, dégénérescence des fibres nerveuses dans les colonnes postérieures de la moelle épinière, qui fait mouche à l’époque et à propos de laquelle il soutient une thèse de médecine en 1885. Médecin, Conan Doyle a donc nourri « ses fictions de son expérience médicale » (p. 47). Car la médecine à cette période connaît les transformations les plus importantes qu’elle a subies depuis l’Antiquité, transformations que Michel Foucault, dans Naissance de la clinique, résume avec force, entreprenant de déterminer les conditions de possibilité de l’expérience médicale à l’époque moderne : « En moins d’un siècle, on a découvert la percussion, l’auscultation, l’anesthésie, l’antisepsie, la bactériologie, la radiologie médicale, la vaccination… » (p. 48). Et si Watson « a reçu les attributs visibles du praticiens : le titre, les outils, la pratique et le savoir‑faire ; […] Holmes se situe du côté de la recherche et de la science, lance des diagnostiques brillants et inespérés », et se comporte donc en « médecin spécialiste » (p. 57). Mais un type d’expert particulier, capable comme Charcot de distinguer ce qui fait signe, et de saisir la valeur du détour pour déchiffrer un autre récit. C’est en cela que l’enquête du détective et la démarche psychanalytique se rapprochent, moins parce que le psychanalyste mènerait une enquête policière que par les rapprochements structurels qu’il est possible d’établir entre la cure et le roman policier. Outre les pratiques du rebours et de l’interprétation qui leur sont communes, les deux démarches travaillent à partir d’une absence à « l’avènement d’un récit explicatif » (p. 65). Ce chapitre tente donc d’explorer de manière plus poussée que cela n’avait été fait auparavant les références du modèle méthodologique de l’enquête holmésienne, mettant au jour ce qui dans sa démarche emprunte autant à l’expert médico‑légal, au clinicien qu’au psychanalyste.

« Mon premier regard va toujours vers les manches chez une femme16 »

8Prolongeant les rapprochements entre la médecine et la méthode d’interprétation du détective, proposés dans les pages précédentes, le troisième chapitre (« L’aventure sémiologique »), sous le patronage d’Umberto Eco et de C. Ginzburg, revient sur les différences qui séparent l’indice du symptôme, différences qui fondent la valeur littéraire, disruptive, créatrice des interprétations de Holmes : là où le symptôme renvoie à une « encyclopédie [qui] enregistre une contiguïté, présente ou passée, nécessaire entre effet et cause17 », l’indice lui, en « symptôme compliqué18 », n’accède à une signification que par l’audace d’une interprétation : s’il est possible d’établir a priori une liste des indices (« les marques de pneus, les cendres de cigare, les déformations de la main », p. 71), ceux‑ci ne font sens qu’une fois « intégrés à une trame narrative » (p. 71) et établie leur validité. Car si les indices sont parfois difficiles à identifier, en revanche, ils sont aussi faciles à contrefaire. Et telle est bien la différence essentielle qui sépare l’indice du symptôme, « l’éventualité d’une manipulation » :

La stabilité sémiotique du symptôme, consignée dans les tableaux cliniques qu’établit la nosographie, exclut la manipulation pragmatique, alors que celle‑ci est fondamentale, non seulement dans le cas de l’indice, mais aussi en ce qui concerne la trace dans le domaine cynégétique, trafiquée avec virtuosité par les Indiens des romans de la Prairie avant de devenir le ressort essentiel du roman d’énigme. (p. 72)

9Aussi la méthode d’investigation de Sherlock Holmes procède‑t‑elle à un renversement copernicien, propre à toutes les démarches indiciaires, où le moindre, le petit, l’infiniment minuscule est établi en étalon de l’essentiel. La pensée géniale du détective découle donc du rebut, des chutes, des détritus (les fameux pépins d’orange), des détails du récit ou des témoignages omis par des oreilles moins attentives, mais aussi des lacunes, des absences, des omissions, des bifurcations, en bref, tout ce qui signale aux yeux avertis « la rupture d’un continuum » (p. 75). Autrement dit, loin d’être le signe d’une organisation positiviste du monde ou le lieu d’une pure transitivité (un signe/un sens), comme peut l’être en médecine le symptôme pathognomonique, véritable tekmérion garantissant une certitude dans l’établissement d’un diagnostic, l’indice holmésien est tout autant « obstacle à la compréhension [que ce qui] constitue l’amorce de l’explication » (p. 77). L’utopie de la transparence des signes, d’un monde recomposable par l’entremise d’un seul indice reste un horizon que tout bon auteur de roman policier se gardera donc d’atteindre puisqu’il signerait la mort de l’enquête, et qu’il serait largement contredit par « la suspicion de plus en plus radicale envers les signes » (p. 90) qui traverse l’histoire du roman policier à partir de l’entre‑deux‑guerres : « La vérité elle‑même, bien qu’elle provoque le mouvement tout entier, restera absente19. »

« Connaissance en botanique : inégale. Calé sur la belladone, l’opium & les poisons en général20 »

10Science du particulier, la clinique est plus encore une science de l’observation directe, fondée sur le repérage et l’analyse d’une convergence probante de signes (« Le trépied symptomatique, c’est‑à‑dire le regroupement des indices en “faisceau” », p. 86) et sa mise en récit sous la forme d’un diagnostic. Cet attachement de la clinique aux détails, aux menus indices, à ce langage du corps qui révèle indirectement un monde invisible, qui doit beaucoup à l’émergence de la médecine de laboratoire, à la découverte de la bactériologie et de la physiologie, fonde une démarche corrélative « où l’observation méticuleuse permet d’indexer les faits significatifs, de les organiser en système, en tableau » (p. 99). Et c’est à un véritable « plaidoyer pour la clinique » (p. 93) que se livre ce quatrième chapitre, puisqu’au‑delà d’une convergence historique certaine, la méthode de notre génial détective ne peut se comprendre qu’en regard du modèle de l’investigation médicale à la Bichat qu’il reprend, déplace, transpose :

Si l’autopsie permet de préciser l’histoire de la victime, les conditions de son décès, l’examen attentif de la scène pratiqué par Sherlock Holmes, où son œil acéré opère une façon d’autopsie, lui permet d’énoncer le portrait de… l’assassin ! (p. 101)

11Dans la clinique comme dans l’enquête, « l’observation est conçue comme une aventure sémiologique » (p. 96) car, pour le médecin comme pour le détective, il s’agit toujours, ainsi que le rappelle Michel Foucault dans Naissance de la clinique « d’entendre un langage au moment où il perçoit un spectacle21. » Ainsi derrière les figures du lecteur, du paléontologue, de l’expert du crime ou du psychanalyste, apparaît un même paysage épistémologique, celui de l’« investigation médicale » (p. 102) où la « construction du savoir se fait par corrélation » et « apparaît comme un garant contre toute sémiogénèse trop dérisoire » (p. 103). Les éléments de la triade hippocratique qui avait vocation à définir l’examen clinique se retrouvent chez notre détective : observation, qui désigne la capacité à stopper « la prolifération indicielle par la sélection » (p. 105) ; raisonnement, qui est cette « aptitude à transformer les indices en constituants narratifs » combinés et rapprochés (p. 109) ; savoir, qui est « ce tas de connaissances particulières22 », ainsi que Holmes le qualifie, et qui répond à une visée exclusivement pragmatique, qualité que Lévi‑Strauss attribue également au bricoleur et qui répond à l’adage familier selon lequel « ça peut toujours servir » :

De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état ; mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type23.

12De même que le diagnostic se construit dans l’interlocution, à la fois maïeutique et initiatrice, de même le tandem de Holmes et Watson active à l’intérieur du récit sa mécanique et l’entretient : car « résoudre une énigme ce n’est pas seulement déchiffrer d’infimes indices, mais [c’est] aussi choisir une intrigue parmi les solutions qui s’offrent à l’enquêteur » (p. 120). La solution finale fait tout autant le récit de la résolution, l’avancée tâtonnante de la compréhension, qu’elle raconte la venue au récit, « l’alchimie mystérieuse de l’inspiration » (p. 122).

« La vie est infiniment plus étrange que tout ce que le cerveau humain peut inventer24 »

13Mais si Sherlock Holmes inaugure ainsi un paradigme clinique, travaillant le modèle positiviste d’éléments plus fuyants, que devient celui‑ci ? Le modèle du détective clinicien est‑il celui que les auteurs de roman policier veulent reprendre à leur compte ? S’intéressant à l’héritage laissé par l’enquêteur londonien, D. Meyer‑Bolzinger scrute, dans ce cinquième chapitre, le devenir du modèle clinique. Car si la marque laissée par Conan Doyle sur le modèle du genre est connue25, l’héritage du détective sous les abords de la méthode l’est moins. L’auteur s’attache donc à « deux actualisations divergentes du modèle méthodologique » (p. 130), deux grandes figures d’enquêteur du xxe siècle : Hercule Poirot et Jules Maigret, le premier ayant accompli un « virage quasi freudien » (p. 133), puisque Agatha Christie décide de doter son petit belge aux souliers vernis, d’un sens de l’investigation plus proche d’une « science du langage » (p. 134) que d’une science des indices matériels ; tandis que le second, pratiquant une « clinique inversée » (p. 139), se perd dans son objet, Simenon décidant, dans une perspective elle aussi marquée par l’éclatement du sujet, que « le manque, la faille, le clivage sont les lieux d’inscription du sens » (p. 137). L’autre signe de l’héritage que D. Meyer‑Bolzinger s’attache à décrypter tient plutôt à la récurrence de deux motifs : les variations autour de l’ami médecin, mis à mort symboliquement (comme dans Le Meurtre de Roger Ackroyd) ou introuvable et manquant comme chez Simenon, et les jeux autour de l’inclination qui, comme nous le rappelle Starobinski par un détour étymologique dans La Mélancolie au miroir, voudrait que « penser » soit proche de « pencher26 ». Les transformations de la figure de l’ami médecin comme celles du motif de l’inclination répondent d’abord et avant tout à une valeur méthodologique, elles sont le signe d’une « relation au modèle clinique » (p. 144), qui est tout autant prolongée, interrogée que déplacée.

« Tout problème devient enfantin une fois qu’on l’a expliqué27 »

14Dans ce dernier chapitre, D. Meyer‑Bolzinger se propose de faire glisser la clinique (médicale) dans le voisinage de la critique (littéraire), conçue comme pratique dispendieuse et toujours renouvelée, en lisant les enquêtes de Sherlock Holmes comme « un discours de la méthode » (p. 152), où la démonstration d’une démarche est toujours déjà une action d’interprétation représentée comme une élaboration et comme un processus qui vise une vérité. Voilà pourquoi « les textes non seulement montrent mais aussi disent comment le détective a su » (p. 152). Dans cette perspective, difficile de ne pas reconsidérer le cas du docteur Watson, vu par certains comme l’éternel second, le commode faire‑valoir d’un génie de l’intrigue, quand on oublie « un peu vite que ce piètre déchiffreur d’énigmes est celui‑là même qui les raconte et les présente sous la forme de brefs récits au public qui les apprécie » (p. 154). Outre qu’il est l’interlocuteur privilégié, l’oreille servant à aiguiser l’esprit de Holmes28, il est surtout l’ingénieux auteur, promu au rang d’égal par son rôle de narrateur, qui est capable de maintenir l’énigme et le suspens, celui qui « exploite sa position paradoxale de témoin et de narrateur, qui fait jouer le texte dans la combinaison d’une position de maîtrise, celle du narrateur, avec une position de faiblesse, celle du second incompétent » (p. 162). C’est donc une véritable rivalité pour la maitrise du récit qui oppose ces deux faces d’une même démarche, le détective génial et son génial chroniqueur, quand, au moment de conclure, Holmes révèle la solution de l’énigme. Cet enchâssement de regards et de positions — celle du lecteur en la figure de Holmes, décrypteur obstiné des signes du monde, et celle de l’auteur, mauvais lecteur de surcroît, en la personne de Watson — offre au (vrai) lecteur un espace de circulation et d’interprétation qui multiplie sa liberté et son plaisir. Si bien que l’on peut voir derrière le tandem « Holmes‑et‑Watson » ce qui réfléchit et thématise en un même personnage disjoint cette « double activité partagée : savoir et raconter » (p. 167). Autrement dit, si l’on peut lire les aventures de notre grand détective comme autant de « contes épistémologiques » (p. 168), c’est bien parce que le jeu entre les deux figures ne cesse de travailler au déplacement de la question du savoir, en mettant en perspective « le récit cohérent et la vérité » (p. 168) :

Dans la scène finale, consacrée en morceau de bravoure par les romans d’énigme de l’âge d’or, se rejoignent les deux isotopies du savoir et de la narration, révélant que, pour le détective, résoudre une énigme, c’est raconter une histoire, tandis que l’enquête narre simultanément la constitution d’une vérité, la patiente élaboration d’un savoir, et la construction d’un récit. (p. 168)

15L’enjeu narratif est toujours rattrapé par un enjeu cognitif et réciproquement. Car construire un récit probant, c’est déjà élaborer une « représentation de la vérité » (p. 169) à l’intérieur de laquelle les indices fonctionnent comme autant de points fixes, « traces de la solution dans l’énigme même » (p. 170). Cette dimension proprement réflexive du roman policier, souvent soulignée ou étudiée, qui a pour effet de dupliquer les composantes interprétatives, énonciatrices, et narratives, nous permet donc de passer « d’une perspective herméneutique — il y a un sens caché à découvrir — à une vision métanarrative où l’enquêteur doit construire un récit » (p. 173). Si bien que le roman policier se double d’un laboratoire de la représentation où les fonctions cognitives, heuristiques et épistémologiques du récit sont comme mise à l’épreuve par la question de la méthode : le « comment savoir ? » se rabat, in fine, sur le récit du savoir, son élaboration progressive et tâtonnante, où les éléments d’une « fiction de méthode » sont aussi au service d’une « méthode de la fiction29 », ainsi que le remarque Denis Mellier. Dans l’artillerie positiviste entre donc en jeu une autre part, plus secrète, plus complexe et inquiétante, tout autant qu’elle enchante, part de la fiction troublée, qui découvre dans l’avancée du récit une autre intelligibilité possible, un autre rapport au vrai, qui est celui de l’interprétation, dans une représentation « suffisamment métaphorique pour convenir aussi bien aux cliniciens qu’aux littéraires, aux linguistes qu’aux anthropologues, aux psychanalystes qu’aux historiens » (p. 178). Non systématique, fondée sur la mise en doute des explications et des systèmes a priori, travaillant à partir des traces à conjoindre ce qui semblait épars, et à disjoindre ce qui semblait lié, la méthode de Holmes constitue un « manuel pratique de l’interprétation » (p. 189) : d’abord parce qu’elle la met en scène, dans ses errances et dans ses délais, ensuite parce qu’elle apparaît comme toujours traversée par une lacune, rappelée mélancoliquement peut‑être à la tâche aveugle du récit, à cet inexplicable qui subsiste dans l’énigme — inépuisable fécond, indispensable, qui pousse ainsi à lire, encore, et à écrire, encore, et à interpréter, encore, car, comme l’écrivait Éric Chauvier dans la dernière ligne d’Anthropologie, « l’enquête est vouée à continuer30 ».

16En conclusion, Dominique Meyer‑Bolzinger décide de faire son sort au mythe de l’indéboulonnable positiviste qui colle aux souliers du détective. Après une synthèse qui reprend de manière sans doute un peu trop méticuleuse et systématique les éléments avancés dans l’ouvrage, elle montre comment la perspective clinique portée sur la méthode du détective permet précisément de « défaire cette représentation mensongère » (p. 194). Seule concession accordée au règne de la positivité, la clausule épiphanique des récits où l’errance interprétative et l’aventure sémiologique s’interrompt et se suspend dans l’énonciation de la solution de l’énigme qui « signifie l’achèvement du récit » (p. 195), et le « coup d’arrêt […] imposé au jeu infini des significations » (p. 196). Et tel est donc l’un des mérites de cet ouvrage que d’ouvrir le champ d’étude du roman policier à des enjeux et à des filiations épistémologiques, réflexions on ne peut plus nécessaires en une période qui cherche à tout prix à associer la recherche à la création, l’invention à la critique, ouverture qu’on espère féconde.