Pour une nouvelle approche des textes
1Quel bonheur que celui de voir le nom de Houellebecq précédé de celui de Montaigne ! Sabine Hillen avait écrit en 2007 Écarts de la modernité : le roman français de Sartre à Houellebecq1. Sartre, c’était déjà bien, mais ajouter Montaigne, c’est encore mieux. Bruno Viard fait en effet partie de ce petit cercle de professeurs qui, au sein de l’université française, étudie Houellebecq comme on étudierait Proust.
2C’est donc l’affiliation établie entre Houellebecq et Montaigne qui nous a donné, de prime abord, envie de lire cet ouvrage. Nous avons pu ainsi suivre la démarche d’un amoureux de la littérature qui, animé par son refus agacé de l’intransitivité en littérature, réaffirme, en prenant notamment appui sur les travaux de Jacques Bouveresse2 et de Martha Nusbaum3, le contenu philosophique des œuvres littéraires qui participent à la recherche de la vérité :
Non seulement, la littérature […] possède un contenu philosophique, particulièrement éthique, mais son apport est irremplaçable, et, à certains égards, supérieur à l’approche philosophique des mêmes questions éthiques. Pourquoi ? En raison de la supériorité de la perception intuitive propre à la littérature, quand elle est le fait de grand esprit […]. (p. 16)
3Ainsi, « la splendeur de la forme ne serait rien sans la profondeur de la méditation morale et anthropologique. On ajoutera : et inversement » (p. 17).
4C’est dans ce contexte que Br. Viard s’intéresse au thème de la modernité (que certains jugeront convenu), en faisant preuve d’originalité par le choix d’un large corpus allant du xvie siècle à l’extrême contemporain. Cette modernité, qui naît avec les écrivains romantiques, il en reconnaît les prémices à la Renaissance et au siècle des Lumières — deux moments essentiels dans l’avènement de l’individu — et en perçoit également les résurgences chez les auteurs des xxe et xxie siècles. Ainsi, Montaigne, Rousseau, Nerval, Baudelaire, Flaubert, Proust, Giono, Durrell, Littell et Houellebecq font, chacun, l’objet d’un chapitre qui fait partie d’un ensemble analytique, cohérent et progressif.
De la méthode avant toute chose…
5Avec pédagogie et clarté, Br. Viard commence, dans une longue introduction, par faire un état des lieux de la critique littéraire, avant d’exposer sa démarche et de révéler ses outils méthodologiques. Il part d’un constat simple : l’homme moderne, libre et en quête de sens, se définit par une profonde déchirure, née de sa rupture avec le monde. L’auteur procède ensuite à un double élargissement : d’une part, cette modernité fissurée ne concerne pas seulement le rapport entre l’individu et le monde mais également celui du sujet avec lui‑même, qui a intériorisé cette rupture ; d’autre part, cette tension, qui caractérise particulièrement la littérature romantique, serait le propre de toute la littérature moderne, du xixe au xxie siècle, dans la mesure où cette déchirure est à l’origine de toute création littéraire et même artistique. En résumé, le romantisme révèlerait l’essence même de la littérature moderne, qui elle‑même révèlerait l’essence du sujet aliéné. Face à ce constat, Br. Viard juge alors nécessaire de recourir à une approche transitive de la littérature : seule une étude psycho‑sociologique de ces œuvres peut permettre de comprendre et révéler la condition de l’homme moderne dans son état d’aliénation.
6C’est pourquoi, s’inspirant de la démarche de René Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque4, Br. Viard trouve les outils nécessaires à son entreprise à l’extérieur du champ littéraire afin de tracer, grâce à eux, un triangle allant de la littérature à la sociologie en passant par la psychologie. Il propose un modèle de lecture, qui s’écarte du modèle structuraliste, dont il reconnaît cependant les apports, et qui dépasse les modèles génériques, marxiste et freudien. Son analyse synthétique, à la fois prolongement et dépassement de l’étude de René Girard, se fonde sur des travaux peu utilisés dans les recherches littéraires, ceux de Marcel Mauss5 en sociologie et de Paul Diel6 en psychologie, qu’il fait communiquer grâce à un concept commun, celui du besoin de reconnaissance qui surdétermine les besoins matériels et sexuels. Chez Marcel Mauss, les relations humaines, pacifiques et amicales, au contraire des relations définies par René Girard, se fondent en effet sur un échange de dons alternés mais « [l]es partenaires échangent aussi, et même surtout, de la reconnaissance si bien que le don/contre‑don est un geste sociologique fort. L’affectif y est satisfait autant que l’intérêt, l’égoïsme autant que l’altruisme, la liberté autant que l’égalité. Le don est donc la synthèse en actes de couples généralement opposés et même conflictuels » (p. 22). Ce besoin de reconnaissance, au principe ambivalent, est également au cœur du dispositif de Paul Diel qui, vingt‑cinq ans après L’Essai sur le don, décrit le fonctionnement conscient et inconscient de la relation : lorsque l’équilibre harmonieux n’est pas atteint dans la relation où la confiance et l’empathie devraient estomper la limite entre égoïsme et altruisme, la valeur, en matière de lien, selon la loi de dégradation de la valeur, « se scinde en deux pseudo‑valeurs de polarités opposées » :
Un sujet qui se sous‑estime tend en même temps à se surestimer par compensation et, inversement toute conduite ostentatoire hyperbolique est le symptôme assuré d’une fissure de l’auto‑estime légitime. Ces dérèglements sont inconscients et disgracieux. Mieux, ils constituent la définition vraie de l’inconscient, le fil rouge qui relie les conduites les plus disparates apparemment, des plus ténues aux plus obsédantes. » (p. 27)
7L’ambivalence, placée au centre de la pensée de Mauss et de Diel, se trouve donc, par effet mimétique, au cœur même de la démarche de Br. Viard, qui décide d’appliquer cette loi de dégradation de la valeur aux œuvres littéraires de son corpus dans la mesure où elles sont, à ses yeux, une transposition du monde fondé sur l’alternative entre égoïsme et altruisme, qui, déréglée, provoque souffrance, tension et angoisse, sources de la création littéraire7.
Études de cas
8Dans les deux premiers chapitres, Br. Viard montre, avec habileté, que les œuvres de Montaigne et de Rousseau contiennent les prémices des concepts de Mauss et de Diel, ce qui lui permet, d’une part, de légitimer l’intérêt qu’il leur porte et, d’autre part, de consolider le lien établi entre littérature, psychologie et sociologie. Ainsi, le cas Montaigne inaugure la modernité et jette « les bases d’une psychologie de la reconnaissance et de la réhabilitation de l’amour‑propre en rupture avec des siècles de dévalorisation augustinienne » (p. 42), ce que développe ensuite, de façon précise, Rousseau, en décomposant l’amour‑propre en quatre figures (vanité et mépris, honte et envie). Tous deux fondent ainsi une psychologie dialectique reposant sur la notion d’ambivalence, Montaigne ayant notamment adjoint à la critique de la vanité « la critique symétrique de la honte, comme dévaluation morbide de soi » (p. 41).
9Selon une démarche déductive, Br. Viard met ensuite les textes à l’épreuve de cette loi d’ambivalence. Le chapitre consacré au romantisme est assurément le plus réussi dans la mesure où le mode de lecture choisi par notre auteur s’applique parfaitement aux œuvres de Musset, de Lamartine ou de Vigny. En effet, chez le sujet romantique, certaines causes psychologiques (comme le rapport problématique à la mère) et sociologiques (l’aversion, par exemple, pour la société bourgeoise orléaniste) provoquent, par association, une souffrance et une déchirure telles qu’elles produisent une exaltation mais aussi une blessure du moi. Le rapport au monde tourmente la conscience romantique et la fissure, à tel point que, « [s]i la valeur en matière de lien est constituée par l’équilibre de l’égoïsme et de l’altruisme, […] la dégradation de ce lien, particulièrement marquée à partir de 1830, conduit à une division entre un individualisme exacerbé et, en contre‑pôle, une pulsion sacrificielle non moins exacerbée » (p. 216). Le cas de Gérard de Nerval sert d’exemple de choix car son œuvre dualiste, notamment à travers le dédoublement du moi, révèle une folie qui rend d’autant plus visible la fêlure de la conscience romantique.
10Ensuite, Br. Viard expose, de la même façon, la dualité propre à chaque œuvre tout en recherchant les causalités socio‑historiques et psychologiques qui ont pu provoquer cette déchirure. Ainsi, il étudie Flaubert, Proust et Durrell comme des héritiers du romantisme qui affirment haut et fort le divorce de l’écrivain avec le monde ; mais « [la] déchirure n’est […] plus tant entre la réalité et le rêve qu’entre la vie, rêve et réalité confondus, et la littérature » (p. 143‑144). L’Art devient alors un autre monde, plus désirable, moins ennuyeux, un monde sacralisé, hypostasié.
11Le rapport avec le modèle maussien et la loi de l’ambivalence nous semble tout aussi pertinent quand Br. Viard les confronte aux œuvres de Giono et de Houellebecq. Au sujet de Giono, il montre que l’ambivalence devient autant un thème qu’une structure, lorsqu’il étudie l’opposition manichéenne, nuancée par l’ambivalence du propos, de deux catégories de personnages gioniens, les « oblateurs » (prêts au don de soi et sujets d’un amour pur et exalté) et les « prédateurs ». Si le chapitre sur Littell s’éloigne trop, selon nous, du champ littéraire pour avoisiner les contrées freudiennes, l’étude des œuvres houellebecquiennes permet de souligner leur caractère romantique fondé, selon Br. Viard, sur une antithèse manichéenne de l’économie politique libérale et d’un idéal d’amour. Deux voix se font alors entendre dans l’œuvre houellebecquienne, l’une aux accents mystiques lorsqu’il s’agit de parler d’amour et l’autre, cynique et désabusée, lorsqu’elle s’attaque à notre époque. Et c’est dans cette « coexistence non pacifiée de deux voix narratives que gît l’insurmontable ambiguïté de la conscience et du style houellebecquiens » (p. 213). Afin de résoudre cette opposition, B. Viard émet l’hypothèse selon laquelle ces propos cyniques seraient antiphrastiques, c’est‑à‑dire ironiques, autre preuve de dualité au sein de l’œuvre.
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12Ainsi, Bruno Viard analyse des œuvres du xvie au xxie siècle, à la fois selon la loi de dégradation de la valeur issue des travaux de Paul Diel et selon le modèle maussien qui mérite, selon lui, « le nom de troisième paradigme8 ». L’ensemble forme une base théorique anthropologique cohérente, définie comme la conception synthétique capable de relier sociologie et psychologie, dans le but d’étudier l’humain, dans sa modernité déchirée, à travers les œuvres d’écrivains à la conscience libre et angoissée. Et si, pour finir, nous osions objecter la littéralité de l’œuvre littéraire ? Br. Viard nous répondrait sûrement par cette citation de Proust : « Le style n’est pas une question de technique mais de vision. » (p. 20)