Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Mai 2013 (volume 14, numéro 4)
titre article
Marie‑Jeanne Zenetti

De la destruction comme élément à usage littéraire

Jean‑Yves Jouannais, L’Usage des ruines, portraits obsidionaux, Paris : Verticales, 2012, 152 p., EAN 9782070138586.

1En vingt‑deux brefs chapitres consacrés chacun à un personnage, Jean‑Yves Jouannais compile dans L’Usages des ruines une collection de destins ; célèbres ou méconnus, les individus dont il rapporte l’histoire ont en commun d’avoir gravité autour des décombres, des villes saccagées et des paysages dévastés qui sont l’empreinte dont les guerres marquent l’espace. Ils sont rois de Sparte, de Perse ou d’Akad, généraux de l’Empire romain ou de la Sublime Porte, hommes de guerre dont l’activité principale consiste à produire des ruines ; ils sont également artistes, photographes, architectes, peintres et écrivains (de Stig Dagerman à Victor Klemperer en passant par Victor Hugo), qui mettent les décombres en mots et en images, tentent de penser et de dire la destruction. À travers leurs histoires, ce sont également les époques et les espaces qui défilent, de la Chine des trois royaumes à l’Allemagne du Troisième Reich, avec leurs cortèges de villes détruites : Ebla incendiée par Naram‑Sîn, roi d’Akkad, plus de deux mille ans avant notre ère, Hambourg réduite, selon Stig Dagerman, à « un dépotoir gigantesque de pignons déchiquetés, de murs isolés aux fenêtres vides » aux lendemains des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, Carthage anéantie par Scipion Emilien, et leurs litanies de charniers, de populations anonymes, exterminées et affamées.

2L’inventaire de J.‑Y. Jouannais, s’il s’appuie sur une érudition parfois étayée de notes et de références bibliographiques, est teinté de fiction. Suivant un procédé qui n’est pas sans rappeler les « dialogues des morts » auxquels Hans Magnus Enzensberger a recours dans son ouvrage consacré à la vie du général Hammerstein1, l’auteur n’hésite pas à se projeter dans la conscience des personnages qu’il évoque et à leur prêter des pensées dont ne sauraient attester les travaux d’un historien. Il rapporte les rêves d’Ibrahim Abdülhamid, soldat de la Sublime Porte, sous les murs de Candie assiégée, le désir de Shapuhr Ier, roi de Perse, pour la ville de Dura Europos qui se dérobe à sa vue, ou l’écœurement d’Oscar de Andrade Guimarães, chargé d’exterminer les derniers habitants du village Canudos dans le Nordeste brésilien. C’est que L’Usage des ruines obéit à une logique qui se distingue de l’historiographie ou du roman historique. Abandonnant la linéarité du récit, l’ouvrage met en scène une totalité éparse d’anecdotes dont la forme répond aux ruines qu’elles dénombrent. La dissémination sous forme de chapitres indépendants fait écho au procédé de l’inventaire et de la compilation déjà largement pratiqué par J.‑Y. Jouannais, que ce soit dans son projet d’Encyclopédie des guerres, mené depuis plusieurs années sous formes de lectures‑performances au Centre Pompidou à Paris et à la Comédie de Reims, ou dans un précédent ouvrage Artistes sans œuvres2, qui rassemble les œuvres négatives d’artistes placés sous la paternité du Bartleby de Melville, toujours désireux de s’abstenir.

Les ruines d’un récit possible : du fragment à la farce

3On pourrait prolonger le rapprochement avec ce dernier ouvrage en avançant que J.‑Y. Jouannais s’est lui‑même abstenu d’écrire un roman à partir de ces anecdotes prélevées ou rêvées au cours de ses lectures, et que L’Usage des ruines porte en creux la nostalgie d’un récit. Le texte reproduit en quatrième de couverture présente le livre comme un « casting de personnages » pour un roman absent ou un scénario possible. Mais il est plus vraisemblable que la totalité éparse du recueil constitue la seule forme réellement adaptée à la description d’un monde réduit à un champ de ruines et au récit d’une histoire rythmée par la dévastation. Le texte déroule l’écheveau sans fin des temps de guerre, des sièges obscurs, des batailles oubliées, épisodes connus et méconnus d’une histoire aveugle, placée sous le signe de la répétition et de la production perpétuelle de ruines. Au fil des pages, les gravats s’ajoutent aux vestiges, que l’auteur sonde comme si le futur de l’humanité était écrit dans les traces de sa destruction ; il suit en cela l’exemple d’un de ses personnages, Wlodzimierz Bogacki, militaire polonais théoricien de la « destructiologie », une science divinatoire destinée à déchiffrer les ruines et à « éclairer l’avenir des nations et des êtres par l’interprétation des décombres de guerre » (p. 52).

4Le monde décrit par J.‑Y. Jouannais semble voué ainsi à sa propre disparition, à l’image de cette colline sur laquelle était situé le village de Vauquois et que décrit dans son journal Otto Von Gentz, officier de renseignements auprès de l’état‑major allemand pendant la Première Guerre mondiale. Il rapporte qu’au cours des quatre années de combat et de siège, la butte avait été si parfaitement retournée, creusée par l’explosion de centaines de mines allemandes et françaises, que le village avait fini par disparaître, enterré dans un immense cratère, épargné ainsi de « l’humiliation des ruines » (p. 68). L’histoire de l’humanité, telle qu’elle se donne à lire à travers ces vingt‑deux portraits semble elle aussi rongée de l’intérieur par des destructions absurdes et des décisions arbitraires qui la menacent d’effondrement.

5Pour autant, J.‑Y. Jouannais se garde bien de produire un ouvrage didactique. Il s’agit davantage pour lui de jouer à la guerre, ou peut‑être plus simplement de jouer le jeu de la guerre — car la guerre telle qu’elle apparaît dans L’Usage des ruines a parfois tout d’une farce grotesque. Énoncés avec une légèreté parfois féroce, l’arbitraire des décisions et les délires des conquérants transforment les ruines en purs décors d’une comédie grimaçante et absurde. Quand Irma Schrader, gérante d’une salle de cinéma d’Halberstadt à moitié enfouie sous les décombres pendant les bombardements d’avril 1945 « se lance immédiatement, seule, dans une absurde tentative de déblaiement afin que la séance de 14 heures puisse avoir lieu » car elle ne peut se résoudre à ce que « la guerre en vienne à menacer le spectacle de la guerre » (p. 131‑132) ou quand Ling, officier de l’armée napoléonienne, recevant l’ordre de « mettre le feu aux quatre coins de la ville » de Hersfeld, s’exécute littéralement en incendiant les quatre maisons situées aux quatre points cardinaux de la cité (p. 41), ils semblent donner à penser que la guerre n’est qu’un pur spectacle ou une vaste blague. Parfois, elle se résume à un trait d’esprit, comme lorsque Richelieu lance à Henri II duc de Rohan qu’il vient « de jeter une bonne boule dans [son] jeu de quilles », allusion aux quatre tours et au donjon du château de Josselin, qu’il a fait abattre à coups de canon en guise de menace envers les insurgés protestants. Devenue « sport », « jeu de balle, de boule, de boulet » (p. 139), la guerre se transforme parfois aussi en jeu de dupes : c’est ce que suggère l’anecdote de ce faux aéroport allemand construit avec un réalisme maniaque dans le but de tromper les observateurs alliés, et sur lequel un avion anglais aurait lâché une bombe de bois, jouant ainsi son rôle avec une ironie toute britannique dans cette vaste comédie des leurres (p. 98).

6Le jeu d’escamotage se prolonge au point que les ruines elles‑mêmes en viennent parfois à disparaître, ou que leur existence même soit rendue impossible. Ainsi de la forteresse magnifiquement ornée construite par Peter Aloysius Tromp durant la guerre de Succession d’Espagne : par crainte de la voir détruite, celui‑ci ordonna à sa garnison de se rendre et invita l’ennemi à visiter le chef‑d’œuvre d’architecture qu’il avait mis quinze années à bâtir. Ou encore de la ville chinoise de Luoyping entièrement démontée par ses habitants, soucieux de montrer leur détermination face aux soldats de Shang Yang. Un tel travail de sape, qui semble ruiner le principe même de la destruction et échapper à toute rationalité, fait glisser l’anecdote vers l’absurde et ruine jusqu’à l’imagerie de la guerre. Et que penser de l’histoire de Michael Cinei, censément rapportée par Enrique Vila‑Matas dans les dernières pages de l’ouvrage ? Quelques molécules du corps de ce pompier mort le 11 septembre auraient été mêlées à l’acier recueilli parmi les ruines du World Trade Center, qui a ensuite servi à la construction d’un navire de guerre destiné à la lutte contre le terrorisme. Le livre se referme ainsi sur l’image de fragments de « squelette » et de « dentition » naviguant « dans des eaux malfamées » à la recherche d’une « vengeance sans concession » (p. 145‑146). Le lecteur ne sait trop s’il faut rire jaune devant cette image digne d’un scénario de film douteux ou y lire une critique des stéréotypes propres au storytelling caractéristique de la récupération politique et médiatique des attentats de 2001.

7La guerre, avance J.‑Y. Jouannais, ne serait peut‑être qu’un « théâtre dont on aurait oublié les ressorts burlesques » (p. 101). La perte du sens, qui la réduit à la répétition de mots rabattus et d’images toujours identiques, confère au tableau proposé par l’auteur une ironie teintée de postmodernisme, qui contraste avec le poids des massacres et des dévastations. La singularité de ce livre tient sans doute au fait que J.‑Y. Jouannais abandonne la mélancolie d’un Sebald, ou plutôt la décale sur le mode de la dérision. Loin de s’adonner à la déploration, il propose bien un « usage » des ruines qu’il énumère, transformées en anecdotes souvent plaisantes. Il y a là un jeu rhétorique qui confine parfois à la pointe ou au bon mot, comme lorsqu’il suggère que le comte de Tilly aurait éradiqué la ville de Magdebourg à seule fin d’inventer le mot « magdebouriser » (p. 127).

Du pouvoir littéraire & esthétique des ruines

8La boutade révèle néanmoins une idée qui traverse l’ensemble de l’œuvre : celle d’une production de ruines destinée en fin de compte à la production de mots. Dès le premier chapitre, il est question de la destruction d’Ebla par le feu ; l’incendie, s’il a consumé les bâtiments, a cuit les tablettes d’argile des archives, « préservant les textes pour la postérité », la destruction permettant à la ville d’être sauvée de l’oubli (p. 23). Plus loin, c’est Jules César, qualifié de « dandy » anachronique, qui aurait mené la guerre des Gaules à la seule fin d’aboutir à un livre. Il ne s’agit pas simplement de proposer une interprétation fantaisiste de l’histoire de la conquête romaine, mais d’inscrire dans l’œuvre un paradigme, où la guerre et ses atrocités s’effacent au profit de leur représentation. Tel serait « l’usage » possible de ces ruines, destinées à être érigées en œuvres littéraires. Ainsi l’esthétisation des vestiges, qui a connu son moment de gloire avec le Romantisme, se prolonge dans l’œuvre de J.‑Y. Jouannais, pour qui Hugo « fait l’intéressant » quand il commente avec détachement le manque d’harmonie dans la destruction du manoir de Heidelberg : « quand on fait une ruine, il faut la bien faire » (p. 104).

9Le « ricanement » du poète devant ces décombres, qui constituent pourtant une « matrice artistique » essentielle, « la figure fantomatique qui dictera son œuvre, infusera dans son esprit le gabarit et la couleur de son esthétique », agace visiblement J.‑Y. Jouannais ; il trouve néanmoins un écho dans son propre détachement, teinté de préciosité et d’esthétisme. L’auteur médite ainsi à loisir sur les « belles images » qu’engendre la destruction, comme celle de ces milliers de bandes d’aluminium jetées par les avions alliés afin de brouiller les radars allemands et qui, aux lendemains des bombardements qui ont détruit Hambourg, parsèment la campagne environnante, scintillant comme du givre sous le soleil de juillet (p. 86), ou celle de la bibliothèque de Londres, dont la coupole effondrée durant le Blitz révèle à ciel ouvert des rayonnages intacts. Devenue spectacle, la destruction cesse d’apparaître comme un dommage collatéral de la guerre pour devenir une fin en soi et un principe esthétique.

10Ainsi les guerres mènent‑elles aux ruines et les ruines aboutissent‑elles aux livres : L’Usage des ruines semble dès lors traversé par une rédemption de la dévastation qui ne laisse pas de provoquer un certain malaise, d’autant qu’elle fait étrangement écho à la « théorie de la valeur des ruines » reprise par Albert Speer, ministre et architecte du IIIReich. Selon Speer, soutenu par Hitler,

tout nouveau bâtiment devait être pensé et réalisé à la seule fin de produire de belles ruines (p. 28).

11Ce « devenir ruine » fantasmé des monuments du nazisme, qui justifie la décision des alliés de faire enterrer les décombres de Berlin ravagée sous la colline artificielle de Teufelsberg, est développé dès le début de l’ouvrage et fait peser le soupçon sur toute fascination pour la dévastation et son esthétisation.

Fragments d’une obsession obsidionale

12Cette ambiguïté voulue pose nécessairement la question d’un projet auctorial parfois difficile à cerner. Si J.‑Y. Jouannais parcourt les champs de la destruction, c’est que la guerre, de son propre aveu, l’obsède. Il rappelle d’ailleurs dans un texte liminaire, que le verbe obsidere a donné, outre le mot obsession, l’adjectif obsidional, qui se rapporte aux sièges et à l’action d’assiéger, avant de souligner la proximité entre les deux termes et de placer son livre sous le signe de ce rapprochement :

L’art ne peut être qu’obsidional, produit sous la contrainte du blocus de l’obsession (p. 17).

13Les portraits obsidinaux — tel est le sous‑titre de l’ouvrage — gravitent donc tout à la fois autour des villes assiégées et désignent la guerre comme une obsession qui assiège l’auteur. Celui‑ci cherche à la faire partager au lecteur sur le mode de la contamination, en lui ouvrant les portes d’un livre à parcourir comme un cabinet de curiosités. Le texte reproduit en quatrième de couverture résonne en effet comme une invitation :

Choisis parmi cette triste galerie l’uniforme ou les traits qui te siéront au mieux. Tu es maintenant libre d’aller arpenter les ruines.

14Pourtant, cette invitation et cette identification, J.‑Y. Jouannais les revendique d’abord pour siennes : premier lecteur et héros invisible de son livre, il affirme s’essayer à la variété des panoplies, empruntant le visage de personnages historiques, s’immisçant dans leur esprit, fantasmant leurs ambitions et leurs regrets. Il réalise ainsi, sur le mode de la projection, le désir dont font état les premières pages de L’Usage des ruines : celui d’être pris dans le délire des fièvres obsidionales, qui saisissent les habitants des villes assiégées. L’auteur rapproche cette fascination de celle de Sebald, tout en s’en distinguant. Il définit en effet l’écrivain comme celui qui gravite autour des ruines sans y entrer, et affirme quant à lui vouloir y pénétrer — non en auteur mais en personnage, en empruntant les destins des individus dont il rapporte l’histoire. Ce qu’il revendique, c’est donc de se laisser posséder par l’obsession.


***

15Cette possession rejoint une forme de dépossession, qu’il met en scène sur le mode ludique. Le livre s’ouvre en effet sous le signe d’un travestissement, d’une permutation feinte : Jean‑Yves Jouannais revendique la paternité d’un livre d’Enrique Vila‑Matas, auquel il attribue l’un de ses précédents ouvrages, et situe L’Usage des ruines dans la lignée d’une telle supercherie. Les dernières pages du texte laissent entendre que E. Vila‑Matas aurait réalisé le souhait de J.‑Y Jouannais, désireux d’être « envoyé à la guerre », en lui proposant ce florilège de destins à emprunter à sa guise, tout en dénonçant la « très singulière naïveté » d’un tel désir. À travers ce jeu aux accents borgésiens, la question de l’auctorialité, fût‑elle subvertie, apparaît comme l'un des enjeux centraux de l’écriture. En effet, si J.‑Y. Jouannais dit vouloir, contrairement aux écrivains, « entrer » dans les ruines au lieu de les circonscrire par l’écriture, il ne fait guère de doute qu’il veuille aussi se constituer en auteur. Et quel meilleur moyen de le devenir que de faire « usage » de ces ruines qui le fascinent, de se laisser guider par l’obsession ? Sans doute la spécificité de l’œuvre tient‑elle à sa capacité à conjuguer la légèreté du jeu d’esprit à la pesanteur des vies brisées. Le contraste avec l’œuvre de Sebald, dont elle se revendique en partie, n’en est que plus saisissant. Le Sebald des Émigrants ou de Vertiges voit partout des doubles de lui‑même dans les destins brisés qu’il croise : c’est pour dire cette identification qu’il se fait écrivain. J.‑Y. Jouannais, quant à lui, collectionne les doubles possibles et les images de la dévastation pour devenir écrivain : sa fièvre obsidionale est avant tout le symptôme d’une obsession littéraire.