À la croisée des savoirs
1S’il est des disciplines que l’histoire institutionnelle a souvent opposées, la linguistique et la philologie figurent en bonne part et ont souvent fait les frais de ce type de clivage. Or, l’ambition d’Isabelle Landy-Houillon dans ce recueil qui regroupe des publications échelonnées de 1984 à 2010, est précisément de les réunir, et cela au service d’une herméneutique générale du texte littéraire — en l’occurrence du texte littéraire de l’époque classique. Et si l’ensemble se veut d’abord « témoignage » d’un double parcours, parcours personnel mais aussi parcours au travers d’une époque épistémologiquement foisonnante et repensant sans cesse l’appréhension du fait de langue, il outrepasse largement ce but initial en retrouvant une démarche humaniste, en tant que tout doit contribuer à l’éclaircissement du sens.
2L’articulation générale du volume repose sur une tripartition (Philologie, Épistémologie, Épistolaire) qui, de prime abord, pourrait laisser penser à un éclatement disciplinaire et donner l’impression que sont mis sur le même plan des objets par ailleurs bien distincts. Or la lecture ne confirme pas cette attente a priori, et l’on constate que cette tripartition de principe correspond bien davantage à une illustration de la volonté de saisir son objet par tous les biais possibles et ce dans une démarche ordonnée, partant du fait de langue, le resituant dans son contexte et interrogeant enfin la textualité même des œuvres, ici principalement des œuvres épistolaires.
L’histoire dans la langue
3La période classique, dont les bornes sont régulièrement discutées1, n’échappe pas à l’arbitraire de toute périodisation, son homogénéité apparente l’emportant de fait — et non sans quelque légitimité — sur son hétérogénéité constitutive et cela de quelque point de vue qu’on l’envisage. En ce sens, le premier mérite de cet ouvrage est de s’attacher à rendre compte d’une langue non pas figée, mais en mouvement, d’une langue vivante en somme que des exigences singulières infléchissent d’une manière plus ou moins marquée. Et si cette perspective demeure principalement revendiquée dans la première section de l’ouvrage, au sous‑titre explicite (« Philologie : le matériau, description et changement »), nombre des contributions qui suivent témoignent encore de ces mouvements, aussi légers soient‑ils2.
4Ainsi sont par exemple recensées certaines des pratiques d’une Madame de Sévigné (« L’hétérogénéité du langage dans quelques lettres de Mme de Sévigné » ou encore « Mme de Sévigné : choix, mesure et démesure »), et c’est encore un corpus de littérature de voyage qui est observé pour l’examen de l’évolution d’un fait de langue bien particulier, celui des constructions détachées (« Les constructions détachées dans les textes du français préclassique »), lequel conduit à observer de subtiles variations d’emplois chez les différents auteurs, variations qui révèlent la singularité stylistique de chacun d’entre eux. Car, naturellement, l’appréhension philologique du texte inclut, ou plus exactement conduit à la saisie de certains stylèmes, que ceux‑ci soient spécifiques à une écriture (« L’ellipse, une figure de style chez Mme de Sévigné ») ou que, ce faisant, ils correspondent à un ensemble de faits qui réunissent certains auteurs à quelques décennies d’intervalle, comme Marot et La Fontaine, par exemple (« Autour d’un marqueur stylistique : le marotique »). C’est enfin en mesurant la pratique effective de la langue au prisme des préceptes des Remarqueurs que se révèlent encore les inflexions que lui fait subir l’usage (« Entre lexique et syntaxe : les interférences de la phrase et du pronom au xviie siècle »), toute langue ne changeant que dans la mesure où elle est effectivement pratiquée.
La langue dans son histoire
5Il est d’autres faits de langue qui, moins que refléter l’évolution de la langue elle‑même, instruisent sur l’évolution de la conception que l’on a pu se faire de celle‑ci. Et en effet, resituer une langue dans son histoire ne suppose pas seulement d’en observer les variations diverses. Cela nécessite encore, lorsque l’on s’attache à une époque marquée par les développements considérables du genre du commentaire grammatical et de la réflexion grammaticale en général3, de replacer ces variations dans le cadre des débats qu’elles ont pu provoquer. En effet, alors même que prévalait une conception résolument synchronique de la langue, essentiellement liée à la volonté de fixer une langue parfaite, sa nature changeante est partout repérée et commentée. De ce point de vue, la question de la néologie, nécessairement couplée à celle de l’archaïsme, offre le lieu d’un débat récurrent auquel Marivaux aurait ainsi donné une inflexion singulière, rompant avec les règles du Bon Usage telles que les avait définies Vaugelas un demi‑siècle plus tôt (« Marivaux “contemplateur des choses humaines”. Une écriture nouvelle pour un nouveau regard »). Et l’auteur de préciser aussitôt que la néologie chez Marivaux est moins affaire de vocable que de syntaxe, une syntaxe qui déplace de fait l’exigence de clarté jusqu’alors prédominante (par ailleurs analysée en rapport avec l’obscurité et le pictural dans « “Netteté” et “Ingéniosité” ou le clair-obscur en syntaxe »), vers les nécessités d’un sensualisme naissant. Mise en relation avec l’archaïsme (« Archaïsmes et néologie : une réconciliation des Anciens et des Modernes »), la néologie devient alors l’un des multiples reflets de l’opposition des Anciens et des Modernes.
6Autre point révélateur des réflexions sur la langue, et directement couplé à l’évolution de l’esthétique de la Renaissance au classicisme (comme l’était déjà l’évocation du marotique), la question de la richesse, évoquée dans le premier article de la première section (« Autour des synonymes : “copia et richesse de la langue française” (xvie‑xviiie siècle) »). D’une conception de l’abondance qui vise à enrichir quantitativement la langue se substitue une conception de la richesse qui vise à faire de la langue le reflet d’une pensée de plus en plus précise, la copia devenant alors capacité même de l’expression de celle‑ci.
7L’évolution de la réflexion grammaticale se perçoit encore dans le témoignage des grammaires bilingues (« Le langage et son double ou les échanges linguistiques entre la France et l’Angleterre. L’exemple de Claude Mauger (1653) ») et c’est enfin la théologie, comme argument d’autorité d’abord, comme lieu de déploiement de l’observation grammaticale encore, qui se trouve problématisée (« Grammaire et foi : les additions de 1683 à la Logique de Port-Royal »).
8L’on pourrait cependant noter que la notion d’épistémologie, telle qu’elle est ici convoquée, se rapproche davantage de ce que l’on nomme aujourd’hui l’histoire des idées linguistiques dans la mesure où elle vise avant tout à restituer le cadre historique dans lequel se situent les théories examinées (« Un grand seigneur remarqueur, Bussy juge de Bouhours » ; « Un jalon dans la tradition grammaticale de Féraud. L’abbé d’Olivet (1682‑1768) »), autant que les principes qui régissent la pratique des grammairiens et des Remarqueurs (« Usage et raison aux siècles classiques », « La tradition des Remarques dans le Supplément au Dictionnaire Critique de Féraud »). On voit dès lors se placer au centre de la réflexion grammaticale classique la notion d’usage, ici mise en débat à partir du corpus épistolaire.
Une herméneutique au service de la lettre
9La troisième partie, consacrée à l’épistolaire, semble d’abord un peu en marge des préoccupations soulevées par le titre de l’ouvrage sinon que le corpus retenu s’inscrit bien dans la période évoquée par le sous‑titre. Pour autant, l’enjeu des deux premières parties demeurait, rappelons‑le, de mettre en place les fondements d’une herméneutique au service du texte littéraire.
10Il n’est évidemment pas anodin, dans cette perspective, que de section en section, quelques articles se fassent écho par leur objet propre, comme ceux qui sont consacrés aux différentes formes des relations (épistolaires ou non) entre Marie l’Incarnation et Claude Martin, son fils (« L’émergence du “je” dans les écritures croisées de Marie l’Incarnation et de son fils Claude Martin » et « “Au bruit de tous les infinis”. La correspondance de Marie Guyart de l’Incarnation et de son fils Claude Martin »). Au premier de ces deux articles, qui interroge le microphénomène que constitue la référence du je au service d’une interprétation des intentions communicatives générale, répond une appréhension de la construction de l’autre dans la pratique solitaire qu’est celle du je épistolaire (voir encore « L’hétérogénéité du langage dans quelques lettres de Mme de Sévigné », également consacré à la présence de l’autre dans l’écrit singulier, mais cette fois appréhendée par les traces de son discours).
11Mais, de fait, c’est surtout le genre de l’épistolaire qui constitue l’axe fédérateur autour duquel gravitent bon nombre des contributions réunies dans ce volume, genre appréhendé dans sa pratique, bien sûr, mais tout autant par les conceptions que l’on s’en faisait à l’époque que par l’éclairage de disciplines qui nous sont plus contemporaines (stylistique, narratologie, etc.). Surtout, un tel corpus saisi la langue écrite, mais dans sa pratique quotidienne, dans son usage, langue dont les liens à la conversation sont précisément mis en cause pour en montrer le statut ambigu (« Lettre et oralité »). En outre, le corpus redouble la notion d’usage en s’attachant majoritairement à l’épistolière féminine, dont a été précisé le rôle dans la fixation de cette notion même (« Usage et raison aux siècles classiques »). De ce fait, la correspondance de Mme de Sévigné constitue le corpus principal auquel s’attache I. Landy‑Houillon, que celui-ci soit étudié per se (« Mme de Sévigné : “dire en chantant” » ; « Réflexion et art de plaire. Quelques modalités de fonctionnement dans les Lettres de Mme de Sévigné »), ou qu’il serve de point de comparaison avec d’autres pratiques (« Les lettres de Mme de Graffigny : entre Mme de Sévigné et Zilia »). Dès lors, les notions interrogées outrepassent le seul domaine de l’épistolaire pour le mettre en relation avec certains aspects plus généraux de l’époque, qu’il s’agisse de la nostalgie (« Épistolaire et nostalgie au xviie siècle ») ou d’une caractérisation particulière de l’image du féminin (« Le féminin vu par les hommes. L’exemple des Treize lettres amoureuses de Boursault »).
12Un dernier article, enfin, présenté en toute fin d’ouvrage (« Histoire de la langue et refus de l’histoire chez Paul Valéry. En guise de conclusion »), vient offrir un prolongement aux considérations précédentes en montrant que chez Valéry, connu pour ses positions contre la pratique de la discipline historique, la présence de l’histoire dans la langue n’en est pas moins révélatrice d’une pratique littéraire singulière qui joue sans cesse des possibles de langue. Ce faisant, l’auteure confirme le bien-fondé d’une exégèse qui s’origine dans la philologie pour fonder ensuite une herméneutique du texte littéraire.
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13On l’aura donc vu, l’ouvrage proposé par Isabelle Landy‑Houillon autorise une double lecture. En premier lieu, il offre un aperçu kaléidoscopique de la langue classique, tant dans l’évolution qui la sous‑tend au long des deux siècles qui la bornent, que dans les enjeux épistémologiques et les débats grammaticaux qui s’y inscrivent et en commentent, sinon en règlent, l’usage. Et c’est au prisme de ce double éclairage que peut être appréhendé le corpus épistolaire qui fait l’objet de la troisième partie de l’ouvrage. Mais en second lieu, et conformément à la tripartition qui le structure, l’ouvrage se présente surtout comme la revendication d’une méthodologie ou, plus exactement peut‑être, d’une épistémologie prenant son départ à la linguistique et à l’histoire des idées sur le langage, pour fonder les interprétations littéraires d’un corpus particulier. Et si la méthode n’est pas neuve à proprement parler, elle a non seulement le mérite d’être rappelée, mais encore d’être illustrée à partir d’un corpus spécifique, particulièrement opportun au regard de la question centrale de l’usage à l’époque classique.
14Aussi, s’il fallait suggérer un prolongement à cet ouvrage, il consisterait sans doute en un développement de la notion même de philologie, en une prise en compte plus accrue des phénomènes de variations qui donnerait peut‑être plus de profondeur encore à la dimension philologique revendiquée au principe de l’ouvrage. En effet, le développement des textes qui coïncide avec l’époque classique offre bien des lieux d’observations de la langue en train de se faire, et si nombre de travaux ont exploré les réécritures de Rabelais ou d’Honoré d’Urfé4, il nous semble que bien des sources demeurent, moins observées à ce jour. Mais l’on conclura en soulignant que ce n’est pas le moindre mérite de ce recueil que de susciter, dans la démarche herméneutique qu’il revendique, de nouveaux travaux qui permettront de saisir avec plus de précision encore la langue du siècle classique et son évolution interne.