Vertige de la réécriture des Mille & Une Nuits
1Ce livre cache une quête multiforme. Il s’agit d’abord d’un recueil de contes, tous liés par la tentative de trois auteurs modernes (Théophile Gautier, Edgar Allan Poe et l’écrivain roumain Nicolae Davidescu) de continuerle célèbre cycle oriental des Mille et Une Nuits. Une même question paraît animer les créations des trois écrivains : quelle a été la destinée de la mythique Schéhérazade après sa mille et unième nuit d’invention ? Dans un délai de trois ans, Gautier (en 1842) et Poe (en 1845) font preuve de toute leur astuce fabulatrice pour donner une suite à la conteuse orientale, dont l’imagination se révèle ne pas être intarissable.
2Évanghélia Stead ne se contente pas dans son livre de reproduire des textes oubliés ou peu connus : en tant que traductrice polyglotte, elle propose sa version, la première en français, de La Mille et Deuxième Nuit (histoire critique) de Davidescu (1886‑1954), écrivain roumain « pratiquement méconnu » non seulement en Occident, mais aussi dans son propre pays, jusqu’à ces dernières années. Le choix du conte de Davidescu, qui parut en revue en 1937, est justifié non seulement par la continuité du thème (la suite des Mille et Une Nuits) mais aussi par son intention méta‑textuelle, puisque dans ce conte Davidescu met en scène Poe lui‑même récitant son célèbre poème, Le Corbeau. Il faut d’ailleurs signaler que l’écrivain roumain, fin connaisseur et critique du Symbolisme, a été l’un des premiers traducteurs de Gautier et de Poe en roumain.
3Une autre piste est développée à partir de la nouvelle de Poe. En appendice, on peut lire en effet la réédition (en fac‑similé) de la première traduction française intégrale de La Mille et deuxième Nuit de l’inventeur du genre policier. Cette traduction, qui parut en 1868, est due au « Grand Jacques », autrement dit à Richard Lesclide, et elle se complète par de belles illustrations, dessinées par André Gill, qui envisagent une lecture précise du conte de Poe.
4Si cet ensemble pourrait paraître hétéroclite à première vue, c’est la nette perspective critique adoptée (lisible par exemple dans les notices après les contes), ainsi que la précision philologique de É. Stead qui donnent à l’ouvrage sa cohérence et permettent de mieux cerner les questions cachées.
Une question de méthode
5Fidèle à sa profession de traductrice littéraire, É. Stead a choisi de présenter le texte de Poe et celui de Davidescu avec l’original en regard (respectivement, en anglais et en roumain1). Ce choix est aussi une clé pour mieux comprendre le point de vue adopté dans l’ouvrage : non seulement une logique comparatiste, mais surtout un solide principe fondé sur la lecture croisée. Cette perspective permet à É. Stead de recenser analogies et différences entre les trois contes, qui ont été réunis d’abord sur la base d’un noyau commun (la continuation des contes de Shéhérazade), mais qui permettent aussi d’envisager d’autres questions. Se posent ainsi la question de la réception d’une œuvre, Les Mille et Une Nuits, qui depuis la première traduction en langue française d’Antoine Galland (1704‑1717) hante l’imaginaire occidental ; la mythisation de Shéhérazade, qui symbolise la puissance fabulatrice et qui, en incarnant le rôle de l’écrivain, permet des réflexions sur l’achèvement et l’inachèvement de l’histoire narrée et sur le rapport entre fiction et vie (la conteuse orientale doit inventer des histoires pour éviter la mort) ; l’importance des procédés de mise en abyme pour le plaisir de celui qui conte et pour la merveille du lecteur, fasciné par des histoires qui enfantent continuellement d’autres histoires. Enfin — et ce à partir du conte de Davidescu notamment — É. Stead envisage le rayonnement de la civilisation « orientale » sur l’Occident à travers les pratiques traductives ainsi que, d’une manière plus globale, le rapport entre Orient et Occident à travers un point de vue critique (le sous‑titre du conte de Davidescu étant histoire critique).
6Il faut remarquer aussi l’exactitude de l’édition préparée par É. Stead, qui non seulement accompagne chaque texte d’une série de notes, mais qui ajoute, dans la notice qui suit chaque conte, à ses propres commentaires des remarques d’ordre philologique concernant les premières éditions des textes, leurs révisions éventuelles, leurs variantes et la présence ou l’absence de coquilles.
Du Couchant vers le Levant : Gautier & Poe
7Dans le conte de Gautier, La Mille et Deuxième Nuit, l’écrivain se met en scène lui‑même, à la première personne. Un jour, qu’il voulait dédier aux douceurs du « farniente », il reçoit dans sa demeure parisienne la visite de la sultane Schéhérazade et de sa sœur Dinarzarde. La visite s’ouvre sur le mode du conte fantastique pratiqué par Gautier, en insistant sur des perceptions acoustiques surprenantes (« tout à coup, et kling et klang, un coup de sonnette vif, nerveux, insupportablement argentin », p. 20), ou encore sur le mélange de langues (de l’espagnol médiocre du valet aux termes qui évoquent un Orient mythique et mental2). Dès le début, donc, toute la « matière » des Mille et Une Nuits est explicitée, mais c’est le ton du persiflage qu’il ne faut pas négliger afin de comprendre l’intentio auctoris. Si la sultane est arrivée jusque chez Gautier pour chercher un conte inédit, c’est que
cet imbécile de Galland a trompé l’univers en affirmant qu’après la mille et unième nuit le sultan, rassasié d’histoires, m’avait fait grâce
8dit‑elle à Gautier. Et celui‑ci de répliquer :
votre sultan […] ressemble terriblement à notre public ; si nous cessons un jour de l’amuser, il ne nous coupe pas la tête, il nous oublie, ce qui n’est guère moins féroce (p. 24).
9La continuation des contes orientaux devient immédiatement méta‑littérature. Gautier ne peut qu’aider la belle Schéhérazade, en lui dictant le sujet d’un feuilleton qu’il vient de préparer : l’imbrication des récits, l’une des caractéristiques des Mille et Une Nuits,est ainsi soigneusement respectée.
10Entre intimité et raillerie, Gautier est toutefois ici
plus complexe qu’on ne le croit : un auteur maniant l’oxymore du déguisement authentique (p. 45)
11comme le remarque É. Stead. Dans le récit qu’il donne en cadeau à Schéhérazade, Gautier révèle en effet un trait caché de son âme : l’histoire fondatrice de son célèbre ballet, La Péri. Ainsi, dans la chronique parisienne d’un feuilleton — le martyre quotidien de l’écrivain — il y verse l’eau abondante d’une matière onirique, fondée sur sa fascination pour l’ailleurs : l’histoire d’un homme, Mahmoud‑Ben‑Ahmed, un intellectuel raffiné qui, tout épris de la fascinante mais inatteignable princesse Ayesha, rencontre une péri, déguisée en esclave (Leila), sans s’apercevoir de sa véritable nature. Puisque l’homme accepte enfin d’épouser Leila, qui l’aime, avec sincérité, en renonçant à son désir d’un amour impossible, la péri lui révèle sa véritable nature : il pourra ainsi aimer une femme sans pair.
12La personnalité véritable de Gautier se révèle dans le désir du protagoniste pour l’impossible, ce qui relie ce conte aux récits fantastiques tels que La Morte amoureuse ou Arria Marcella. Mais cette prolongation « occidentale » des Mille et Une Nuits se veut aussi, comme l’a méticuleusement reconstruit É. Stead, un « clin d’œil » à une édition illustrée des contes orientaux qui vient de paraître en 1840 : l’édition envisagée par Gautier prévoit en effet une gravure initiale, avant le début du conte,
de manière à inscrire la nouvelle de Gautier dans la continuité immédiate des Mille et Une Nuits de 1840 par parenté graphique (p. 51).
13Tout en voulant continuer des contes apparemment infinis, Gautier y ajoute sa touche personnelle, en instaurant ainsi « un dialogue des modalités du récit oriental et occidental » (p. 54). Et sa hantise pour le double (la princesse Ayesha étant l’emblème de la beauté orientale, l’esclave Leila étant en revanche celui de la beauté grecque), qui se révèle enfin n’être qu’un (la péri), se greffe sur une relation « double » elle aussi : le rapport ambigu entre l’auteur et les lettres qu’il cultive.
14Poe quant à lui a écrit The Thousand‑and‑Second Tale of Scheherazade (Le Mille Deuxième Conte de Schéhérazade) en 1845 : il s’agit d’une nouvelle très peu connue, même parmi les spécialistes de Poe. Le conte laisse perplexe en raison de sa structure, et permet ainsi des lectures différentes. Dans le récit, Schéhérazade reprend l’une des histoires qu’elle a déjà dite au cruel sultan, afin de raconter la fin véritable de Sindbad le marin, dont les aventures ont été beaucoup plus complexes en réalité. Schéhérazade déguise « à l’orientale » des faits apparemment surprenants que le public occidental est déjà censé connaître : une forêt pétrifiée, une éruption particulièrement violente, des plantes poussant dans l’air et non sur le sol… Le sultan, de plus en plus navré, manifeste enfin son incrédulité totale et met à mort la belle Schéhérazade.
15La réaction du lecteur pourrait effectivement coïncider avec le scepticisme du sultan ; toutefois, une série de notes en bas de page, rédigées par Poe lui‑même, forment une sorte de contre‑chant au récit de Sindbad. En révélant les sources probables de ces événements, déjà recensés par les savants occidentaux, les notes semblent annuler la merveille que ces faits surprenants, racontés par le marin, devraient provoquer.
16É. Stead se demande légitimement quelle serait l’interprétation correcte à donner au conte de Poe. Dans l’univers des Mille et Une Nuits, Poe a choisi pour sa suite l’un des personnages les plus connus : Sindbad le marin. D’ailleurs, le cycle concernant le matelot avait été traduit la première fois par Galland. Celui‑ci et Poe ont été attirés par le même protagoniste parce que la narration de Sindbad exploite une technique narrative novatrice et féconde : celle qui camoufle des faits extraordinaires mais réels de ce monde, en les transformant en histoires invraisemblables. La fiction agit donc par l’entassement d’un prodige sur l’autre, tant dans l’original que dans la suite donnée par Poe. Mais cette accumulation linéaire est encore complexifiée chez Poe, dans la mesure où les longues notes qui accompagnent le récit glosent le texte, donnant la clé de l’énigme et manifestant l’humour de l’auteur. Fidèle au dicton qu’il a mis en exergue (« la vérité dépasse la fiction »), Poe obscurcit davantage son conte, parce qu’il le structure au moyen de la technique de l’emboîtement : c’est en effet un premier narrateur, un orientaliste peu doué, qui tombe sur un manuscrit perdu (intitulé Tellmenow Isitsöornot !), où l’on retrouve Schéhérazade qui revient sur le conte de Sindbad, lequel commence à narrer… Le but parodique est évident tant dans le titre inventé pour cet opuscule méconnu que dans l’exploitation excessive d’une technique (l’enchâssement des histoires) qui a son modèle dans les contes orientaux.
17Comment interpréter alors cette suite des Mille et Une Nuits ? Il s’agit d’abord d’un pastiche de la narration orientale ; mais l’autodérision contenue dans les notes n’est pas secondaire. Il est vrai que la parodie des contes de Schéhérazade avait été déjà exploitée (par Matthew Lewis et par Horace Walpole en particulier) ; néanmoins, la question fondamentale posée par Poe semble renchérir sur cet aspect, puisque l’écrivain veut interroger aussi
le mécanisme de la fiction, l’origine de l’invention, sa nature impure, et la lecture elle‑même (p. 113).
Davidescu, ou de l’Orient à l’Occident : une histoire « critique »
18Dans La Mille et Deuxième Nuit (histoire critique), parue en revue en 1937, Davidescu met en scène Schéhérazade qui, arrivée au seuil de la mille et deuxième nuit, demande à sa sœur de lui raconter une histoire. Doniazade relate alors l’histoire d’un grand poète de l’Occident, Poe, qui raconte à son tour une mystérieuse rencontre qu’il a faite avec un corbeau appelé « Jamais plus ! ». Mais dans cette réécriture du Corbeau de Poe qui pourrait donner le vertige, Schéhérazade reconnaît le « schéma structurel » des histoires qu’elle a racontées aux cours de ses… Mille et Une Nuits. Comment expliquer cette ressemblance entre deux récits, entre deux univers — Poe et l’Orient — si éloignés l’un de l’autre ? Le sultan intervient lui‑même dans le débat qui s’enchaîne, en narrant sa propre parabole, celle du pauvre pêcheur et du noyau de cerise. Schéhérazade, en tant qu’exégète férue de lectures croisées, esquisse alors sa réponse : le domaine du Beau n’est pas si illimité qu’on le croit, et les formes qui le réalisent sont en nombre fini. Mais pour reconnaître ces similarités, de l’Orient à l’Occident et vice versa, de longs détours sont souvent nécessaires, comme la légende du pêcheur et du noyau de cerise l’explique.
19« Le plus grand critique du symbolisme dans les lettres roumaines » montre dans son conte une formation complexe et raffinée, l’étendue de ses lectures et la fécondité de son travail de traducteur polyglotte. Comme le conte est issu des questions que Schéhérazade, sa sœur et le sultan se posent, La Mille et Deuxième Nuit (histoire critique) n’est pas qu’une simple suite des contes orientaux. Ce conte se veut une réflexion critique sur l’art de raconter une histoire, en‑deçà et au‑delà de l’Europe : le sous‑titre histoire critique
n’est pas qu’une coquetterie. Il fonde un genre en nommant un nouveau type de récit à mi‑chemin entre la fiction et l’essai (p. 158),
20comme l’explicite nettement É. Stead. La réflexion finale, après la parabole narrée par le sultan, insiste sur les correspondances parfois inédites que l’on peut retrouver dans la littérature universelle : Poe peut alors se mirer sans problèmes dans le miroir de Schéhérazade. Sous l’égide de l’expérience fabulatrice, Orient et Occident sont en conclusion réconciliés avec brio par Davidescu.
The power of fiction
21« Une histoire n’est pas que les mots, pas plus que le fait brut, mais aussi un schéma structurel de parties qui se combinent, de rapports entre elles » affirme Schéhérazade dans le conte de Davidescu (p. 129). C’est cet arrangement3 d’éléments, empruntés tantôt à l’Orient, tantôt à l’Occident, qui constitue l’un des pivots des remarques d’É. Stead. Si certaines affirmations sur la toute‑puissance et sur l’universalité de la fiction font écho à Borges aussi bien qu’aux réflexions sur l’expérience fabulatrice menées par Nancy Huston4, l’entreprise de É. Stead se veut plus vaste. Par les multiples jeux de miroirs qu’elle envisage au moyen de sa perspective critique, elle trace aussi un chemin inédit dans l’histoire de la réception occidentale des Mille et Une Nuits. De plus, en reproduisant en appendice le traduction libre du conte de Poe, illustré par André Gill (1868), qui est passée presque inaperçue à l’époque, elle fait résonner ultérieurement les textes ici réunis : le traducteur Richard Lesclide est en effet celui qui, en 1875, édita Le Corbeau de Poe dans la traduction de Mallarmé. La traduction libre ici reproduite, une « belle infidèle » (p. 225), s’unit à des illustrations nettement burlesques : d’après É. Stead, Lesclide et Gill avaient très bien compris l’aspect ironique du conte de Poe.
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22La réécriture des contes orientaux permet ainsi de réorienter la perspective critique adoptée pour la lecture d’une œuvre de succès. L’éditrice ne se limite pas à des remarques d’ordre philologique ou traductif ; au fur et à mesure qu’elle analyse son chapelet des réécritures des Mille et Une Nuits, elle reconstruit minutieusement l’univers élargi de la fiction : une source commune (les contes de Schéhérazade) qui incarne the power of fiction ; une réception occidentale qui est aussi une lecture toujours partielle d’une œuvre ; l’influence réciproque des auteurs entre eux ; la hantise de continuer une œuvre apparemment infinie qui ne peut (ou ne veut) finir et, en même temps, l’incapacité, « commune à l’Occident et à l’Orient, à honorer la machine fiction » (p. 239) ; enfin, les rapports souvent déséquilibrés entre ces auteurs et leurs publics lorsqu’on a affaire à une matière (les merveilles orientales) devenue mythique. Les trois auteurs modernes Gautier, Poe et Davidescu se moquent aussi d’un public qui se veut désormais insatiable. Enfin, la solide lecture croisée de Évanghélia Stead, fondée sur une précise reconstruction philologique unie au rétablissement du contexte de l’œuvre littéraire (le rapport auteur/public, les relations avec d’autres écrivains) pourrait servir de modèle pour d’autres entreprises semblables. D’ailleurs, la fiction s’autoalimente et se réinvente continuellement.