Images d’après 1895. Arches pour le cinéma
« N’assegna quest’Arca
Riparo a la Morte1 »
« L’arche était extensible2 »
1Qu’est-ce qu’une revue d’histoire du cinéma ? Au rythme de trois par an, les récentes livraisons de 1895, seule publication française exclusivement consacrée au passé d’un art encore jeune, sont l’occasion de s’interroger sur cette lecture très particulière, ce parcours par et pour les yeux d’images rares et hantées par leur passé génétique, va‑et‑vient entre les captations d’un film perdu, méconnu ou retrouvé, et le texte scientifique qui l’exhume un peu plus et autrement. L’analyse trouve ici des appuis documentaires, images et mots, qui lui permettent de dépasser les marginalia critiques pour atteindre à une forme approfondie et mixte d’archéologie. Il s’agit bien de « définir dans le tissu documentaire lui-même des unités, des ensembles, des séries, des rapports3 », avec cette possibilité de citer visuellement, par images fixes (photo de tournage, photogramme ou capture d’écran) ou mobiles (reproduction du film ou d’un extrait), l’objet étudié dans le cadre livresque englobant et exposant.
2Le cinéphile perd le film dès lors qu’il ne le voit plus — et il est peu d’équivalences au livre de chevet, malgré même le DVD et son chapitrage, pour d’évidentes raisons techniques et même logiques, exception faite du découpage et de l’exposition de l’œuvre dans son intégralité, à la manière du cinéaste métrique Peter Kubelka installant au mur les pellicules de son Arnulf Rainer (1958), réalisation ne dépassant pas deux minutes cependant. L’expérience de voir une image de cinéma dans la durée dominée de la lecture, et non pas seulement dans le flux filmique imposé, c’est d’abord celle de faire du plan un tableau, en l’arrachant à la durée définitoire du kinema / movie pour le coller dans l’espace de la page, pour le bonheur prolongé et passablement élégiaque de l’amateur. D’un film pas encore vu, cette image dessine un certain horizon d’attente, elle est l’instant saisi qui promet le plus long moment d’où il provient. Elle se fait trace, enfin, lorsqu’elle est rescapée d’une œuvre ou d’une séquence disparue, parfois détruite. Aux mots, comme images mentales, de suppléer à ce qui manque, de le reconstruire ou du moins de l’imaginer.
3C’est l’expérience de cette étrangeté, mais aussi celle de l’« historicité du cinéma » que les pages de la revue 1895 nous amène à considérer dans une perspective scientifique : non plus seulement « objet d’amour cinéphilique ou quelque chose de fermé sur soi4 », le cinéma se transforme en un objet d’étude indissociable d’une époque et de l’esprit qui l’anime. En sondant les métiers du film ou les liens entre la prise de vue cinématographique et la Première Guerre Mondiale, par exemple, la revue suggère que « tout film peut être considéré comme un témoin de son tournage5 » au sens le plus large. Dans cette perspective, il ne faut par exemple jamais oublier les origines foraines du « cinéma des premiers temps » et par là le désir d’« attraction6 » des premiers films. Du côté des créateurs, le cinéma parle nécessairement de la société de 1900, de la production industrielle, des rapports sociaux et des goûts esthétiques. Du côté du public, il faut imaginer des spectateurs nettement moins silencieux qu’aujourd’hui, car voir des films, c’était aller à la kermesse.
4Conservation, restauration, exhumation : c’est entre ces concepts qui sont aussi des pratiques que se situe la revue 1895, proche en cela de l’esprit des « Retours de flamme » soutenus par Lobster Films7. Inactuelle dans ses objets d’étude, et riche d’échos à un présent jugé oublieux même si marqué par les problématiques patrimoniales et la hantise de la perte quand ce n’est de la destruction, 1895 élargit donc le chapitre récurrent « Cinéma retrouvé » des Cahiers du Cinéma8 ou de Positif au point d’en faire sa ligne éditoriale, particulièrement en phase avec les travaux récents d’historiens : ainsi retrouve‑t‑on, dès le début du numéro 64, une étude de Laurent Véray dont les travaux sont aussi connus via une presse de plus ample diffusion. On a par exemple pu lire, dans Télérama, un entretien qui lui permettait de décrire les pratiques documentaires actuelles lorsqu’elles recourent aux images d’archives, confrontant des pratiques cinématographiques au travail de l’historien9.
5Aimer le cinéma, c’est, depuis le texte fameux de 1896 signé Gorki10 jusqu’à, disons, Jean Louis Schefer11, apprécier la compagnie des ombres et des spectres. Pour ce collectionneur d’œuvres incorporelles qu’est le cinéphile, qui pense symétriquement que le cinéma est cet art « capable de représenter l’immatériel12 », 1895 est une arche qui retrouve les films‑revenants, jusque dans son titre qui date l’origine : passe le temps, la mémoire au travail tient bon.
Films revus, retrouvés, rêvés
6Faut-il avoir vu un film pour le connaître et savoir l’apprécier ? Une question, parmi d’autres, que pose cette singulière archéologie. Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française et initiateur d’un état d’esprit qui marqua la Nouvelle Vague en ses débuts, soulevait le problème : « ce sont les films qui sont le cinéma » et, pour écrire toute histoire, « il faut les avoir vus13 », c’est‑à‑dire aussi les revoir. Parfois, il aura fallu les retrouver, et à défaut, l’on pourra encore les imaginer, dimension vertigineuse car toujours un peu fantasmatique, de cette singulière archéologie.
Revoir
7La contribution de Sébastien Denis amène le lecteur à reconsidérer les rares films emblématiques du cinéma français mettant en fiction la guerre d’Algérie, à la lumière de scénarios écrits au moment même des évènements sans avoir pu être réalisés. S. Denis considère ces films nécessairement idéologiques, mais dont le discours ne relève pas de la propagande : il constate que les « films récents sont assez proches de ceux écrits dans les années 1950 et 1960 et qui n’avaient pu voir le jour14 », mettant ainsi en évidence une continuité d’approches et d’intentions autour d’un moment particulièrement problématique de l’Histoire, vécue au présent comme irreprésentable dans sa totalité, c’est-à-dire en donnant à voir les différents acteurs, et non les seuls Français, militaires ou pas. Plusieurs photogrammes de Muriel ou le temps d’un retour (1963) de Resnais hantent littéralement les pages de cet article, jouant habilement sur l’impossible visage à donner à ce qui se passait alors : personnages de dos, film voilé ou plans documentaires qui ne sauraient tout dire, balisent une analyse qui sonde des scénarios demeurés à l’état de textes, sans les images qui les auraient incarnés cinématographiquement. L’impression est curieuse, et les films postérieurs aux accords d’Évian ressemblent aux projets envisagés puis abandonnés au début des « évènements » qu’on ne parvenait pas à nommer autrement. Pendant ce temps, l’État français encourageait et produisait des films devant « préparer la séparation entre les deux pays15 ». Ainsi la tâche de l’historien du cinéma consiste‑t‑elle ici à mettre en perspective les films faits et visibles par rapport aux œuvres avortées : à travers la genèse longue, les étapes douloureuses et les contributions multiples, il est possible d’étudier un cinéma latent.
Retrouver
8Films perdus, détruits ou mutilés : tel fut le destin de nombre d’œuvres qui n’ont pas été considérées artistiques ni dignes d’être archivées en un temps où le régime commercial du film ne considérait pas la longévité post‑diffusion comme un véritable paramètre de son existence et de sa force d’attraction. Une revue comme 1895 se fait le relais de ce cinéma égaré dans l’Histoire et dont subsistent quelques traces, visuelles ou autres. Or parler de cinéma retrouvé, c’est aussi admettre qu’au-delà de l’artefact considéré, un autre monde existait et qu’il nous est devenu inconnu : la pellicule ne ressuscite pas, mais elle garde la mémoire d’instants perpétuellement remobilisables.
9C’est le cas du documentaire et a fortiori du film de témoignage. Claire Angelini évoque l’angoisse « arrivée jusqu’à nous16 » de témoins racontant le pire devant la caméra de David Perlov, « une peur irrationnelle comme au ghetto [de Lodz, qu’ils] revivent là17 ». Dans le présent de la prise de vue, devenu pour nous la double trace d’une existence vécue et de son récit rétrospectif, s’exprime le mal qui reste et que le procès Eichmann n’aura pas permis d’éradiquer. La « force du cinéma18 » consiste à ce que puisse s’adresser à nous, sans jamais connaître à l’avance le regard muet et l’oreille attentive qui les percevront, un « autre homme19 », au sens moral et métaphysique de Levinas. Avec trop peu de prudence parfois l’on sent que ceux qui sont filmés ne disparaîtront plus tard pas tout à fait.
10Avec une vraie et forte nécessité, le film s’impose à nous comme un écho non seulement du réel filmé, mais aussi de l’époque qui l’a généré. De là l’importance de ces articles de 1895 qui parviennent à nous faire mieux connaître les intentions des réalisateurs ainsi que les conditions de création et de réception d’œuvres méconnues qui, en dehors même de leurs possibles qualités esthétiques, reflètent plus exactement ce qui se faisait et se tournait, par exemple, en Tchécoslovaquie entre 1928 et 1992. La vertu d’une notice de festival consiste à exciter notre curiosité autant qu’à nuancer notre vision préalable : la variété des thèmes et des styles s’impose aux yeux de Cl. Angelini, qui invite le non‑spécialiste à découvrir un cinéma « loin d’être monolithique20 »et bien plus « inventif » qu’on ne se le figurait.
11La fonction accordée aux films à leur époque oblige à les regarder autrement : deux articles de cette livraison s’intéressent à la dimension didactique du medium, « cinéma scolaire et éducateur21 », d’une part, et « Cinéma du Peuple22 », d’autre part. Pascal Laborderie parvient à nous rendre plus concrète l’histoire des « loisirs dirigés23 », marquée par « la lutte entre écoles laïques et confessionnelles24 » ou les problématiques de la culture en milieu rural. Les enjeux institutionnels ne sont pas seuls considérés : en effet, il est particulièrement intéressant d’apprendre qu’en 1939, un pourcentage encore faible des films diffusés en milieu scolaire s’avère parlant. C’est tout un public, au sens le plus largement social du terme, qu’il faut ainsi considérer dans son approche de ce que l’on nomme rarement encore le septième art. La question d’un cinéma « utile25 » se voit alors posée, tandis que certains instituteurs se mettent à tourner eux-mêmes. C’est dire que le film se trouve au croisement de pratiques et de discours politiques. On peut observer une « propagande laïque » à travers la réalisation collective intitulée En se donnant la main (1937). Quelques images en sont reproduites à la page 44 du numéro de 1895 qui nous concerne, notamment une mise en abyme frappante du projectionniste et d’un plan d’élèves, pris en train de regarder le film diffusé dans un hors‑champ qui n’est autre qu’un contre‑champ occupé par nous, spectateurs‑lecteurs. La continuité entre ce cinéma pédagogique et les futurs ciné‑clubs est soulignée à la fin de l’article, et nous ne pouvons nous empêcher de penser que le texte même que nous lisons, scientifique et didactique, continue en quelque sorte, quoique autrement, le travail. Jean-Paul Morel sonde lui aussi la « culture populaire26 », dans un champ politique, mais pas du tout étatique : il s’agit ici d’archives retrouvées, « pièces27 » données à lire et à « juger » avec une légende analytique plus minimale, et qui complètent l’histoire d’une autre idéologie, « émancipatrice28 » celle‑là. À y regarder de près, d’ailleurs, le nom de Musidora ne peut manquer d’attirer l’attention dans la distribution d’un film de 1914, Les Misères de l’Aiguille, un an seulement avant ses plus fameuses apparitions dans Les Vampires de Feuillade. L’on découvre alors que jouer l’âpre vie d’une « Louise » n’empêche pas de devenir l’incarnation de la femme fatale. Mais si son collant et son regard hantent l’imaginaire du cinéma feuilletonesque jusqu’à susciter un Irma Vep (Olivier Assayas, 1996), ses débuts disparus ne nous permettent que de rêver à l’ouvrière qu’elle devait interpréter, autre sorte d’image fantôme. Et ce document, à défaut de photogrammes, de se faire l’écho d’une époque pionnière qui voit déjà le cinéma comme un « fait social29 » capable de faire jouer à ses interprètes une histoire réaliste comme une aventure parfaitement fictive. Il contribue aussi à préciser notre vision d’une production artistique irréductible aux seuls succès de masse passés à la postérité, comme cette affiche pour un film sorti en mars 1914 et dont le scénario même est perdu, La Commune !, exécutée par Maximilien Luce : elle ne sert pas seulement d’illustration30 dans la revue, mais témoigne d’échanges précoces entre les arts ancien et nouveau. Il y a bien sûr de la frustration à devoir admettre qu’on ne verra probablement jamais ce film, mais c’est dire en fait qu’il laisse songeur.
Rêver
12Coïncidence ou convergence de préoccupations, le numéro 64 de 1895 est publié quelques mois à peine avant la sortie d’un film très nostalgique et un peu archéologique de Martin Scorsese, Hugo Cabret31. Une émouvante analepse imagine le tournage du Royaume des fées (1903), fantasme cinéphile brusquement incarné, scène aussi fausse probablement dans sa tentative de reconstitution que les trucages de Méliès, mais vrai moment de cinéma mémoriel tout de même. C’est en 2011 aussi qu’une version restaurée du Voyage dans la lune (1902)32 est rendue disponible pour les amateurs et les spécialistes. Et la couverture de 1895 promet un « inédit de Méliès33 », ce qui dans la formulation comme dans l’idée relève du même espoir de collectionneur : voir du pas‑encore‑vu et « renouveler le monde34 », selon le mot de Benjamin. Il s’agit d’un texte daté de 1937, qui permet d’entrevoir ce que fut « le premier Jeanne d’Arc », celui de Méliès lui-même, tourné en 1897. Quelques mots sur un film réputé perdu, presque des ultima verba pour un artiste redécouvert en 1929 et décédé en 1938 : le voilà devant prouver, comme dans une lettre involontairement (ou inconsciemment) ouverte, et son catalogue à la main, qu’il a bien réalisé une œuvre archivée seulement à la cinémathèque de Berlin. Il est aujourd’hui aisé de voir ce Jeanne d’Arc, plus souvent daté de 1900 d’ailleurs, sur Internet. Or, l’on constate l’absence du premier tableau mentionné par Méliès, « Le village de Domrémy, lieu de naissance de Jeanne35 ». De fait, le premier plan surgit de manière fort abrupte : les « apparitions » sont déjà là, devant Jeanne en adoration, et disparaissent vite. Le spectateur, lecteur de cette lettre revendiquant l’esprit pionnier de l’équipe d’alors, est bien amené à rêver ce premier plan manquant. L’expérience proposée, en l’incapacité de mobiliser le fragment de film lui-même, est celle de sentir l’image dans et par le mot, « puisqu’elle est son secret et sa profondeur36 ». Cette image, ici plus qu’ailleurs, « se prête à l’écriture en même temps qu’elle résiste37 », laissant place au film intérieur et « possible » du lecteur plus ou moins connaisseur.
13Il en est de même des images mentales que suscite l’écriture, non pas en l’occurrence celle du cinéma, mais sur le cinéma. Il va sans dire qu’écrire dans une revue scientifique comme 1895, « le seul périodique français exclusivement consacré à l’histoire du cinéma38 », ce n’est plus, comme au temps des Jeunes turcs des Cahiers du cinéma, « faire des films39 ». Ni l’objet, ni l’objectif ne sont les mêmes : l’an 2000, jusque dans l’expérimentation, sonde les fonds muséaux du film qui s’expose et se regarde autrement, tandis que les années 1950 ont été d’abord et surtout celles de la quête de reconnaissance d’« auteurs » auxquels justement l’on refusait cette étiquette. Lorsque Michael Temple compare trois versions d’un projet de film, il tente de « reconstituer l’évolution [d’un] projet inachevé poursuivi pendant plus de vingt ans40 », en l’occurrence l’adaptation du Portrait de Dorian Gray par le cinéaste Marcel L’Herbier, auteur de films muets majeurs et novateurs comme Eldorado (1921) ou L’Inhumaine (1924). L’analyse se structure autour de plusieurs enjeux, littéraires et techniques surtout, couple qui s’impose à tout cinéaste désireux de « traduire41» un livre en images. Littéraire, car L’Herbier écrit en imaginant au sens le plus concret du terme : il s’agit bien entendu de produire par les mots de la transposition envisagée des scènes que l’on « voi[e] très bien à l’écran42 ». Deux des trois scénarios affrontent la périlleuse et nécessaire question du parlant : or, l’histoire que l’on prévoit de filmer devient, notamment, « moins mélodramatique43 » au fur et à mesure que les personnages échappent aux stéréotypes. En s’éloignant du cinéma muet, le scénario devient de plus en plus (ré)écrit et gagne en nuances. Au troisième stade du projet, l’auteur de film semble plus fidèle aux dialogues originaux d’un écrivain admiré, comme en témoignent ses mémoires, dont l’évocation conclut l’article de M. Temple. Les images à venir, sonorisées, promettaient une nouvelle dimension poétique tressant les mots de Wilde et l’image de L’Herbier. Restent, aujourd’hui, des mots écrits et donc muets, qui autorisent seulement à en rêver.
Ressentir des airs du temps
14On ne peut oser le néologisme pasticheur et parler de « parafilms », d’après la désignation de paratextes. Le terme, en fait, existe déjà, comme marque déposée d’une bande adhésive particulièrement efficace, dixit la publicité. C’est bien des documents qui entourent la vie du film, de sa genèse à sa (sur)vie d’après la sortie, qu’il s’agit pourtant dans les pages de 1895. Faisant resurgir un parfum du passé qui fut le présent de la création, ces documents sont comme des « morceaux de vérité à présent échoués44 », ou encore des « fenêtres45 » sur l’actualité d’hier, les contextes de création et la réception des publics d’alors.
Ombres de l’histoire
15On a déjà parlé des ambitions didactiques du cinéma de l’entre‑deux‑guerres et de l’atmosphère de censure et de retenue pendant la guerre d’Algérie : on s’attardera désormais sur l’article de L. Véray, qui étudie des images qui « façonnent à bien des égards la perception que nous avons de certains évènements46 » et font l’objet de « réemplois » dans des films de montage mêlant la démarche documentaire, la réutilisation plastique de l’archive et une mise en fiction partielle. Considérant les manières de filmer et de mont(r)er pendant la Première Guerre mondiale, l’auteur ne se contente pas de rappeler les « manipulations47 » d’hier : il pense également à celles d’aujourd’hui. Pendant la guerre, les vues d’actualités, qui étaient les images longues et contemplatives de moments saisis avant ou après la violence des combats, se compliquent peu à peu d’une volonté de totalisation historique et parfois d’une trame narrative. Tout en sacralisant les images-témoins, montrées pour rappeler les souffrances endurées, les années 1920‑1930 s’interrogent sur le montage de toutes ces images stockées et potentiellement réutilisables. Les docu-fictions des années 2000 héritent de ces problématiques, non sans risquer de gommer l’identité de l’archive conservée par les raccords du film d’histoire. Or, la réalité du filmage de 1914‑1918 est que « tout n’a pas été filmé48 » : l’image d’archive est mobilisée pour sa force de crédibilité, et l’on comble les manques significatifs. S’inscrivant explicitement dans la suite des travaux de Michel de Certeau, pour s’en distinguer cependant par son objet d’étude et la démarche critique qui lui est propre, L. Véray constate avec François Jost à quel point la télé-réalité peut déteindre sur des réalisations d’un tout autre type, en l’occurrence qui se veulent historiques, mais oublient que l’image ne fait pas preuve : « imprégnée de ce qu’elle montre, elle n’en est aucunement la reproduction exacte49 ». Peu de reproductions de ces vues d’actualité sont présentes dans les pages de l’article, sinon une plaque stéréoscopique50 montrant les risques pris par un caméraman et son assistant dans une tranchée. Le redoublement de l’image qui, au prix d’un léger décalage, permet de créer une impression de fort relief, suscite un fort effet d’étrangeté : ces hommes qui risquent leur vie pour des images sont les morts en sursis de la photo que nous voyons. Plutôt qu’inventer des jointures menteuses, L. Véray préfère sonder le matériau présent, riche de ce qu’il est et de ce qu’il n’est pas. Comme le disait Hollis Frampton, « l’histoire du cinéma est constituée de chacun des films qui ont été faits, quel qu’en en ait été le but51 » : c’est bien le juste objectif d’une revue d’histoire du cinéma que de resituer précisément et de revoir rigoureusement les images d’un passé qui fut un présent à jamais inaccessible aujourd’hui.
Études d’ateliers
16Comme on a pu le constater, 1895 permet d’entrer dans le monde des professionnels, artistes et techniciens du cinéma ancien. L’humour même de Méliès, dans sa lettre de 1937, contribue à compléter notre connaissance d’un artiste volontiers fantasque lorsqu’il joue les diables à l’écran, à le rendre plus « vivant » également. L’atelier du cinéma connaît plusieurs étapes, de l’intention et de la rédaction à la restauration du film fini et parfois défait. Dans son numéro suivant, le 65, la revue interroge les métiers du cinéma en France avant 1945, des acteurs aux décorateurs, des opérateurs aux monteurs, sans oublier le rôle des femmes et des exilés. S. Denis décrit avec précision « la lente émergence d’un métier »52, celui de monteur quand d’autres contributeurs aident aussi à mieux voir la tâche de tous ceux qui font le spectacle : scénaristes, décorateurs, ingénieurs du son, musiciens, et bien sûr acteurs. La dimension collective de la plupart des films non expérimentaux se trouve idéalement incarnée par ce recueil d’articles spécialisés qui recensent les multiples habiletés concourant à un art composite, technique et industriel.
17Un riche DVD complète de façon très concrète les études proposées et comporte notamment des courts métrages ou extraits de plus longs qui sont autant de filmages des ouvriers au travail. Que le cinéma soit une « usine à rêves », soit : voici dès lors les coulisses qui montrent ce travail, éventuellement à la chaîne, qui permet ensuite d’offrir un loisir payant. Ces images-là trouvent même des échos dans des cartes postales rares, des photos documentaires prises « en interne » ou dans la presse relayant dans une perspective publicitaire ou critique les débuts des « écoles » de cinéma.
Échos des publics d’hier : critiques & spectateurs
18Un autre des mérites de 1895 consiste à esquisser de loin en loin une histoire de la réception des films, une « analyse des effets produits par l’œuvre d’art53 », notamment au niveau des chroniqueurs et critiques. L’histoire esthétique passe aussi par l’histoire des écrits portant sur les films et celle des « spectateurs-observateurs successifs54 », pour paraphraser Jauss. Le numéro 64 ne s’intéresse pas seulement aux discours volontaristes d’un Lucien Descaves soucieux d’« amuser, éduquer, émanciper et initier55 » le public par le cinéma, il va rechercher les « échos56 » d’une projection dans la presse engagée de l’époque. Le 24 janvier 1914, apprend-on, la salle était comble pour la première de ce film qu’on dira par euphémisme peu connu, Les Misères de l’Aiguille, ce qui reflète un certain climat social et la capacité de mobiliser des spectateurs qui sont aussi et d’abord des travailleurs.
19Deux critiques font l’objet d’un article : Alain Carou rend hommage à Philippe Esnault57, tandis que François Albera approfondit notre connaissance du « Godard critique58 ». Alors même qu’il ne verra pas publié son essai sur Antoine (travail entamé dès 1958), Esnault est ici situé par rapport à Sadoul ou Lacassin, autres plumes majeures d’un certain encyclopédisme cinéphile et redécouvreurs d’auteurs oubliés. Plus « libertaire59 » que les deux autres, Esnault était un « homme de l’oral60 » qui réalisa nombre d’archives, ne se contentant pas de les arpenter. L’article s’achève sur un rêve d’amateur et d’historien : des « archives impossibles61 », traces de projets « plus qu’hypothétiques » d’Antoine réalisateur. L’imagination ferait donc aussi partie de l’écriture de l’histoire...
20L’idée ne déplairait pas forcément à un auteur d’entretiens fictifs avec des réalisateurs, soit Hans Lucas, alias Jean‑Luc Godard. Dans la Gazette du cinéma, le futur cinéaste trouva l’inspiration : un texte de Valéry sur le regard créateur du spectateur, dans une mise en page frôlant le collage62, ou un papier de Rivette déjà préoccupé d’une morale du cinéma. Ses notes sur des films des années 1940 témoignent de ce qui se voyait en salle ou à la cinémathèque fin 1950, c’est-à-dire de cet afflux de films étrangers au sortir de la guerre, mais aussi de quantité de redécouvertes rendues possibles par une époque plus réceptive et peut-être plus historienne car marquée par les temps récents de destruction d’une ampleur inédite. Elles annoncent aussi nombre de tendances esthétiques profondes chez l’auteur des Histoires du cinéma63 : la figure de Rossellini emblématique d’une certaine modernité, des rapprochements esthétiques aussi fulgurants que subjectifs (Preston Sturges et Watteau, Siodmak et Dostoïevski), des formules brillantes, étonnantes et volontiers provocatrices. Ces textes de 1950 renforcent l’impression d’une cohérence certaine dans les goûts et dans le style « des » Godard successifs. Leur relecture à la lumière des soixante années passées amène à observer un jeune homme « soucieux de son écriture64 », qui, on le sait, souhaitait être publié chez Gallimard. Du reste, les mots frappent plus que les images qu’ils pourraient susciter. On remarquera des signes du style à venir, de l’alliance de mots insolite (« un film cynique et tendre65 ») aux fréquentes allusions ou crypto‑citations (« les fleurs de la terreur66 ») en passant par la formule suggestive autant qu’hermétique (Siodmak est un « junker de la mise en scène67 »). Il reste alors un document qui complète utilement et authentiquement les premiers pas de Godard écrivain du cinéma.
21Un autre article restitue la polyphonie des débats d’un temps qui commençait à les aimer fort : le texte de Séverine Graff délivre une analyse précise du MIPE-TV de Lyon en 1963, qui concernait le cinéma-vérité, ses tendances, sa terminologie et sa cohérence possible en tant que mouvement. Les caméras s’allègent et s’ingèrent de plus en plus dans une société que l’on sonde à hauteur d’homme et par ses voix enregistrées en son direct dans la rue : ici, l’on pensera peut-être d’abord aux films de Rouch, Ruspoli (Regard sur la folie, 1960) ou même Marker (Le Joli Mai, 1963). De nouvelles problématiques, communicationnelles, techniques et éthiques, s’imposent à ces cinéastes qui arpentent l’espace urbain et quotidien tout en voulant pousser de plus en plus de portes aussi solidement fermées, politiques ou sociologiques. Les nombreux documents reproduits rendent plus concrètes encore ces journées importantes de discussion et d’exposés parfois très pointus lorsqu’il s’agit du maniement ou du fonctionnement des caméras nouvelles. Il faut voir à ce sujet une photo d’un historien du cinéma bien connu, Sadoul, regardant attentivement une démonstration, ainsi que les notes prises au même moment, pour se figurer avec plus d’exactitude l’atmosphère même de ce colloque. L’article, par un récit commenté des journées, permet au lecteur de mettre en perspective et en confrontation les articles et ouvrages monographiques rédigés par une plume unique (Fulchignoni, Sadoul, Marcorelles, Allombert). Plus originale, la voix de techniciens comme André Coutant avoisine celle de créateurs d’envergure comme Ivens, Rouch, Leacock ou Ruspoli. Quelques plans de Chronique d’un été (Rouch-Morin, 1961), montrant dans le cadre la foule parisienne et les cinéastes eux-mêmes, rappellent efficacement l’impact visuel et les enjeux sociologiques que soulevait ce film novateur. La question même de la légèreté du matériel n’est pas sans résonnance aujourd’hui68, alors que le numérique a peut-être davantage permis d’accéder à l’image idéale et programmatique de la « caméra-stylo » célèbre d’Alexandre Astruc.
« Sauve & protège69 » : des arches aux images
22La revue d’histoire du cinéma ne se résume pas au défilé de rescapés : elle incarne plutôt l’espace d’une nouvelle vie pour des œuvres et traces d’œuvres dans le déluge de ce qui passe sans rester. Angelopoulos, cinéaste de la nostalgie et de la mélancolie70, se souvenait dans un court texte offert à Positif de « courts moments privilégiés [...] plans coupés du corps des films auxquels ils appartiennent71 » qui constituaient pour lui « le film qui [l]e touche encore72 ». Autant d’images fugitives, mais vivaces dans la mémoire, c’est-à-dire capables de re-susciter le film absent. C’est aussi ce que l’on ressent, quoique plus tragiquement, devant les photos d’un film perdu, comme Les Quatre diables de Murnau (Four devils, 1927) : un film a été possible, a même été tout court, et n’est plus là qu’à l’état de traces.
23D’une manière moins immédiatement émotionnelle, 1895 recueille et rassemble des constellations d’images très particulières qui fonctionnent ensemble, destinées à l’historien du cinéma, mais aussi à tout cinéphile. Ce sont les notes festivalières excitant un désir scopique de découverte, les photogrammes suggestifs et lourds de ce qui les encadre, ou encore les mots pour dire les films perdus, supposés ou abîmés par le temps — tous ceux en fait que l’on ne désespère jamais tout à fait de retrouver. Absentes, survivantes ou revenantes, ce sont toutes ces images qui peuplent l’arche extensible qui a commencé à se remplir aux alentours de 1895, au gré des réalisations, des recherches et des (re)trouvailles.
24Pour cela aussi, « l’historien n’ose rien choisir ni ignorer, car s’il le fait, le trésor risque de lui échapper73 », considérant tout ce qui reste. Le « méta-historien74 », quant à lui, passe à l’acte et remonte par exemple un métrage retrouvé (found footage) : prenant plus matériellement et charnellement possession de choses déjà filmées, il sait et il sent, tel le collectionneur de Benjamin, qu’il « habite en elles75 ». Et alors, à chacun son arche.