Interroger les usages de l’identité : la fiction pour mieux respirer
1L’emploi répété du mot identité semble, depuis plusieurs décennies, l’avoir défait. C’est le destin des mots qui cristallisent les défis d’une époque. La démarche de Vincent Descombes consiste en un inventaire raisonné et critique des usages du terme. S’il paraît avoir perdu du sens, il a au moins gagné en gravité. Le premier constat est que le mot est, dès son origine, fondé sur des impossibles « physique » et « logique ». De plus, ce mot a évidemment changé et il s’agit désormais d’explorer les causes et les enjeux d’un basculement et de réinvestissements sémantiques. V. Descombes observe que « l’identité est maintenant une qualité que l’on peut conserver, ce qui veut dire que c’est aussi une qualité que l’on peut perdre ou que l’on peut vouloir défendre contre ce qui menace de la détruire » (p. 13). Pour le meilleur et le pire, le mot est brandi, il sert de bouclier et d’arme de guerre, il justifie bien des mépris et des négations de l’autre. C’est une boîte de Pandore en même temps qu’un bunker : décliner son identité protège tout en mettant en danger. Le mot est à la fois stimulant et asphyxiant.
2On est partout sommé de dire, de proclamer, mais surtout de montrer son identité. « Si vous êtes vraiment ce que vous dites, faites donc ceci (actes que seuls ceux qui partagent la dite identité seraient capables d’accomplir) ». Qui n’a jamais vu, sur les réseaux sociaux, ces groupes humoristiques intitulés « Vous savez que vous êtes … quand ... » ? Le principe fédérateur étant, pour les membres, d’agrandir une liste de propositions où s’énonce le typique, le singulier ou l’immédiatement identifiable. Contrepied dérisoire d’un espace où, pour se relier aux autres, chacun existe par un « mur », une police de caractère, des photographies, des vidéos et des commentaires ; véritable ersatz du forum et de la tribune où l’on proclame dans un même mouvement « je suis » et « nous sommes ». Malheureusement, l’autodérision et l’humour y cèdent souvent la place à la bêtise, c’est‑à‑dire, à l’essentialisme, à la xénophobie ou au stéréotype raciste. Voilà qui nous donne une idée de ce que V. Descombes entreprend de démêler dans Les Embarras de l’identité.
3C’est surtout un combat contre le sens commun que l’auteur livre. Sa démarche consiste à savoir à partir de quand et de quoi l’usage du terme identité s’est généralisé et de signaler les apories nées de cette dissémination. Mais il le fait en philosophe proche du Deleuze de Pourparlers qui prévenait que « la philosophie peut avoir de grandes batailles intérieures (idéalisme, réalisme, etc.), mais [que] ce sont des batailles pour rire1 ». Aussi, le bonheur du programme philosophique engagé ici est d’aider à déchiffrer, à démonter de manière créatrice. L’humour, la distance érudite et la rigueur conceptuelle sont des armes miraculeuses.
4Les références littéraires (Épicharme, Homère, Cervantès, Shakespeare, Proust) sont un puissant témoignage des pouvoirs de la fiction. V. Descombes puise dans le poète antique Épicharme un exemple humoristique des liens entre identité et changements : Callius, créancier de Coriscus, prétend ne plus l’être quelques temps plus tard, dans la mesure où, ayant perdu du poids, il ne peut être le même homme. Pour ce qui est de Hamlet, explique ensuite le philosophe, le Prince d’Elseneur « […] a un problème d’identité parce qu’il lui est demandé d’exister en plusieurs exemplaires, de façon à être tout à la fois le bon fils selon l’ancienne moralité et le brillant jeune homme selon la nouvelle moralité » (p. 122) ; le héros de Shakespeare est un exemple avant la lettre de la notion de « crise d’identité » forgée par les sciences humaines dans les années 1950 aux États‑Unis par le psychanalyste Erik Erikson2. Quant au narrateur de La Recherche, il montre qu’au réveil, le « moi » se retrouve toujours après une traversée des souvenirs qui, dans la poétique proustienne, font l’identité.
5On comprend rapidement que le mot identité est bien plus qu’un fourre‑tout et que toute tentative de définition se prête aux dérivations. V. Descombes rappelle donc judicieusement que la première tentative de définition donnée en 1794 par le Dictionnaire de l’Académie française disait que l’identité était « ce qui fait que deux ou plusieurs choses sont une même » (p. 12). Le vague, l’imprécision semblent dès le début avoir été constitutifs du terme. Mais c’est au moment de procéder à l’historique des premiers renouvellements du mot que cette imprécision devient puissance. Il y a des mots qui augmentent. Et c’est en véritable chimiste sémantique que le philosophe décrit et met à l’épreuve la ductilité du terme. Reste à savoir ce que V. Descombes parvient à rallumer et à connaître l’arsenal théorique qu’il déploie ; en somme, comment il nous aide à voir.
Parlez‑vous l’identitaire ?
6Le mot identité a généré un langage, un « idiome identitaire » (p. 56) que nous utilisons sans véritablement interroger son usage. « Être » en est le verbe le plus courant, « moi », « je » et « nous », les pronoms maîtres. À chaque fois que nous puisons dans cette boîte à outils langagière, nous convoquons du sens, nous ne faisons qu’ajouter de la complexité là où nous croyons pouvoir simplifier. Questionnant en même temps que nous cherchons à nommer, nous nous mettons parfois dangereusement en tension. « Comment le mot “identité” peut‑il porter toutes ces significations ? » (p. 14), se demande le philosophe. Pour tenter de répondre à cette question, il faut déplier cet usage. Le problème des usages du mot identité est qu’ils témoignent d’un refus de voir large, voire d’une négation du réel. Emprunter les chemins dans lesquels nous entraîne V. Descombes se révèle périlleux mais salutaire. Il prévient:
Il nous faut réapprendre l’idiome identitaire, Faire comme si nous ne l’avions jamais utilisé encore, ou du moins jamais véritablement compris. Il nous faut le réapprendre en partant d’une compréhension correcte du paradigme qui nous a été fourni : la présentation de soi en réponse à la question « Qui suis‑je ? » ou, au pluriel, « Qui sommes‑nous ? » (p. 56)
7Revenir donc à une enfance du mot, avec la rigueur académique du grammairien ou de l’étymologiste, mais toujours avec le souci de rire. Du mot identité découlent un lexique et des codes. Encore faut‑il déterminer à quels territoires appartient « l’idiome identitaire », de savoir comment on y vit et ce qu’on y risque. Il s’agit justement d’identifier ces espaces. Il y a une manière de parler de l’identité pour se faire comprendre, pour provoquer ou pour ménager les susceptibilités : un ton approprié et un ensemble de mots‑clés à utiliser jusqu’à l’absurde. Pour V. Descombes, identitaire est le plus problématique de ces mots : dans la mesure où il est « à large spectre », son usage nous mène vers des excès et quelques intoxications. Est identitaire tout ce qui concerne l’identité, soit une infinité d’autres mots et concepts allant du caractère à la culture, de l’individuel au collectif, du régional au national, ou du politique au privé.
L’identité malgré tout : se chercher une zone de confort
8La distance est courte, voire inexistante, entre langage et concept. Il y a bien un concept d’identité, c’est‑à‑dire, une boîte à outils faite de mots avec lesquels nous nous persuadons de mieux penser. Aussi V. Descombes pose‑t‑il deux questions : « à quoi sert le concept d’identité ? », qui sert de titre à un chapitre, et « le concept d’identité est‑il applicable dans ce monde ? » (p. 56). Il énonce deux arguments pour démontrer l’invalidité du concept : le premier est « physique », qui veut que « toute chose est perpétuellement en état de flux » (p. 56), c’est‑à‑dire que le changement est constant et que, de fait, l’identité parfaite est impossible.
9Pourtant, le concept demeure et V. Descombes de tirer une première conclusion : « nous avons affaibli les conditions d’application du concept […], nous nous contentons d’une identité approximative, “en gros” » (p. 59). Le paradoxe du recours à l’identité est que ce mot est celui que l’on pose souvent sur des problèmes graves (guerres, discriminations, racisme etc.), tout en étant si peu assis. En lisant V. Descombes, on peut penser à Fanon qui, déjà en 1952, lorsqu’il étudiait un aspect de « l’aliénation » contenue dans la catégorie identitaire « noire », disait :
Pourtant une seule ligne suffirait. Une seule réponse à fournir et le problème noir se dépouille de son sérieux. […] Le noir est homme noir ; c’est‑à‑dire qu’à la faveur d’une série d’aberrations affectives, il s’est établi au sein d’un univers d’où il faudra bien le sortir3.
10Se fabriquer une identité, reviendrait à se situer : chaque fois, on crée pour nous‑même ou pour l’autre un univers, un espace mental dans lequel on peut s’épanouir, se libérer, mais aussi s’enfermer, étouffer ou emprisonner l’autre. Pourtant, même si V. Descombes ne les mentionne pas, il semble que les expériences coloniales et/ou postcoloniales sont parmi les plus intenses de l’identité puisqu’elles témoignent d’efforts pour s’arracher d’une identité imposée (par l’institution scolaire ou la propagande politique) pour mieux rentrer dans une identité que l’on crée par ce mouvement d’émancipation et de libération. Il est presque certain que le présent essai enrichira les lectures de Césaire, Fanon, Memmi ou Glissant.
11Cet essai constitue également une attaque en règle contre les créations d’univers propres aux discours identitaires en ce qu’ils peuvent être étouffants et/ou libérateurs : accepter ou affirmer une identité peut s’apparenter à une soumission volontaire, voire inconsciente. Le concept d’identité relèverait donc d’un refus de mise à l’épreuve du réel et d’un effort d’ordonnancement du réel qu’il convient de caractériser.
12Le second argument pour démontrer l’invalidité du concept d’identité, d’ordre « logique », « nous met au défi d’expliquer de façon intelligible le signe “=” » (p. 60). Il y aurait donc une dimension irrationnelle dans le concept d’identité, un effort de stabilité, car, fondamentalement, « nous ne savons […] pas quoi faire d’une propriété qui consiste à être identique » (p. 61).
Comment fabriquer des « nous » ?
13Après avoir montré les impensés du concept d’identité, V. Descombes ne propose pas de l’abandonner, mais plutôt d’en retrouver la puissance créatrice. Quelles énergies libère le fait de dire « je suis » ou « nous sommes » ? Que sommes‑nous capables de faire quand nous disons « nous » ? Tout ceci, montre V. Descombes, s’éprouve à l’échelle collective. Le fait de vouloir s’inscrire dans un « nous », de vouloir y donner une réalité — un peuple, une nation, un drapeau, un hymne, une constitution etc. — est une mobilisation de forces singulières parfois dangereuses, mais extraordinairement fécondes. Ces forces suggèrent une série de passages à l’acte, d’inventions et de renouvellements dont les arts et la politiques témoignent directement.
14On pense bien sûr à nouveau à Gilles Deleuze qui considère qu’« il appartient à la fonction fabulatrice d’inventer un peuple4 ». De même, plus récemment, c’est Georges Didi‑Huberman qui signale que, « si les peuples sont exposés à disparaître, c’est aussi que des discours se sont formés pour que, ne voyant plus rien, nous puissions croire que tout demeure accessible, que tout reste visible et “sous contrôle”, comme on dit5 ». C’est précisément la nature des illusions générées par ces discours que V. Descombes nous incite à explorer. Son approche suggère qu’il y a un défi à relever, car il y a une libération d’énergies précieuses dans la multitude de formulations identitaires (qu’elles nous soient données par les arts ou les discours politiques), mais elles ne se font pas sans une certaine confusion. Or, précise V. Descombes :
Nous devrions pouvoir expliquer facilement ce que nous entendons par les mots « notre identité », mais nous nous embrouillons dans nos explications. Nous nous sentons trahis par les mots que nous employons. Il semble soudain impossible de dire ce que nous voulons dire sans du même coup dire également des choses que nous n’avions pas du tout l’intention de dire et d’assumer. (p. 173)
15À quoi nous expose « l’idiome identitaire » auquel V. Descombes cherche une grammaire ? Peut‑être aux mêmes déconvenues que nous rencontrons quand nous maîtrisons mal une langue étrangère. Nous nous faisons mal comprendre, des portes se ferment, nous prenons de mauvaises directions ; en bref, nous disons des bêtises. Et dire des bêtises en matière d’identité — c’est‑à‑dire énoncer des clichés — fait de nous soit l’idiot d’une soirée ou d’un colloque universitaire, soit, depuis une tribune politique, l’homme à éviter, à affronter, ou pire, à abattre. Une autre question serait de savoir si parler cet « idiome identitaire » nous expose à des dangers comparables au fait de se retrouver en territoire ennemi comme locuteur de la langue de l’adversaire. Où ne faudrait‑il pas parler cet idiome ? Qui y serait hostile ? En fait, chacun de nous s’établit à la fois en locuteur de cet « idiome identitaire », mais, intimement, il arrive parfois que l’on devienne un îlot, un territoire hostile à ce même « idiome identitaire » quand il est parlé par un autre.
16Ainsi que l’observe V. Descombes, « certains parlent de leur identité pour faire état de leurs certitudes et de leurs revendications à ce sujet. Ils disent par exemple : cet usage, cette façon de faire, ce principe font partie de notre identité, nous ne pouvons donc pas accepter de le perdre » (p. 248). Nous recevons les formulations identitaires des autres comme autant d’agressions, de même que, réciproquement, proclamer son identité est souvent la réponse à une attaque. D’où la difficulté de fabriquer un « nous ». Si l’on proclame son identité pour dire « qui nous sommes », on le fait également pour dire « qui nous ne sommes pas » et surtout pour dire « nous ne sommes pas les autres, les voisins d’en face ou d’à côté ».
17Ainsi, parler d’identité, de la sienne ou de celle des autres, fait de nous des funambules. Toute affirmation criée aussi fort que possible court le risque d’être remise en question, voire effacée. C’est principalement cette fragilité que l’on refuse de voir et que « l’idiome identitaire » permet de masquer. Il y a, néanmoins, un pouvoir de l’identité que V. Descombes incite à reconnaître et à renforcer, c’est « le pouvoir instituant ». Il emprunte le concept à Castoriadis et part du principe que « toute société humaine, en tant qu’elle se donne une représentation d’elle‑même, doit se donner la possibilité d’un “nous” » (p. 242).
18Formulée ainsi par V. Descombes, « la possibilité d’un “nous” » semble presque vitale, elle est garante d’une cohésion interne et ne se donne, semble‑t‑il, qu’à la condition de consentir à quelques transformations, de s’adonner à « un exercice de l’imagination » (p. 248). Cet « exercice de l’imagination » ne peut pas être régenté par une politique d’État, encore moins par un ministère (comme N. Sarkozy et son gouvernement ont pu le croire). Il se joue à des échelles tout autres, puisqu’il a besoin d’énergies libérées, de spontanéités et d’interactions, c’est‑à‑dire qu’« […] on ne peut pas se contenter de recevoir une tradition comme une sorte de legs. Pour parler la langue de ses ancêtres, il faut la ré‑instituer, la recréer, et cela veut dire qu’elle ne peut être transmise dans être en même temps altérée, renouvelée, transformée » (p. 248).
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19Les Embarras de l’identité s’impose comme un essai joyeusement perturbateur, c’est‑à‑dire que la limpidité et la fécondité des interrogations qu’il permet de formuler s’avèrent désormais incontournables. Si, à sa lecture, nombre d’évidences et de certitudes s’effondrent, ce n’est que pour laisser place à une vigilance doublée d’une générosité données par la fréquentation des grandes œuvres littéraires. Vincent Descombes ne prêche nullement un humanisme naïf, mais tente de contribuer à créer la possibilité de se donner une histoire qui valorise les liens anthropologiques constamment réinventés.