En bateau
1La fable la plus connue d’Arnold Geulincx se résume ainsi : l’existence de l’homme ressemble à un voyage en bateau ; il peut librement se décider à se déplacer de la poupe à la proue ou inversement, mais il est parfaitement incapable de quitter ce navire secoué par les courants de l’océan. Cette allégorie philosophique est un des passages du philosophe flamand que Samuel Beckett a retenu plus particulièrement, et il n’est pas trop difficile d’en détecter des échos dans l’œuvre de l’auteur d’En attendant Godot où les deux comparses sont servis « sur un plateau » et s’y démènent diversement, en totale dépendance de l’obscurité qui entoure la scène.
2L’intertextualité beckettienne est un domaine immense traversé à l’heure actuelle par de nombreux chercheurs et où les repères datant des années 20 et 30 ont été plus spécifiquement reconnus : Dante, Bruno, Vico, Joyce, d’après le titre de l’essai de Beckett ou encore et surtout Descartes et Proust (mis sous la loupe de Schopenhauer) à qui il consacre des publications autour de 1930. Pourtant il convient de rappeler que lorsqu’on lui demande si Proust et Joyce ont eu une importance majeure au moment de l’écriture de Murphy, Beckett répond qu’il vaut mieux penser à l’influence de Geulincx. Ce qui est confirmé d’ailleurs par la référence explicite au philosophe dans ce roman. Beckett cite ce qu’il nomme « le belgo‑latin » de Geulincx par la sentence « Ubi nihil vales, ibi nihil velis » ce qui se traduit comme « Là où tu n’as aucun pouvoir, garde-toi de vouloir ». Murphy, de même que maint texte ultérieur, est peut‑être tout d’abord en effet un exercice sur la libre volonté (dans la tradition de Diderot, autre philosophe favori).
3Ces occurrences se retrouvent dans les Notes qui constituent la partie centrale de la présente publication. Parmi les différents « note books » de la main de Beckett — ainsi les très importants German Diaries datant de 1936/1937 que Mark Nixon a publiés en 2011 —, ces notes occupent une place spéciale que Nicolas Doutey indique fort bien dans son introduction. C’est le résultat d’une lecture suivie du philosophe que Beckett entreprend en 1936 à Dublin à la bibliothèque de Trinity College alors qu’il avait certainement déjà été intéressé par Geulincx dans les années précédentes. Beckett copie des phrases, parfois des paragraphes entiers, des principaux titres de Geulincx, surtout de son ouvrage majeur, L’Éthique. Il n’ajoute que sporadiquement quelques remarques de sa main, de nature technique, pour classer notamment les citations. L’intérêt réside dans le fait que Beckett fait un choix précis de passages du texte, pratique des coupures, souligne des phrases auxquelles il donne ainsi un relief particulier. Et ensuite : libre au lecteur de retracer, combiner, deviner l’avenir de ces notes, liberté jugulée toutefois par la pertinence des lectures. La formule postextuelle de cet autre fin érudit belge Franc Schuerewegen peut y trouver du blé à moudre. Ainsi on suivra encore Beckett qui n’a jamais vraiment eu l’intention de philosopher sur la matière geulincxienne comme en témoigne une lettre de 1936 où il écrit : « My Geulincx could only be a literary fantasia » (les références à la correspondance de Beckett dont deux volumes ont été publiés à ce jour constituent un complément utile). Comme c’est le cas de Proust (voir à ce sujet Vincent Descombes, Proust et la philosophie), la fantaisie s’empare des concepts et les fait jouer ; Deleuze, dans Qu’est-ce que la philosophie, n’hésitait d’ailleurs pas à prendre Beckett comme exemple préféré des transitions. Le jeu littéraire (et la collusion de lecture) reprennent de la sorte le geste conducteur de Geulincx qui est spéculatif (comme Descartes, comme Spinoza, comme la perspective contemporaine, Geulincx est fasciné par l’optique). Il spécule plus précisément à partir du dualisme cartésien tout en fuyant l’orthodoxie de Louvain pour se réfugier dans l’accueillante ville de Leiden où il meurt en 1669 à l’âge de 45 ans (Spinoza meurt à La Haye en 1677 à l’âge de 44 ans).
4La solution du dualisme radical se trouve pour lui dans « l’occasionalisme » ou encore dans la formule des deux horloges qui réalisent la parfaite coïncidence entre la volonté de mon esprit et les mouvements de mon corps, pourtant totalement indépendants l’un de l’autre. Pour Beckett, cette spéculation est une fantaisie et s’il adhère aux thèses de Geulincx ce serait plutôt par l’autre face de celles‑ci : les conclusions « éthiques » que le philosophe tire. Les citations les plus significatives de Beckett proviennent précisément de la partie de L’Éthique qui s’intitule Humilité, définie tout d’abord comme « détachement de soi » (voir p. 89 et sqq.). C’est ce qui explique, comme l’affirme N. Doutey, que la relation de Beckett à Geulincx est plutôt affective que théorique. La prise de distance est l’attitude fondamentale de l’homme et de l’auteur Samuel Beckett, de la prise de conscience de son étrangeté intime jusqu’à l’ascèse du « point de vue de Sirius ». Le malaise existentiel avait poussé Beckett en 1934 à faire une cure psychanalytique avec Bion qu’il décide de ne plus poursuivre en 1935. Didier Anzieu a décrit comment les virtualités de l’œuvre ont détourné le dramaturge de la cure. C’est sans doute nourri de cette expérience que Beckett médite sur les propositions de Geulincx. « Tu ne crées pas ce dont tu ignores le processus de création » se formule un autre adage du philosophe flamand que Beckett souligne. Ces réflexions font ricochet chez Beckett sous forme de questions — comme ce fut encore le cas pour Jacques le Fataliste — s’étendant d’un bout à l’autre de l’Innommable par exemple :
Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. […] ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je vais continuer.
5Geulincx avait d’ailleurs déjà publié avant ses grands traités un volume de « Questions quodlibétiques » (disons des questions à brûle‑pourpoint qui furent une des raisons de ses problèmes avec les autorités de Louvain) dont Beckett transcrit notamment deux entrées :
25. Le feu que nous nous infligeons est plus cruel que celui de Jupiter. 26. Un feu qui vient de la nature est plus doux qu’un feu produit par l’art. (p. 94)
6Ce feu intérieur prend une place importante dans La Dernière Bande, la pièce la plus personnelle de Beckett, lié à la découverte du noir comme matière principale de l’effort esthétique, comportant ignorance de soi et impossibilité de la représentation. Cette constellation est étroitement connectée à la notion de désir, autre terme que Beckett souligne (p. 73), et à sa charge d’absence (« les castagnettes et les crécelles de mes désirs » — p. 122).
7Les cinq articles qui suivent cette présentation des « Notes » en parcourent de façon variée et complémentaire les tournures et les prolongements. Le premier texte, de la main de Rupert Wood, avait paru d’abord en 1993 dans The Journal of Beckett Studies. Le titre « Murphy, Beckett ; Geulincx, God » fait allusion à l’essai de Beckett « Dante… Bruno. Vico... Joyce » esquissant une série de relations enchevêtrées. Le noyau du raisonnement concerne les louvoiements narratifs au sujet de Murphy et les différents mondes qui constituent et disjoignent le personnage et l’instance focalisante. La philosophie de Geulincx sert de tremplin pour une mise en œuvre des avatars de la représentation et de son échec inévitable tel que Beckett en voyait également la démonstration chez son ami Bram van Velde. « Incarner une perspective philosophique dans une figure et la placer sur un fond démultiplie à l’infini les possibilités de saper les contenus de vérité » (p. 151). Cette transcendance « en difficulté » sera de plus en plus éliminée des textes beckettiens ultérieurs.
8L’article d’Anthony Uhlmann provient de son étude datant de 2006 Samuel Beckett and the Philosophical Image. C’est à partir de certaines images qui reviennent dans l’œuvre de Beckett que l’auteur en retrace la provenance. Le titre « Le berceau et la berceuse » signale deux images particulièrement insistantes qui tissent aussi un lien avec Geulincx. Une fine lecture « déconstructrice3 de L’Éthique montre comment le philosophe — dans un passage que Beckett copie —, pour illustrer l’idée que l’homme n’est aucunement libre de déterminer le moment de sa mort, choisit l’image du bébé qui veut être bercé, demande que seule l’action de la mère permet d’être satisfaite. Ce rapprochement insolite de la mort et de la naissance, des deux extrémités de la vie sera une constante chez Beckett (« [e]lles accouchent à cheval sur une tombe » s’écriera Pozzo). À la manière d’un Jean‑Pierre Richard, A. Uhlmann démontre comment la berceuse chez Beckett constitue le relais et le supplément du berceau. Cette berceuse (de Murphy, de Rockaby ou de Film) concrétise des fins de vie dans leur solitude et leur délaissement qui retournent en un sens à l’énigme insondable de l’origine de la vie. A. Uhlmann suggère que les variantes littéraires de Beckett permettent de mieux lire l’exposé philosophique.
9Matthew Feldman de son côté, en spécialiste de la dimension philosophique de l’œuvre de Beckett, dans « “Un Engin de destruction adéquat” ? Samuel Beckett et L’Éthique d’Arnold Geulincx », précise les références directes ou implicites à Geulincx qui parsèment les textes beckettiens. La présence « diffuse » (p. 199) se manifeste surtout dans un questionnement permanent qui relance l’intérêt de L’Éthique. Cette interrogation concerne exemplairement la « désanthropomorphisation » de l’art (telle qu’il la voit réalisée chez Cézanne) ce qui selon nous donne ultérieurement à la fois un aspect « unheimlich » à l’œuvre beckettienne (le plus intime devenant l’absolument étranger) et une grande pureté. C’est ainsi qu’on revient à Geulincx et au cœur de L’Éthique où le détachement (le « dédain de soi ») est la figure conductrice. M. Feldman termine son analyse par une lecture de Watt et de D’un ouvrage abandonné, textes dans lesquels les notions de détachement et d’acceptation sont très présentes.
10David Tucker, auteur d’une étude fondamentale sur Beckett et Geulincx, retrace patiemment le cheminement de certains termes comme par exemple « prurit » (souffrance et ironie des grattements), et se penche notamment sur les différentes versions de Watt où l’évolution de la réflexion se mire dans la succession des traits narratifs et stylistiques. Plus précisément se détecte de la sorte l’impossible sortie du langage. Mais D. Tucker a raison de nous avertir qu’il serait aberrant de vouloir dépister une massive présence de geulincxismes chez Beckett : il s’agit plutôt d’une « présence dissimulée » (p. 228) ; l’œuvre se replie sur ses silences et nous permet ainsi de mieux respirer.
11Le philosophe Thomas Dommange clôt le volume par une Spielerei partant d’une boutade de Beckett (en 1956) au sujet de la philosophie de Geulincx : « Frightful kitchen latin but fascinating guignol world ». Ce sont surtout les termes de « fascinating » et de « guignol » qui captent l’attention. Au premier abord, on peut avoir le sentiment que Th. Dommange ne se sert de Beckett que comme plateforme de lancement et qu’il ne tarde pas à délaisser également Geulincx pour s’envoler dans un exercice d’associations sur les marionnettes et le mouvement dans lequel Kleist et l’art des machines occupe le devant de la scène. Pourtant à y voir de plus près, on se rend compte que c’est exactement ce balancement, cette mouvance, cette bougeotte qui importent aussi bien chez Geulincx que chez Beckett. Le secret de la marionnette est le mystère de son va‑et‑vient, et c’est là que Geulincx devient fascinant et fascinateur parce qu’il touche par ces tours et détours occasionalistes aux limites de la vie et de la mort (avec un clin d’œil ironique — Beckett ne se sert pas pour rien du mot de « guignol », puisqu’il peut aussi désigner celui « qui guigne »). Beckett, lui, sera en effet fasciné tout au long de sa vie d’artiste par le mouvement qu’il mesure notamment avec la plus grande méticulosité pour son théâtre et ses pièces pour la télévision, terminant par l’épuisement de tout mouvement dans Quad. Prenons l’exemple par excellence qu’est Not I de 1972 : le monologue de Mouth est pur mouvement de bouche, le pantin réduit aux lèvres qui le dédisent, d’où émane une fascination plus intense que celle de la tête de Méduse. Th. Dommange, qui virevolte superbement parmi ses mécaniques et leurs gambades excessives, aurait pu tout de même guigner momentanément ces chorégraphies beckettiennes. Les questionnements esthétiques promettent d’être plus cathartiques que telle transsubstantiation.
12Ne bémolisons pas trop pourtant : c’est une belle finale, un beau bouquet d’un ensemble de textes où les parcours et les trajets se diversifient quand on accepte de poursuivre ses randonnées. En bateau : « et sous moi, tout bougeait ».