Entre décadence & modernité : le livre fin-de-siècle
1Alors qu’on ne cesse de nous annoncer la disparition prochaine du livre imprimé au profit du livre numérique, Évanghélia Stead nous invite à découvrir le livre de création de la fin‑de‑siècle européenne comme moyen d’expression artistique majeur d’une génération d’écrivains et d’artistes. Coincé entre le livre romantique et les explorations des avant‑gardes au xxe siècle, il provoque surprise et admiration tant il témoigne de la passion et de l’invention d’une époque. La Chair du livre participe lui‑même d’une architecture complexe, digne de son objet : réparti en cinq parties qui coiffent à leur tour quinze chapitres, il se veut avant tout « une proposition d’exploration à partir d’un échantillon d’exemples diversifiés » (p. 469) qui nous invite à suivre un parcours sinueux et surprenant et nous mène de la bibliothèque Art Nouveau de François‑Rupert Carabin au livre‑éventail du poète symboliste belge Max Elskamp.
Livre-corps
2L’enjeu de l’étude est toutefois bien plus large que celui de la découverte de quelques exceptionnelles réussites bibliophiliques où serait célébrée une nouvelle alliance entre l’image et le texte. Les cas étudiés nous montrent que nous assistons dans certaines œuvres à une insoumission de l’image, tant celle‑ci se charge de dire davantage que le texte et à concurrencer son message. Dans cette mise en avance de la ligne aux dépens de la lettre, l’image a souvent le dernier mot, constate É. Stead qui voit dans cet ordre graphique qui envahit l’ordre sémantique « le propre d’une esthétique fin‑de‑siècle » (p. 343). Pour ceci que la Décadence, qui « perçoit la langue comme un corps à violenter ou à violer » (p. 85), étant d’abord ce syndrome littéraire qui voulut somatiser le verbe, le « livre‑corps revient à doter ce syndrome d’un mode d’emploi » (p. 256). D’où l’intérêt d’une exploration en profondeur de cette charnière chronologique qui tombe entre deux siècles : le lecteur apprend à lire les images admirablement juxtaposées aux textes — et que cet ouvrage permet d’appréhender dans de bonnes conditions grâce à la qualité de la mise en page et à celle des nombreuses reproductions — et s’aperçoit que ce ne sont pas les seuls textes qui font sens.
3La deuxième partie, consacrée aux relations entre le livre et l’œuvre d’artistes particuliers comme Redon, Mossa, Beardsley ou Behmer nous montre que le livre fin‑de‑siècle a ouvert la voie au livre de peintres et offert de nouvelles perspectives à l’art. Les planches de Redon inspirent en effet les prosateurs et poètes belges contemporains à tel point que la transposition est devenue le fait de l’écrivain et non de l’artiste, dès lors que l’écrivain articule son propre texte autour des planches de Redon qui suscitent le rêve et l’inconscient. Le cas de Beardsley, dans son rapport à la Salomé de Wilde, est encore plus parlant : ses dessins ne sont ni parodiques, ni « illustratifs » de la pièce de Wilde et encore moins étrangers à son propos. En fait, ils contribuent à faire surgir les significations les plus les profondes de la célèbre pièce tout en installant entre le texte et les dessins une rivalité, une tension, voire « une stridence parallèle », pour citer l’heureuse formule d’É. Stead. Pour la traduction allemande de la Salomé de Wilde, Marcus Behmer noue un véritable dialogue avec son aîné tout en concevant un style graphique qui lui est propre. Ce bel exemple d’intericonicité figure côte à côte avec un remarquable cas de contamination entre le peintre Gustav‑Adolf Mossa et le poète Jean‑François Merlet qui passent, l’un comme l’autre, du crayon à la plume et vice versa. Ce triptyque de livres sur Salomé montre bien que la fille d’Hérodiade a poussé le livre et la toile fin‑de‑siècle « dans leurs derniers retranchements » (p. 188).
Livre-femme
4Aussi la troisième partie de l’ouvrage est‑elle consacrée au livre au féminin, et plus particulièrement à l’étude d’« un imaginaire charnel et sexué » dans la perspective du siècle finissant (p. 283). Cléopâtre y détrône Salomé, qui préside certes à une série de livres morcelés, faits de textes et d’images, alors que la reine d’Égypte, « véritable captive du signe », devient la figure idéale de cette fin‑de‑siècle comme reine des vignettes et des lettrines hybrides. Plus généralement se demande l’auteur, pourquoi la lecture est‑elle femme ? Car la fin‑de‑siècle ratifie le rapport spéculaire entre la femme, la lecture et le livre. « Plus encore, elle promeut l’association entre le cabinet de lecture et la chambre, le volume et le lit, comme si l’un conduisait à l’autre » (p. 237). Elle couche même littéralement la femme dans les pages du livre et l’y couche de préférence nue, la lectrice s’abîmant littéralement dans la lecture d’un livre « au point de s’incarner parfois en lui, ou même fusionne avec lui » (p. 246). Le livre est d’abord femme, livre‑corps que l’amateur de beaux livres et de belles reliures cherche avant tout non pas tellement à lire, mais à toucher, à sentir, à vivre avec… Mais lorsque Félicien Rops évoque, dans ses planches, le regard comme un substitut métonymique du toucher, il les charge d’une telle violence érotique qu’É. Stead, dans une note infrapaginale, se dit contrainte d’en soustraire quelques‑unes à notre regard « pour ne pas donner à penser que les études sur l’imaginaire charnel de la langue et du livre sont un prétexte pour proposer de quoi se rincer l’œil » (p. 269 note 1).
De sang & d’encre
5La quatrième partie aborde des aspects de l’imaginaire décadent moins chauds — mais non moins troublants : ceux liés à l’écriture, à ses signes, à ses figures et à la manière dont ils marquent le livre. Les Vies des douze Césars de Suétone et certains épisodes de la Rome impériale ont fasciné des auteurs comme Mendès et Hérédia, parce qu’ils établissent clairement le lien entre écriture et cruauté. L’important chapitre consacré à Marcel Schwob montre comment, pour l’auteur de Cœur double, la création naît du savoir et de l’érudition. Celle‑ci, témoigna en 1905 Francis de Miomandre, était « inconcevable ». « L’homme aux livres » qu’était sans nul doute Schwob reste une figure à interroger car elle contribue à élaborer une véritable vision textualiste du monde. S’y dessine en même temps une esthétique de la cruauté, une inspiration « amère et funèbre » et un imaginaire lié au crime dont les racines plongent « dans le rouge du sang » (p. 314).
6Deux chapitres sont consacrés à la rivalité du graphisme avec l’écrit, et aux figures de l’encre. Le premier est basé sur un corpus consacré au noir et blanc dans la fiction européenne entre 1860 et 1930 où on note, parmi bien d’autres, les noms de Carlo Dossi, de Rudyard Kipling et de Luigi Pirandello. On y découvre que l’écrivain est un dessinateur potentiel, car la matérialité de l’écriture supplante parfois son intelligibilité. De même, note l’auteur, la fascination de l’encre est bien présente chez une pléiade d’auteurs européens qui sert de corpus à ce dernier chapitre de la quatrième partie et dans lequel on trouve côte à côte, un conte de Hans Christian Andersen, un roman de René Bazin de 1888, un poème en prose d’Henri de Régnier et bien sûr la gazette mensuelle de Maurice Barrès, Les taches d’encre (1884‑1885). La menace de l’encre, en cette fin‑de‑siècle, rejoint et dépasse celle de l’image : l’encre est une forme plus indécise, « plus mobile et plus ondoyante », traduisant une esthétique plus radicale qui résiste aux réussites de la plume, à la calligraphie, à la page bien faite, en un mot au style « harmonieux et lumineux » (p. 399).
7La Chair du livre se clôt sur deux passionnants chapitres consacrés à l’objet‑fétiche de la fin‑de‑siècle : l’éventail. En effet, existe‑t‑il une forme qui résume mieux l’idée « que le livre est pli, et qu’il est vent » (p. 424) ? Mallarmé, qui affectionnait les vers de circonstance et les loisirs de la poste, ne manqua pas de marquer cette aile de son sceau, suggérant ainsi la parenté entre l’éventail et le livre. Véritable miroir de la Belle Époque, on peut dire que l’éventail a affolé la librairie fin‑de‑siècle grâce à une diversité d’inventions dont La Chair du livre nous offre plusieurs spécimens remarquables. Ainsi, deux recueils du poète symboliste belge Max Elskamp, L’Éventail japonais (1886) et L’Alphabet de Notre-Dame la Vierge (1901), unis par l’idée de livre‑éventail dont le premier ouvre la saison poétique d’Elskamp, et le second la ferme. Ce livre‑éventail « devient ici l’aile qui porte les mots et les images de la poésie, mais pliée sur elle-même, sur le blanc et le silence » (p. 461).
Un livre à entrées multiples
8La Chair du livre croise en fait trois domaines : l’histoire de l’imprimé en cette période de transition que constitue la fin‑de‑siècle ; la matérialité du livre abordé ici comme « objet global », produit de la collaboration entre l’auteur, le dessinateur ou le peintre, l’éditeur, l’imprimeur, le relieur et bien sûr le lecteur ; l’imaginaire fin‑de‑siècle reconstruit à partir des objets et de leur langage, en prenant simultanément en compte l’iconographie et les textes. Évanghélia Stead nous convie à considérer le livre fin‑de‑siècle comme un tout, objet parfois fascinant, mais presque toujours pluridimensionnel où s’instaure l’hybridation entre le texte et l’image, cette dernière accusant une nette tendance à envahir l’ordre sémantique. C’est en fait le point vif de cette étude qui parvient à relier les expériences fin‑de‑siècle dans le domaine du livre et de l’imprimé, — sans parler d’autres fétiches comme l’éventail, l’ex‑libris ou même le signet, la lettrine, le serre-livres — à celles tentées sur le langage et qui annoncent les modernités et les avant‑gardes du xxe siècle. Celles‑ci plongent souvent leurs racines dans le terreau fin‑de‑siècle : le surréalisme brasse nombre d’images et de textes de l’époque, tout en les revivifiant. Un photographe contemporain comme Paul Edwards se souvient, dans « Pamela » after Henry Peach Robinson (1997) autant de La Liseuse de roman (1853) d’Antoine Wiertz, de la Reading Girl de Théodore Roussel (1886-1887) que de la Pamela de Henry Peach Robinson (1882), auquel le titre de sa photographie renvoie. Les recherches sur le noir et blanc de la fin‑de‑siècle annoncent celles de Francis Picabia dans La Sainte Vierge (vers 1920) ou de Marcel Broodthaers dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard/Image (1967).
9Ces quinze études sont peut‑être, de l’avis même de leur auteur, quelque peu « idiosyncrasiques », mais la cohérence interne de l’ensemble ainsi constitué ne saurait être mise en doute. Chaque chapitre trouve sa place dans un projet de recherche dont les enjeux nous sont régulièrement rappelés à l’aide de brèves synthèses ou de textes de transition où peuvent s’élaborer la réflexion et s’énoncer les hypothèses. Ce livre, dans sa complexité et sans doute un peu à cause d’elle, fera date, car il s’efforce de relier la matérialité des objets examinés à un imaginaire et à une poétique dont l’étude nous montre non seulement la singularité, mais aussi la beauté et la recherche passionnée — souvent déçue d’ailleurs — du livre idéal.