L’Aufkärung contre la barbarie
1Ce livre, publié par Hachette en 1979, était indisponible dans sa version intégrale depuis de nombreuses et paraît à nouveau aux éditions de L’Encyclopédie des nuisances.
2Walter Benjamin, alors en exil, a rassemblé en un volume, vingt‑cinq lettres, plus deux ajoutées pour l’occasion — l’une en début et l’autre en conclusion de ce livre — écrites entre 1783 et 1883, présentées par ses soins et publiées auparavant dans le quotidien Frankfurter Zeitung au cours des années 1931‑1932, puis en 1936 chez un éditeur suisse, sous le pseudonyme de Detlef Holtz (Benjamin ayant eu recours à un autre pseudonyme lors de leur première édition1). Toute la conception de ce volume est tendue vers une délivrance, un réveil de ses compatriotes incités (à travers ces lettres donnant à lire noir sur blanc l’esprit allemand ayant engendré les figures du romantisme, Kant, Hegel, Nietzsche, Büchner, autant de pensées opposées déjà à leur époque à l’esprit prussien qui, une nouvelle fois, allait emporter l’Europe vers sa dévastation) à lire, surgies de leur propre histoire, des alternatives à la dictature qui se referme sur eux.
3En 1962, Adorno voit dans le geste de son ami un acte à la fois lucide et crédule représentatif de ce que lui‑même et d’autres intellectuels de son époque ont vécu : lucide, quant à l’inéluctable marche en avant du nazisme balayant toute opposition, et crédule, car pariant sur un sursaut de ses compatriotes ayant auparavant porté au terme d’un processus électoral légal leur chef à la tête de la chancellerie2. Loin pourtant d’opposer symétriquement au délabrement, à la démagogie poussée à son paroxysme, une Allemagne glorieuse faisant défiler ses armées de demi‑dieux, Benjamin offre à ses lecteurs l’occasion d’entrer dans la vie quotidienne de correspondants connus et inconnus.
4Que ces personnes et leurs actions appartiennent à l’histoire et à la culture, leurs renommées touchant tout public au‑delà d’une familiarité, d’une connaissance de leurs œuvres, ainsi de Goethe ou de quasi anonymes, n’est pas indifférent, mais vient en second, après l’intensité, l’importance de ce qu’ils veulent transmettre à leurs destinataires. Célèbres ou sujets d’une des nombreuses provinces allemandes, qu’ils s’entretiennent de leurs vies intimes ou de la chose publique, les uns et les autres ont en commun la volonté de percer le mur des conventions établis au jour le jour, sans que cette façon de vivre soit exceptionnelle à leurs yeux. À mesure qu’ils avancent dans la vie, leur conscience leur révèle qu’en œuvrant pour autrui, ils deviennent eux‑mêmes, s’accomplissent. Agir pour la société ne représente donc aucun sacrifice, de ceux que les morales officielles imposent.
5L’homme étant un animal politique, reste à partir du bon pied, à choisir la voie la plus juste afin de répondre à cette nécessité naturelle. Avant de s’engager vers telle ou telle forme d’organisation de la vie en commun, d’approuver ou de combattre telle ou telle orientation, forme de division du travail, il n’est pas inutile de se souvenir que sans aide extérieure, aucun mammifère, fût‑il humain ou proche parent des hommes, ne survit. Si les souvenirs de sa propre naissance sont aussi improbables que sources de mythologies diverses et variées, imaginations fertiles qui permettent de la figurer par toutes sortes d’initiations depuis l’aube des temps, à l’autre extrémité, l’approche de la mort, l’apprentissage du bien mourir, à première vue plus facile à apprivoiser que son passage du col de l’utérus de sa mère à l’air libre, permet à chacun d’entre nous de vivre.
Tenter de faire barrage à la mort réifiée par l’administration
6La mort, non pas uniquement objet de toutes les spéculations (c’est un des fils reliant ces lettres où se redisent autrement les Affinités électives3de Goethe, où la constellation, allégorie et métaphore du ciel étoilé, image une manière de figurer le monde mise en avant par Walter Benjamin tout au long de sa vie pour traduire les relations humaines, soit un art de la mémoire inédit qui culminera dans ses thèses pour l’histoire4) mais accompagnée, les récits concrets des disparitions de proches et d’amis nous permettant de vivre notre vie sans trahir notre humanité. À l’heure où la solution finale était inimaginable, bien avant la conférence de Wannsee le 20 janvier 19425 révélée au monde après guerre. Tandis que les discriminations légales envers la population juive ne cessaient de se renforcer au point de rendre possible son anéantissement, la politique réduite à l’expropriation des biens des juifs et à leur éviction de la vie publique n’étant, bien souvent, aux yeux des opposants au capitalisme, qu’une forme de diversion, de tentative de division des forces d’opposition afin de rendre toutes alternatives au nazisme, inspiré par le fascisme italien, impossible.
7Raisonnement qui n’était pas l’apanage du seul Benjamin au côté des ennemis du nazisme, mais qui était partagé par des dirigeants nazis eux‑mêmes. Moins tributaire d’une croyance envers le bouc émissaire, cette idée que la persécution et le sacrifice seraient des données objectives, naturelles, auxquelles l’espèce humaine ne pourrait échapper, une grande partie des nazis, issue du sous-prolétariat, de la bourgeoisie, de l’université — vivant dans un contexte de crise économique aiguë le même quotidien qui aurait très bien pu la faire basculer du côté du banditisme, du milieu, de la contrebande, tel que l’expressionnisme de Fritz Lang l’a rendu dans son docteur Mabuse, encore qu’il ne faille pas tomber dans cette forme de simplification qui consiste à affirmer que l’ensemble du parti nazi et de l’administration, de l’appareil d’état construit par lui, relèverait du gangstérisme et de la psychiatrie, façon de nous exonérer à moindres frais de toutes études historiques aujourd’hui encore nécessaires — décrétant une mobilisation de la société allemande (illustrée entre autres par la figure du Travailleur d’Ernst Jünger qui inspire Heidegger, caricature des tentatives d’émancipation des classes sociales, dans laquelle ils feignent de ne voir exclusivement qu’une confirmation du nihilisme, envers lequel ils commettent un contresens, ne craignant pas au passage d’annexer la pensée de Nietzsche, refusant de fait toutes évolutions démocratiques qu’ils nomment sans distinctions nihilisme, ces penseurs n’ayant de cesse que de combattre la République de Weimar, de justifier la restauration de l’ordre ancien à travers une révolution conservatrice visant à s’opposer à toutes tentatives d’émancipation de la société allemande, soit la domination d’une classe de dirigeants de type néo-moyenâgeuse surgie en droite ligne du Saint Empire Romain Germanique) contre les juifs, croyait elle-même moins à cette forme de propagande qu’elle y trouvait un moyen pratique de s’accaparer le pouvoir et de faire croire à la population que la crise économique, à laquelle elle était bien incapable de répondre, allait être jugulée par la désignation d’un ennemi intérieur et par la guerre à l’extérieur, signant la revanche de la défaite de l’Allemagne lors de la première guerre mondiale. Aussi y a‑t‑il avec le recul historique une des clefs qui consiste à réaliser qu’il s’agit bien souvent moins de chercher à convaincre ceux qui en toute mauvaise foi répandent le racisme de la fausseté de leurs arguments, qu’il s’agit de les confondre en montrant qu’eux‑mêmes ne croient pas une seconde à ce qu’ils cherchent à répandre dans le société — si bien qu’ils ont souvent un temps d’avance sur ceux qui cherchent à argumenter contre eux6. Mais à l’époque, l’attitude la plus courante, partagée par Walter Benjamin, était le dédain envers les tenants d’une idéologie indigente. Même si ces opposants au début des années trente constataient déjà les dégâts engendrés par le nazisme, ils y voyaient en même temps sa condamnation, le stade avancé de la décomposition du capitalisme, sans soupçonner qu’il allait ravager, dévaster l’Europe. C’est animé par cet esprit que Benjamin offre aux lecteurs de la Frankfurter Zeitung des exemples de vie qui jusque dans la mort ont en partage une humanité qui les exempte, autant que possible, de tous les extrémismes idéologiques mortifères engendrés par le ressentiment, l’aveuglement sur soi prêt à se transformer en violence exercée sur autrui.
De l’utilité de cultiver des affinités électives
8Avec donc ici à l’appui ces quelques lettres touchant à la disparition de personnes, formant l’une des branches possibles du ciel constellé envisagé par Benjamin, l’exposition de données qui devrait (idéalement) suffire à transmettre à celles et ceux qui les regardent, les lisent, les étudient, une vue de l’état de la société de son temps irriguée par ses antériorités et postérités, de la même façon qu’un satellite filme le cosmos et la terre. Le succès de ce rendu d’autant probant, selon lui, que l’importance de ses propres commentaires, observations, prises de positions, se réduiront, seront superflus. C’est entre autre en lisant Hölderlin et Kafka, en écrivant sur eux, que Benjamin s’est donné pour but de retranscrire, ainsi que l’on tente de restituer les rythmes et images d’un rêve, une immédiateté aussi pleine et entière que possible. Soit une forme d’utopie activement cherchée parmi les multitudes de faits et d’actions, le messianisme non plus considéré uniquement à l’aune de l’impossible inaccessible, mais à la portée de tous à chaque époque ou moment de l’histoire. La création dégagée de toutes visions déformées, dans la dépendance absolue du hasard, d’opérations démiurgiques quasi miraculeuses, œuvre despotique, isolée du génie hugolien, résultant dès lors de méthodes d’observation, d’angles d’approche du réel neufs. Afin que l’art ne se réduise plus à une vision isolée de la société idéalisée coupée de la vie quotidienne ou ne participe plus directement ou indirectement de l’aliénation, se cantonnant à un rôle secondaire consistant à distraire, décorer... Participant volontairement ou à son insu à la sclérose de la société, à sa fossilisation, à la perpétuation d’un ordre politique et social immuable. Voici ici les pièces d’un chemin de lecture possible, parmi d’autres thèmes traversant cette correspondance rassemblée par Benjamin, quelques lettres restituant les derniers instants de vie de femmes et d’hommes d’Allemagne des xviiie et xixe siècles.
9Lichtenberg écrit à son ami Amelung en 1783, qu’il vient de perdre sa fille adoptive, avec laquelle il partageait sa vie.
Ô grand Dieu ! et cette excellente fille est morte le 4 août 1782 au coucher du soleil. (p. 22)
10Auparavant, l’auteur des Pensées aura fait le récit de sa rencontre fortuite avec cette jeune fille de treize ans, vendeuse de fleurs, du comment il l’aura instruite, lui dispensant les connaissances qui font une éducation classique, sans laisser de faire entendre à son correspondant que celle-ci, à tout instant, depuis qu’elle lui eût proposé un bouquet de fleurs, avait disposé de toute l’énergie, qu’une douceur n’annulait ni n’entravait, de sa propre volonté, portée à la curiosité du savoir autant qu’au bien‑être de son pédagogue, répondant à l’attraction de leurs esprits et caractères qui n’étaient pas sans faire penser eux aussi aux Affinités électives de Goethe, et du sien propre. Le ton naturel de cette lettre
Voilà ce que j’appelle l’amitié allemande, mon très cher, soyez mille fois remercié de votre bon souvenir, (p. 20)
11où Lichtenberg apprend à son ami qu’ils étaient sur le point d’officialiser leur vie commune, lorsque la maladie se déclara et l’emporta, rapporte ici l’exemple d’une émancipation née de l’esprit des Aufkärer où nulle part ne se fait entendre une quelconque transgression d’un ordre moral. Seuls vivent par ces mots, la fraîcheur d’un assentiment réciproque, un partage de deux vies qui répondent à leurs désirs et à leurs volontés respectifs sans jamais donner l’impression de vouloir gratuitement se distinguer d’autrui.
12En 1803, Clemens Brentano écrit au libraire Reimer, le double trépas de sa femme et de sa fille, lors de son accouchement. Amputé d’une part de lui-même, de la même façon que le ciel s’obscurcirait sans retour, de sa sensibilité, le romancier en décrivant sa dévastation rend sensible à son correspondant qu’il ne dépend pas de chacun d’entre nous de se croire séparé absolument d’autrui, de nos proches, mais que notre nature est faite, constituée pour une grand part de relations entre humains qui sont indissociables de notre personne, forment et structurent les bases élémentaires de notre corps spirituel.
Ne mettez pas cette lettre de côté, renseignez-vous et dites-moi où se trouve Ludwig Achim von Arnim, dont l’amitié pour moi vous est connue, à part Sophie que j’ai perdue avec notre enfant au cours d’une naissance difficile, il a toujours été pour moi ce qu’il y avait de plus cher. (p. 48)
Mémoires du passé, futurs des regards
13Cet extrait nous fait entendre qu’à aucun moment, quelque soit la perte éprouvée par Brentano, sa vie intime n’est séparée des liens le rattachant à son activité littéraire où se joue plus qu’une vocation, une façon de vivre la vie, d’offrir sa propre vision, énergie créatrice à la société, l’amitié qui accompagne l’évocation des derniers instants de son épouse et de sa fille invitant le lecteur à lire la lettre d’Annette Droste Hülshoff à Sprikmann (p. 68) avec des yeux neufs. Et si à première vue, cette dernière n’évoque aucun décès, elle transmet à son correspondant le cheminement de la mémoire collective, où les trépassés, ceux qui meurent devant nous, rejoignent une mémoire immémoriale de l’espèce humaine où les mythologies tardives et les eaux primitives de leurs naissances progressives cohabitent. Annette Droste Hülshoff expérimente la hantise, éprouvant la nostalgie envers des personnes et des lieux du passé qu’elle n’a fait que parcourir en images, par un récit qu’on lui en a fait, à travers une lecture de la même manière que si elle en avait été elle-même la protagoniste ou qu’elle venait de voir un proche trépasser devant elle.
Lorsque j’étais encore toute petite (je n’avais certainement que quatre ou cinq ans, car je fis un rêve où je croyais avoir sept ans et m’imaginais être une grande personne), je croyais que je me promenais, avec mes parents, mes frères et sœurs et deux personnes que nous connaissions, dans un jardin qui n’était pas beau du tout, ce n’était qu’un potager avec une allée toute droite que nous ne cessions de suivre. Après, ce fut quelque chose comme la forêt, mais l’allée restait au milieu et nous ne cessions d’avancer. C’était cela, mon rêve, un point c’est tout, et pourtant toute la journée suivante je fus triste et je pleurai de ne pas être dans l’allée et de ne jamais pouvoir la trouver. (p. 67)
14Elle dit ce qu’il en est à son époque de la mémoire et de l’oubli, de l’histoire, du passé, de la distance entre les vivants et les morts. Réinvente le purgatoire, espace où les morts disparaissent, laissent aux vivants toute latitude de vivre sans que leur souvenir entrave leur liberté d’agir. Lieu de transit que le poète traverse, jusqu’à la région des enfers, l’Érèbe dans les pas d’Orphée et de chacun d’entre nous. Là où à l’oubli des défunts succède une mémoire collective où naissent ici aussi les mythologies. A. D. Hülshoff vit une fin de non recevoir de cette forme de réminiscence perdue de vue, rejetée par ses contemporains, posant en témoin de ce que Nietzsche va mettre à jour, lui qui redit les cycles de la mémoire et de l’oubli, de ce que Aby Warburg va lui aussi ressentir, trouvant dans les formes contemporaines une survivance des actions créatrices de nos ancêtres. Nos sensations face à la mort d’autrui et l’ensemble de nos ancêtres à nouveau sollicitées et exprimées. Chaque époque dessinant les rythmes, les formes de cette énergie vitale ou la mémoire de l’espèce portée par la vie et la transmettant, vient à nous, souvent contre toute attente.
Connaître le rythme qui tient les hommes
15Le 16 octobre 1827 Karl Friedrich Zelter s’adresse à son ami Johann Wolfgang Goethe. Les deux amis, familiers de ces contrées surgies d’un oubli contrefait vues et réincarnées par Annette Droste Hülshoff, touchent au terme de leur vie — ils sont âgés respectivement de 75 et 78 ans. Ainsi que Benjamin le souligne dans la présentation qui accompagne cette missive — chaque notice pour chaque lettre donnant à entendre, de la part du philosophe, que la lettre qu’il offre à ses lecteurs, parmi toutes les nouvelles du jour publiées par le Frankfurter Zeitung, est certes remarquable, mais qu’elle ne fait qu’illustrer cette immense partie du passé, passé par pertes et profits — avec une conscience chinoise du caractère digne et enviable de la jeunesse. Faire son âge, aller ses 80 ans ou plus (presque à l’opposé de Rimbaud écrivant aller ses 20 ans puisque chacun va ses 20 ans porte‑parole de la très grande majorité de ceux qui atteignent cet âge canonique, s’exhortant à vivre selon cet âge sans paraître lui‑même convaincu par ses propres mots, laissant déjà derrière lui l’Europe et l’unique livre publié à compte d’auteur, Une saison en enfer, dans quelques cartons à Bruxelles, déjà oublié) ainsi que notre époque feint de n’y voir qu’une forme de passéisme, nombre de grands-parents se prétendant aussi jeunes que leurs petits‑enfants sans se rendre compte que non seulement ils ne le sont pas à tous points de vue, mais qu’ils les empêchent bien souvent d’être eux‑mêmes en tentant de les imiter — syndrome du jeunisme qui périodiquement investit les sociétés humaines. Ce bon sens permet à Zelter de remercier Goethe de lui avoir permis de comprendre que
l’art et la nature se trouvent partout liés, comme l’esprit et le corps, mais leur séparation c’est la mort. Tu as participé si activement à mon savoir musical, très partiel et si morcelé, domaine où nous autres musiciens tâtonnons encore. (p. 87)
16Il permet surtout, fidèle au rythme de la vie que l’énigme du Sphinx tient à la disposition de chacun d’entre nous, à ces deux créateurs de sublimer le temps et d’entrevoir à travers leur mort prochaine, la mémoire collective et à venir de l’espèce humaine qui les a, à travers leur pratique artistique, toujours requis. À ne pas exclure de notre quotidien la contemplation pour la seule raison que l’action nous accapare, pas plus qu’il ne nous faut éliminer toute initiative au risque de corrompre toute transmission de savoir‑vivre et d’engendrer de nouvelles castes.
je n’avais pas pu rencontrer Schleiermacher avant ce matin. Il me demanda naturellement si le choléra ne me faisait pas peur, je lui répondis que les nouvelles devenaient de plus en plus rassurantes et que d’ailleurs l’épidémie était maintenant presque finie. Oui, en effet, me dit-il, mais elle a encore fait une victime. Le Pr Hegel est mort hier soir du choléra. […] Ma première pensée, ce fut : maintenant, tu t’en vas, que ferais-tu à Berlin sans Hegel ? Mais bientôt je réfléchis et je restai. J’ai fait le voyage jusqu’ici et je ne pourrai le refaire ; Hegel est certes mort, mais il n’est pas éteint. Je me réjouis d’avoir encore vu et entendu le grand maître avant sa mort. J’ai entendu deux de ses séries de cours sur l’histoire de la philosophie et sur la philosophie du droit. (p. 90)
17Il y a là pris sur le vif, de la même façon que la lave du Vésuve a surpris dans leur vie quotidienne les habitants de Pompéi, l’exemple même de cet arrêt — certains évoquent un saut, une rupture, l’intransitivité où toutes les raisons (raisonnables) s’interrompent — provoqué par la mort, et maintes fois illustré par Hegel lui‑même, cette unilatéralité de l’inconnu qui nous submerge, ce heurt, de la même façon qu’un éclair, un orage subit provoquent la mousson, que la vie transpose, transporte, transforme, le mêlant à nos propres parcours observés autrement sans que leurs buts et destinations soient pourtant modifiés. De la même façon qu’ici encore, la nuit venue une fatigue nous emporte vers le rêve plein d’inattendu, et qu’à l’aube nous nous éveillons emplis de projets, la mort d’autrui nous change sans nous changer. David Friedrich Strauss, l’expéditeur de cette lettre, écrit à son ami Märklin ce qu’une grande partie des intellectuels allemands de l’époque ont ressenti, Hegel étant alors, en 1831, aussi renommé que Jankélévitch, Derrida, Honneth7 dans notre passé proche ou de nos jours, avec tous les malentendus, les effets de mode induits par cette célébrité qui débordait des cercles universitaires. Cette lettre permet de mettre en lumière une grande partie de l’histoire de l’Aufklärung, Schleiermacher y étant nommé, D. F. Strauss, le théologien et l’historien auquel Nietzsche consacre la première et la troisième considération inactuelle — où il met en cause une conception de l’histoire linéaire, d’un progrès continu de l’humanité, distinguant l’histoire monumentale, antiquaire et critique, théorie proche de celle qu’inventera plus tard Benjamin. Hegel, figure centrale de la philosophie aux yeux d’Adorno, n’a été que peu lu ou cité par son ami Benjamin qui lui aura préféré Kant, le romantisme et Nietzsche, penseurs qui le stimulaient bien plus que l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit.
L’amitié, horizon d’un vivre ensemble
18En 1832, Moritz Seebeck reçoit en réponse à sa missive informant Goethe du décès de son père Thomas Seebeck, une lettre de l’écrivain et naturaliste où celui‑ci salue la mémoire de son ami disparu, inventeur des couleurs entoptiques, découverte qui a inspiré sa Théorie des couleurs. Tout en marquant son regret d’avoir manqué plus d’une fois à cette amitié, Goethe écrit à son correspondant que lui‑même aurait dû aller au‑delà de ce comportement qui, pour répandu qu’il soit, n’en est pas pour autant, naturel. Si nombre d’entre nous concevons que l’éloignement d’avec ses amis, s’il n’est pas une condition sine qua non pour préserver cette amitié, s’accomplit, cela n’interroge‑t‑il pas la société dans son ensemble ? Bien souvent, l’amitié passe outre les iniquités remarquables, évidentes, mais ne fait que les rendre plus visibles. Plus l’amitié est vive, plus nous saisit la nostalgie d’une société où l’amitié serait une qualité partagée par tous, apte à transformer les rapports humains. Si nous nous éloignons l’un de l’autre, sans que l’amitié en souffre, laisse entendre Goethe au fils de son ami, cela n’obéit‑il pas au mouvement des pouvoirs politiques exercés en dépit du bon sens, contre l’ordre des choses qui voudrait que les hommes soient égaux entre eux ? Chacun des amis sait que l’autre exerce au quotidien ses dons en vue d’un bien commun tout en constatant que, bien qu’enseigné partout, cet intérêt commun est systématiquement nié, contredit par l’exercice du pouvoir. Lecteur enthousiaste de Diderot et de Rousseau, Goethe rend hommage à son ami en écrivant à son fils, qu’ils auraient dû approfondir leur amitié afin de travailler à changer les rapports sociaux,
Dans ma vie occupée et trépidante je me suis souvent rendu coupable de négligences de cette sorte et, dans le cas présent, je ne veux pas complétement écarter de moi ce reproche. Mais ce que je puis en tout cas affirmer, c’est que pour l’ami trop tôt disparu mon affection n’a jamais failli. […]
Mais parmi toutes les bizarreries de la vie qui dévale devant nous, il y a en particulier celle‑ci : en pleine activité, nous sommes si remplis de zèle et si avides de jouissance que nous savons ni reconnaître ni apprécier les occasions offertes par le moment. (p. 97)
19voie d’un ordre social et politique nouveau que Benjamin lui‑même n’a cessé de chercher à travers ses amitiés et sa propre pensée qui reste toujours notre horizon.
20La pensée de la mort, qui court parmi ces lettres et qui n’est de loin pas le seul fil liant leurs correspondants entre eux, une fois sa négation déjouée, ne devrait pas plus nous paralyser qu’elle ne devrait nous pousser à nous prendre pour des dieux, au point d’exercer une violence incontrôlée. Entre stoïcisme et épicurisme, l’image de la mort remonte le courant de notre vie, se confie à la venue au jour et à la nuit8. Dessine les voies de passages vers des naissances successives, rituels initiatiques, maïeutiques qui engagent autant notre corps que notre psyché. Chaque âge de la vie rapportant l’action de naître et de mourir sur le modèle de l’onde née d’une pierre séparant la surface de l’eau vive d’une rivière, créant un rond, une ellipse où l’amont et l’aval, le début et la fin sont toujours liés, de la même façon que pour Hegel inspiré par la physique et la cosmologie de Héraclite, mort et naissance sont sous de multiples formes interdépendants. Aussi, ni la mort, ni la vie n’ont préséance l’une sur l’autre. C’est cette attention que Benjamin adresse à ses contemporains, celle qui permet d’entendre le commun, sans évacuer ou nier les sentiments éprouvés par chacun faisant l’épreuve de la disparition d’un proche. Ces lettres mettent en relief ce moment où nous ne nous reconnaissons pas, où la raison résonne autrement, nous dit que le disparu participe de l’histoire et de la mémoire de l’espèce humaine sans à aucun moment éteindre la détresse qui s’empare de nous. Hegel situe le mystère de la condition humaine dans ce rapport où toutes les données sont connues, où les pensées et les sensations des survivants restent imprévisibles. Loin de travestir le secret, l’écart, le vertige, les liens entre raison et non raison, identité et non identité, Hegel se serait sans doute reconnu dans cette attention où c’est toujours le particulier, la vie, somme d’expériences de chaque humain, qui rend justice à l’espèce humaine.