Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Mars-Avril 2013 (volume 14, numéro 3)
titre article
Laura Naudeix

Intelligence de l’enchantement

Les Scènes de l'enchantement. Arts du spectacle, théâtralité et conte merveilleux (XVIIe-XIXe siècles), sous la direction de Martial Poirson & Jean-François Perrin, Paris : Desjonquères, coll. « L’Esprit des lettres », 2011, 416 p., EAN 9782843211317.

1Le volume proposé par Martial Poirson et Jean‑François Perrin contient les actes d’un colloque tenu en octobre 2009, qui faisait suite à un premier colloque : Le Conte en ses paroles. La figuration de l'oralité dans le conte merveilleux du Classicisme aux Lumières1 déjà consacré au conte littéraire des xviie et xviiie siècles. La préface (M. Poirson, « Les affinités électives du merveilleux et de la scène théâtrale française (xviiexixe siècles) », p. 9‑56) oriente cette fois la lecture vers l’ensemble des problématiques touchant à la mise en scène du sujet merveilleux sur la scène durant la période moderne, cinéma compris (la contribution de Guy Spielmann étant même consacrée à Georges Méliès, voir plus bas), mais l’essentiel des contributions porte sur le xviiie siècle, considéré comme pivot d’une réflexion sur l’illusion. En effet, si les auteurs touchent à des œuvres et des thèmes déployés sur près de quatre siècles, surtout M. Poirson qui traque les adaptations d’un conte de Perrault jusqu’en 2009 (« Le conte merveilleux, ouvroir de littérature dramatique potentielle : transpositions théâtrales du Petit Poucet », p. 133‑174), l’essentiel des sujets traités se situe à cette période charnière des xviie et xviiie siècles où, sur un fond rationaliste et « philosophique » évoqué à plusieurs reprises (notamment par Béatrice Didier, « Rameau ou le rationalisme enchanté. Magie et raison dans les opéras de Rameau », p. 291‑301, consacré au Zoroastre), l’opéra et le conte fonctionnent, à partir des données différentes du fabuleux que sont la mythologie et la féerie, comme des lieux d’échange entre une poétique officielle, calée sur la norme littéraire, et les espaces de plaisir et de jeu ouverts à la jouissance de l’imagination et du spectaculaire. Benjamin Pintiaux (« Le conte, un opéra imaginaire », p. 71‑89) y reconnaît une parenté, celle de genres « modernes », suscitant « une ambiguïté fondamentale et une pluralité des réceptions possibles », et participent d’une même entreprise subversive » (p. 83). Afin d’en explorer les modalités, le plan adopté  par le livre dégage trois axes : l’adaptation des contes à la scène et leur illustration, la poétique du merveilleux, la fabrication technique de l’illusion visuelle.

2Il rejoint une bibliographie déjà très riche — la préface et certaines communications soulignant à juste titre l’apport considérable de la revue Féerie2,  ainsi que l’imposant chantier de la publication de l’ensemble des contes et textes corrélés du xviiie siècle, mené sous la direction de Nadine Jasmin, sous le titre « Bibliothèque des Génies et des Fées », en cours d’achèvement chez Honoré Champion. Il se place dans la lignée d’ouvrages synthétiques majeurs sur la relation entre théâtre et enchantement féerique : Catherine Kintzler, Poétique de l’opéra français, de Corneille à Rousseau3, Aurélia Gaillard, Fables, mythes, contes : l’esthétique de la fable et du fabuleux (1660‑17244), et Noémie Courtès, L’Écriture de l’enchantement. Magie et magiciens dans la littérature française du xviie siècle5, qui contribuent toutes deux au volume, enfin Roxane Martin, La Féerie romantique sur les scènes parisiennes, 1791-1864, et Hélène Laplace-Claverie, Modernes féeries. Le Théâtre français du xxe siècle, entre enchantement et réenchantement6, ainsi qu’un autre volume collectif déjà dirigé par M. Poirson : Perrault en scène : transpositions théâtrales de contes merveilleux (1697‑18007). Dans un contexte aussi actif on peut alors regretter que la préface n’expose pas plus précisément la spécificité du projet critique, mais il est vrai que la masse considérable des œuvres non encore étudiées rend justement excitant le projet même de s’y intéresser, nous allons y revenir.

3On peut aussi constater que la notion de « scène » y est envisagée au sens propre mais aussi au sens métaphorique : syllepse qui brouille les limites de l’objet. Ainsi, la scène est aussi la page illustrée — on sait les précautions méthodologiques qui doivent encadrer le rapprochement d’une image destinée à un livre ou un tableau et relevant de ses propres codifications picturales, avec la scène contemporaine —, le terme de théâtralité désignant une mise en valeur quasiment publicitaire des séductions expressives du récit (cf. Catherine Ramond, « Les illustrations des Contes de Perrault de 1697 à 1785 : vers une “lecture-spectacle” du conte », p. 103‑117). Ailleurs, la scène se fait métaphore de la mise en œuvre du récit (chez J.‑Fr. Perrin, voir plus bas), ou encore l’on observe un renversement entre conte et théâtre, certaines communications étudiant les transpositions du conte à la scène (M. Poirson déjà cité, Raymonde Robert, « L’invasion de la scène par la féerie au xviiie siècle. Les avatars d’un conte : de Chaucer à Voltaire, de Voltaire à Favart et Voisenon », p. 59‑70 ; et Aurélie Zygel-Basso, « Un Barbe bleue troubadour. Voir et entendre le drame féerique chez Marillier, Sedaine et Grétry (1785‑1789) », p. 242‑259), d’autres le conte comme théâtre. De même, l’intéressante étude de Marianne Bouchardon (« Le décor de mélodrame et l’esthétique du sublime : l’“horreur délicieuse” comme école du spectateur », p. 364‑376) ne semble‑t‑elle pas tout à fait à sa place ici, faute de mise en relation explicite des notions d’enchantement et de sublime. On le regrette d’autant plus que le sublime pourrait justement apparaître comme une réponse au doute ludique que cultive le conte de fée par une sorte de raptus du spectateur. De fait, la terreur s’y substitue au plaisir (p. 369). Enfin, la tragédie Sémiramis de Voltaire étudiée par Damien Chardonnet (« Sémiramis ou le retour délicat du merveilleux spectaculaire sur la scène institutionnelle de la Comédie Française en 1748 », p. 350‑363) n’a pas vocation à enchanter, mais tente de donner une forme tangible à tout (oracles, fantômes…) ce que ses prédécesseurs confiaient jusque‑là prudemment à l’hypotypose : merveilleux devient ici synonyme d’effet spectaculaire réalisé.

4Ces flottements terminologiques repérés, on peut apprécier l’apport de ce volume à une question passionnante, qui touche à la poétique du spectacle dans un de ses aspects aujourd’hui les plus étudiés, mettant en jeu des catégories qui tendaient à échapper à l’historiographie littéraire traditionnelle : comment évaluer la part du plaisir pur, du goût d’enfance que renferme le conte et la dimension critique que revêtent ces paramètres dans la réception de tout discours ou de toute œuvre spectaculaire ? Cette hypothèse élargit la notion de féerie vers la crédulité vis‑à‑vis de toutes les techniques illusionnistes théâtrales. Le livre se présente donc au croisement de deux types de réflexion, pragmatique et théorique : d’un côté l’histoire du spectacle et de la mise en scène du merveilleux, de l’autre, une approche méta-poétique de la notion d’enchantement et de la question de la croyance, intégrée ou pas à la fiction comme projection possible du l’attitude du destinataire de l’œuvre. Ces deux idées convergeant vers la question de l’efficacité du spectacle et de l’illusion scénique, et de la nature des émotions recherchées par les poètes, et ressenties par le spectateur, l’auditeur ou le lecteur. À ce titre, l’ensemble du volume est une intéressante contribution à l’histoire de la réception de l’œuvre d’art à une époque où les critères de son appréciation se déplacent justement de l’artiste vers son public.

Une poétique expérimentale

5Rejoignant le présupposé du collectif Le Conte merveilleux au xviiie siècle, une poétique expérimentale, dirigé par J.‑Fr. Perrin et Régine Jomand-Baudry8, le volume trace les contours d’une sorte d’infra‑poétique ou une poétique en actes. Ce constat repose sur la qualité expérimentale de la forme même du conte littéraire, et sur les conditions de production des spectacles enchanteurs : dans les deux cas, l’effet recherché ou rencontré prévaut sur la mise en œuvre calculée d’une norme poétique préexistante. Cette idée prépare au déplacement de l’appréciation de l’œuvre nécessairement dégagé des critères « objectifs » de la poétique classique.

6Par ailleurs, le spectacle féerique ne relève pas de la littérature, mais obéit à des projets commerciaux : les producteurs du spectacle, eux‑mêmes attentifs à des paramètres bien concrets comme l’actualité (ainsi Isabelle Martin, dans « Du conte de fées aux limites du merveilleux et de l’étrangeté sur la scène foraine : monstres et êtres hybrides », p. 195‑205, rapproche les spectacles forains des exhibitions d’animaux contemporaines), la disponibilité de certains artistes et les outils techniques voire les secrets de leurs machinistes, décident de la forme de l’œuvre bien plus que le poète. Angela Braito (« Merveilleux scénique, enchantement et plaisir théâtral dans les pantomimes de La Belle au bois dormant de la seconde moitié du xviiie siècle (1700‑1783) », p. 175‑194) étudie ainsi l’intense activité d’Audinot et Arnould qui parviennent à maintenir leur adaptation du conte de Perrault plus de onze ans à l’affiche, dans un contexte de forte concurrence.

7 On vérifie alors la sagesse de l’abbé d’Aubignac (La Pratique du théâtre, 16579) qui, à l’instar de Pierre Corneille, a réfléchi dès l’apparition des possibilités spectaculaires offertes par les machinistes italiens à la rivalité explicite entre les instances du texte et de la technique pour le contrôle de la scène : le poète doit et peut essayer d’encadrer au maximum le déploiement de ces éléments mais, d’une part, il s’expose constamment à l’échec du spectacle (ce que montrent la communication de Damien Chardonnet, qui conte les démêlés de Voltaire avec la Comédie Française pour parvenir à une représentation convaincante, ainsi que les deux communications consacrées aux parodies d’opéra, voir plus bas), d’autre part il ne peut réellement en contenir l’impact au moment de la représentation. De même, comme le montre Angela Braito, de la pantomime qui fait le succès de la Belle au bois dormant, en laissant « une belle marge de manœuvre à l’imagination » (p. 192). Aussi, les spectacles féeriques excèdent-ils les limites de l’étude de leurs textes, sauf à les penser comme les livrets‑programmes d’une performance à la réussite et à l’impact dont la page ne porte qu’une faible trace.

Lucidité/ludicité

8Du côté du récit, J.‑Fr. Perrin se penche sur quelques contes mettant en œuvre « la fabrication des prestiges comme instrument d’emprise » (« Les machines de l’illusion au miroir du conte oriental chez Gueulette (Les Sultanes du Guzarate) et Galland (Histoire du dormeur éveillé) », p. 118‑132). Le théâtre devient ici « théâtre du pouvoir » et « s’insinue dans le théâtre mental de tout individu, consentant ou non » (p. 126). Le personnage merveilleux est un charlatan dont la mise en jeu permet de révéler les mécanismes de tromperie inhérents au genre narratif lui-même (mise en abyme qu’il rapproche de La Devineresse de Thomas Corneille) ou encore, le dialogisme de la narration permet de laisser fuser le doute sur la valeur du merveilleux évoqué. Il rapproche le conte du libertinage : induisant une forme de scepticisme à l’égard du monde fictionnel, mais aussi à l’égard des dispositifs d’adhésion à tout discours d’autorité, voire à toute autorité. Par là, le volume rejoint et complète les analyses de Jean‑Paul Sermain, qui accorde une place majeure au conte dans son ouvrage Métafictions (1670‑1730), La réflexivité dans la littérature d’imagination10. A. Gaillard (« Le conte et ses machines : pour une esthétique de l’effet merveilleux », p. 90‑102) conclut précisément que « la poétique du conte est définitivement celle du second degré » (p. 100).

9La question se pose différemment dans le cas du théâtre : la question de la qualité de la réalisation scénique y est en effet centrale, et on sait que la poétique classique s’est élaborée très exactement à partir des limites techniques de la scène et de la convention11. Choisir le sujet merveilleux c’est, pour les dramaturges, affronter franchement les écueils scéniques, et ainsi rencontrer accidentellement les limites de l’adhésion du public à la représentation. Reprenant l’exemple des Songes des hommes éveillés de Brosse évoqué également par Perrin, Gaël Le Chevalier (« “J’ai pitié de l’erreur qui l’abuse” : l’enchantement retrouvé dans le théâtre du xviie siècle », p. 209‑221) rappelle utilement que la question est à l’œuvre dès le xviie siècle : l’illusion, souvent envisagée dans son aspect poétique est ici étudiée sous son angle concret d’outil d’adhésion au spectacle (et rejoint notamment le maniement pragmatique qu’en peut faire un dramaturge comme Corneille : ce n’est pas un hasard si l’étude s’appuie sur une pièce de son disciple Claude Boyer, Les Amours de Jupiter et Sémélé, 1666). Le théâtre devance ici la dimension méta-narrative du conte féerique, qui aime à plonger un des personnages dans l’erreur comme projection complexe du destinataire, pris et dégagé de l’illusion, entendue au sens de leurre : « mise en abyme d’un consentement nécessaire à l’illusion, à l’enchantement, qui signale le spectateur comme l’enchanté volontaire du spectacle théâtral » (p. 216).

10Cette réversibilité de la croyance est un des principes de plaisir, un des lieux du « jeu », entendu au sens de marge de manœuvre du côté du conteur/poète, mais aussi de principe ludique du côté du récepteur. Le rire moqueur et le plaisir railleur sont les lieux du contentement lucide que proposent alors ces œuvres : la parodie et le jeu sont le revers de l’adhésion absolue et de l’illusionnisme. Les travaux de l’équipe de l’université de Nantes dirigée par Françoise Rubellin sur la parodie d’opéra au xviiie siècle12, ici représentés par les communications de Pauline Beaucé (« L’envers parodique du magicien d’opéra au xviiie siècle », p. 302‑315) et Isabelle Ligier-Degauque (« Dans les secrets de fabrication de l’enchantement à l’opéra : réécritures parodiques des voleries  et autres déplacements spectaculaires », p. 335‑349) ont contribué à montrer les propres artifices de ces dramaturges parasites que sont les parodistes, qui soulignent avec une mauvaise foi euphorique autant les dysfonctionnements du spectacle illusionniste que les dangers d’y succomber faute de conscience critique. La parodie se rêve alors en « initiation ludique » (p. 347) aux mirages de l’opéra (valeur cruciale dès la fondation du genre par Quinault et Lully, cf. l’étude de Sabine Gruffat « Les dieux de machines dans Isis de Lully et Quinault : fonctions et significations », p. 260‑273) qui, comme le rappelle avec élégance Jean-Philippe Grosperrin (« “De tes enchantements vois l’inutile usage”. Pour une dramaturgie de l’échec dans la tragédie lyrique », p. 274‑290), relèvent autant de la fiction narrée que de la représentation elle‑même, dans une quête éperdue d’efficacité spéculaire et sensuelle — même si l’on regrettera marginalement qu’aucune des nombreuses études portant sur des œuvres lyriques de l’ouvrage ne s’arrête vraiment sur la puissance si troublante et littéralement enchanteresse de la musique…  La réussite de l’effet merveilleux suppose donc de manier l’état de conscience du public devant le spectacle : toujours au bord de ne pas croire, le public entre dans le jeu de la fascination/désillusion.

11De ce point de vue, la communication de Christelle Bahier-Porte consacrée à Marivaux (« “Je crois que votre merveilleux est à la fin de terme : Mémoire du conte et dispositifs de l’enchantement dans le théâtre de Marivaux », p. 222‑241), qui semble à la limite du thème et des formes envisagées dans le reste du volume est aussi bien parmi celles qui font le plus sens : Marivaux étant le dramaturge où la féerie semble utilisée la plus consciemment comme métaphore de l’illusion métaphysique de l’homme sur lui-même. Elle propose d’envisager le merveilleux à la fois dans son aspect tangible d’inspiration imaginaire et d’allégorie : le dramaturge invite le spectateur « à une mise en question de l’enchantement, entre admiration et critique » (p. 234), dispositif divertissant et d’autant plus efficace de « mise à distance » (p. 237). La connivence, qui repose sur le maniement de la « référence » évoquée par Benjamin Pintiaux (p. 81) est ici la « mémoire féerique du spectateur » (p. 233).

12Mais celle qui aime les contes et attend le prince charmant ne cesse-t-elle pas d’être une petite fille comme la Louison du Malade imaginaire (préface, p. 15), ou une malheureuse Psyché (via ses nombreuses adaptations, cf. B. Pintiaux, p. 79, Le Chevalier, p. 212‑213) ? Mais celui qui croit au spectacle, qui y adhère charmé et heureux, béat dans son aveuglement sincère, ne cesse-t-il donc jamais d’être un malheureux ignorant « qui presque toujours dans ces occasions s’imagin[e] que [ses] sens sont fascinés et que les Démons sont les principaux Acteurs de nos comédies » (d’Aubignac) ? N’y a‑t‑il donc aucun défenseur de la naïveté sous la plume de nos critiques lucides et désenchantés ?

13C’est qu’au‑delà de la croyance se profile une autre question, celle du jugement porté sur l’œuvre d’art, et la capacité à en apprécier la valeur, substituée à la capacité à goûter son projet enchanteur, sans en peser clairement les mérites techniques ou formels qui paraissent alors secondaires. Ce goût de « non-connaisseur » est le fruit du déplacement qui s’opère à la fin du xviie siècle vers le destinataire, et le partage du plaisir constitue alors la pierre de touche de l’appréciation esthétique. C’est ce qu’analyse A. Gaillard en montrant que « l’effet merveilleux » est bien la « jouissance », qui régule alors la notion même de merveilleux (p. 99) — attraction pulsionnelle avec laquelle le conte maintient en fait fermement ses distances.

Genres majeurs, genres mineurs

14Ce glissement de la croyance est en particulier à l’œuvre dans des formes dites « populaires », dont il convient bien sûr de manier avec prudence l’appartenance effective aux traditions comme le démontrait Marc Fumaroli. La préface souligne toutefois qu’il s’agit bien là de s’intéresser à « l’autre répertoire » (p. 19‑35), celui qui n’est pas l’apanage des scènes officielles (p. 21), mais surtout qui a pour but de séduire le plus grand nombre à partir du plaisir du spectacle, non gouverné par un texte soumis aux critères poétiques. La question de la circulation des motifs et des thèmes en fonction des différentes scènes apparaît à la lecture d’analyse portant sur des œuvres visant clairement des publics différents — avec des statuts génériques, des dignités différentes. L’étude choisit de s’intéresser à des formes qui s’adressent à un public situé justement à la limite de l’enfance, ignorant ou oublieux, féminin, comme si le public savant ou connaisseur devait aussi être pris sur ses marges, y compris de ses plaisirs mineurs. Ce n’est sans doute pas un hasard si on retrouve bon nombre d’auteurs de notre volume dans les actes du colloque dirigé par Christelle Bahier-Porte et Régine Jomand-Baudry : Écrire en mineur au xviiie siècle13.

15En dessinant une cartographie plus riche et plus nuancée des formes du divertissement, le volume témoigne du mouvement des études actuelles tant sur les genres littéraires que, surtout, spectaculaires. On assiste alors à une remise en cause des limites marquées entre les formes mineures et les genres majeurs qui avait effectivement lieu dans les pratiques du public de l’époque, mais aussi des artistes, des auteurs et des entrepreneurs de spectacles qui avaient compris la porosité des goûts — en désaccord souterrain avec les critères académiques de séparation et de hiérarchisation. Ainsi, au xviiie siècle, l’opéra comique faisait‑il fond sur la technique parodique qui ne pouvait fonctionner qu’à partir de la circulation des spectateurs entre les théâtres, et visait ainsi paradoxalement un public globalement d’élite. À l’autre extrémité du spectre, on assiste à la prise en compte des formes plus secrètes et sélectives du divertissement de cour, friand de merveilleux, de célébrations intimes tout à la fois fastueuses et gaies (Ioanna Galleron centre son étude des « Nuits de Sceaux » orchestrées pour la duchesse du Maine : « La dramaturgie du merveilleux intellectualisé à la Cour de Sceaux », p. 260‑273, sur la valeur encomiastique des métaphores de l’enchantement14).

16Au travers de nombre de textes, le volume contribue également très utilement à l’étude du genre du théâtre à machines, qui depuis les travaux pionniers de Christian Delmas et malgré les apports de Marie-Claude Wagner reste encore un peu sous-estimé dans le paysage théâtral français. Cette carence s’explique‑t‑elle encore par la dimension essentiellement textuelle de notre approche historiographique du théâtre ancien ? Ainsi, Noémie Courtès (« “Véritable Jupin de l’Olympe dramatique”, le machiniste aux xviie et xixe siècles », p. 377‑389) montre que le statut du machiniste tel qu’il apparaît dans les textes n’est jamais pleinement élevé, sauf passagèrement sous la plume de Théophile Gautier, à celui d’artiste à part entière. La dimension technique de l’enchantement scénique, et ses aléas matériels, semblent le vouer à une appréciation problématique.

17Enfin, la contribution de Guy Spielmann consacrée à l’adaptation par Georges Méliès de Cendrillon est placée à la clôture du volume, ce qui s’explique par la situation temporelle de son objet et aussi par la question formelle qu’il pose (« La féerie théâtrale (re)mise en scène dans l’œuvre cinématographique de “l’enchanteur” Méliès », p. 390‑407). Reliée ici au théâtre par le biais du conte, cette option esthétique encore très proche du divertissement forain qui l’a, le premier, accueillie, prend en effet à rebours l’identité particulière du cinéma comme enregistrement possible — et illusoire voire illusionniste — du réel, en quelque sorte l’envers de l’« option Lumière » (postérité rappelée dans la préface, p. 46). Envisageant une technique moderne comme une sorte de survivance des pratiques anciennes, cette analyse a le mérite de souligner in fine que le merveilleux suscite le vivant paradoxe d’une imitation/mimésis non de la réalité mais des limites du réel, son renversement, son redéploiement en dehors des lois de la nature.


***

18Le thème ici traité permet donc une véritable traversée des mondes — la salle et le plancher du théâtre, le récit et la scène, l’image et la page, sont autant de paysages évoqués par ce riche volume. On regrette l’absence d’un index et surtout d’une bibliographie générale, qui auraient contribué à en faire un véritable outil. Mais on pourrait dire que, dans son foisonnement, il montre la complexité selon laquelle le principe de plaisir gouverne l’enchantement, plaisir partagé ou non, qui provient de la conscience même de ne pas se laisser prendre à l’illusion ou bien si, les rêveries déclenchées par l’émerveillement effectif ou non, réussi ou complètement manqué, le rire même qui en découle… réversibilité infinie et illustration même des ressources de l’art.