Théorie des amours possibles
1Contrairement à ce qu’on pourrait croire un peu vite, la théorie littéraire a des applications pratiques et concrètes dans nos vies quotidiennes. Qu’il me soit permis de le démontrer en m’appuyant, à titre exceptionnel, sur mon cas personnel.
2En effet, en dépit de ce que mes précédents écrits publiés ici ou ailleurs pourraient donner à penser, je ne suis pas (seulement) un théoricien froid et sec, adepte des systèmes formalistes sans âme et des lectures desséchantes et désincarnées.
3C’est même tout le contraire.
4Sous cette apparence de rigueur, voire d’intransigeance, j’ai un cœur qui bat et auquel il arrive même d’éprouver des sentiments. Et je me fais fort de vous en administrer la preuve séance tenante, en vous narrant, sans indiscrétion ni fausse pudeur, ma plus belle histoire d’amour.
L’un sans l’autre
5La fille de mes rêves s’appelle Mina. Mina Wanghen. C’est la plus jolie fille de Könisberg, patrie, comme on sait, de la philosophie et de l’imagination. Mais avant cela, c’est surtout un esprit vif et aérien, épris de littérature, mêlant l’intelligence et la sensibilité, la fierté et la délicatesse, l’humour à la française et la mélancolie à l’allemande — qui donc résisterait à un être aussi attachant ?
6Je pourrais continuer longuement ce paragraphe, mais je me dois de préciser d’emblée un point, et ce d’autant plus que certains lecteurs ont sans doute déjà reconnue Mina : il s’agit, je ne vois pas comment le dire autrement, d’un personnage de fiction.
7La gracieuse Mina Wanghen est en effet l’héroïne du roman inachevé de Stendhal, Le Rose et le Vert1.
8Elle mène une existence qui n’est sans doute pas à la hauteur de ses aspirations : à la mort de son père, Pierre Wanghen, elle hérite de plusieurs millions et voit alors se multiplier les prétendants sous sa fenêtre. Mais souhaitant avant toute chose être aimée pour elle-même et non pour son argent (je ne demande pas mieux), elle tâche de convaincre sa mère de faire croire à tout le pays qu’elles sont ruinées. L’opération échouant, toutes deux finissent par se rendre en France, en transitant par Hambourg, peu de temps avant d’être rejointes par une cousine de Strombeck qui arrivera à Paris en passant par Le Havre.
9La France est un pays dont elle a maintes fois rêvé, en étudiant, en compagnie de son professeur Eberhart, les œuvres de Marivaux et La Bruyère. Elle aime l’ironie française : « C’est précisément à cause de leurs blâmes impertinents que j’aime ces aimables Parisiens », révèle-t-elle. « Elle a trop d’esprit », dit d’ailleurs d’elle son cousin — ce qui est vraisemblablement la faute d’Eberhart, à qui le père de Mina a demandé, moyennant une rente de mille thalers, d’en faire une fille d’esprit avant l’âge de seize ans.
10Libre, indépendante (« Et ne suis-je pas juge de ce qui convient à mon bonheur ? », réplique-t-elle à l’avocat Willibald qui tente de la persuader que se faire passer pour ruinée n’est pas forcément une bonne idée), rien ne semble mieux pouvoir la caractériser que le terme qui revient à plusieurs reprises dans la bouche de ses proches : « singulière ».
11Or, dès son arrivée, elle sera déçue, voire écœurée, par la vulgarité et le matérialisme des Français et ne trouvera sa consolation que dans l’espoir, entretenu par un vénérable professeur de littérature, de rencontrer, un jour, de ces Français semblables à ceux qu’elle trouvait dans les livres. En somme, Mina a quelque chose d’une Bovary2, qui n’aurait pas lu les romans de Walter Scott, mais trop écouté son professeur Eberhart. Comme Emma, elle voudrait vivre dans un livre. Ce qui tombe bien, puisque moi aussi, je voudrais vivre dans le sien.
12Autant dire que si les choses peuvent sembler bien engagées (je suis français et, si je ne parle pas allemand, Mina se présente elle-même comme « une jeune fille qui sait trois ou quatre langues », moyennant quoi la barrière linguistique ne sera pas un obstacle), il n’en demeure pas moins que cet amour est, à bien des égards, strictement impossible.
13C’est là qu’intervient la théorie littéraire, et que se pose sérieusement la question : peut-on être amoureux d’un personnage de roman ?
14Il est très dommage de constater que dans une société aussi avancée que la nôtre, qui désormais ne semble plus réprouver les couples ayant une différence d’origine, de religion, de statut social, ou que sais-je encore, l’amour entre un être « réel » et un être « de fiction » (mais les êtres de fiction sont tout aussi réels que vous et moi, contrairement au préjugé tenace à la source de toutes les discriminations dont ils sont victimes) reste encore un tabou. Je ne reviendrai pas ici sur les réactions de mon entourage, qui vont de la commisération amusée (« Ça ne peut pas marcher, vous n’êtes pas du même monde… ») au scepticisme le plus brutal (« Mais Stendhal n’a jamais écrit ça, il a écrit Le Rouge et le Noir3… »).
15Je me contenterai simplement de signaler ce qu’une telle situation, plus courante qu’on ne l’imagine, peut avoir de désespérant à vivre au jour le jour. Bien que n’étant pas particulièrement porté au « ségrégationnisme », au sens que lui donne Thomas Pavel4, je suis bien obligé de constater qu’il y a, entre nos mondes, une barrière infranchissable, et je prie mon lecteur de me croire sur parole si je lui confie que rien n’est plus douloureux que de n’avoir ainsi que quelques bribes de l’existence de l’être que l’on aime, existence dont on est soi-même totalement exclu, et condamné à suivre de l’extérieur, sans jamais pouvoir s’y glisser, quand on voudrait tout y partager, les joies comme les peines, les succès comme les déceptions, les événements les plus importants comme les plus anodins.
16Je crois, cependant, apercevoir une chance dans mon malheur. Le texte stendhalien est une passoire : moyennant les innombrables intrusions d’auteur5, de nombreux trous ont été ménagés dans la frontière, d’habitude étanche, entre le monde réel et le monde fictionnel. Je pourrais sans doute m’engouffrer dans une de ces brèches. Mais comment faire ?
Aux grands maux…
17Alors que je ressassais cette question, et que mon chagrin ne faisait que durer et empirer de jour en jour, je décidai de m’en ouvrir à un ami, lequel me combla de joie en assurant : « J’ai une solution. Je vais te présenter quelqu’un. »
18C’est ainsi que je fis, au début du mois de juin, la connaissance de Jacques Dubois6. À ses airs de Dumbledore, je compris que j’avais affaire au faiseur de miracles que je recherchais. Il écouta mon histoire avec beaucoup de patience et, en guise de réponse, me remit très simplement une sorte de grimoire sur lequel on pouvait lire : Figures du désir. Pour une critique amoureuse.
19C’est donc rempli d’espérance que je commençai la lecture de ce qui était en réalité un essai de théorie littéraire, paru le 9 septembre dernier.
20J’en fus d’abord enchanté.
21Il y avait d’autres lecteurs dans mon cas, amoureux d’un être de fiction — voire de plusieurs, car si J. Dubois se défend de tout « donjuanisme », on relève quand même dans sa liste l’Albertine de Proust, la Marie de Toussaint, la Christine d’Angot, la Séverine de La Bête humaine de Zola,ainsi qu’une Valérie de Balzac, une Anna de Simenon, une Augustine de Stendhal, une Marie-Noire d’Aragon, et même un attelage doublement masculin Charlus-Saint-Loup qui permet de revenir in fine à Proust.
22Évidemment, on ne peut s’empêcher, en dépit des protestations de l’auteur, de songer ici à la fameuse liste que brandit Leporello dans le Don Giovanni de Mozart mis en images par Joseph Losey… liste qui, sous les yeux effarés d’Elvire, se déroule, sans paraître devoir s’arrêter, tandis que le valet entonne la fameuse aria Madamina, il catalogo è questo, où il lui révèle l’existence des multiples conquêtes, parmi lesquelles les non moins fameuses mille e tre. J. Dubois, reprenant l’un des modèles les plus canoniques de l’essai critique (la liste de monographies, qui ne vise à aucune exhaustivité, ni systématicité, mais néanmoins à une certaine exemplarité, comme le suggère bien le terme de « figures », qui suppose donc un invariant et des variations) serait donc ce Don Juan baroco-classique ; alors que, quant à moi, je serais plutôt ici le Don Juan romantique inventé par Hoffmann (né à… Könisberg) dans ses Contes fantastiques, amoureux pour sa part d’une seule et unique femme, l’autre héroïne de l’opéra mozartien, Mi… euh non, Anna.
23Mais peu importe.
24Non, je n’étais pas seul.
25Oui, il était possible de faire quelque chose.
26La « critique amoureuse », reprenant en cela l’un des principes clefs de la « critique fiction » prônée par J. Dubois7, s’autorise à intervenir directement sur les textes pour les modifier. Le critique devient alors « un rêveur chez lequel la fiction agit comme un stimulant ou comme excitant » (p. 7), qui découvre que le « récit gagne à ne pas être réduit à sa lettre », ouvrant « à la rêverie lectrice la perspective d’un roman qui eût pu être différent de ce qu’il est » (p. 8). En particulier, il est possible de s’attacher (c’est le cas de le dire…) aux personnages secondaires dont on estime qu’ils mériteraient d’être davantage mis en lumière, d’autant que leur existence semi-clandestine laisse présager des intrigues reléguées au second plan qui sont autant de virtualités narratives à explorer, c’est-à-dire à inventer : « Tel personnage me séduit, m’occupe cœur et esprit, et je voudrais que sa position en texte soit réévaluée — en raison du sentiment que j’ai pour lui mais aussi de la conviction qu’il mérite mieux que ce qui en est donné à voir » (p. 9)
27Et, s’il était ainsi possible de modifier les textes, je ne doutais pas qu’il fût aussi possible de s’y inviter.
28Ainsi J. Dubois m’aiderait-il à traverser les mondes. Je serais son Dante, il serait mon Virgile. De sorte qu’après la théorie des mondes possibles8 et celle des textes possibles9, je serais en mesure de forger la théorie des amours (enfin) possibles.
Êtres de fuite
29Grand était mon espoir, grande fut ma déception.
30Les deux premiers chapitres ne se distinguaient en rien, du moins en apparence, des lectures les plus traditionnelles, telles que l’on peut en trouver dans les essais monographiques qui sont aujourd’hui légion, si ce n’est qu’ils se concentraient sur deux figures féminines : à savoir, respectivement, Albertine Simonet, de la Recherche du temps perdu10, et Marie de Montalte, héroïne quasiment éponyme de la trilogie de Jean-Philippe Toussaint11.
31Dans « Albertine plus vive que morte », J. Dubois s’attache à la jeune femme qui, dans Albertine disparue, commence par disparaître en quittant le domicile où le narrateur Marcel, amoureux pour le moins possessif, la maintenait, pour ainsi dire, séquestrée, puis disparaît plus radicalement, en mourant d’une chute de cheval. Notre critique se livre à une analyse du roman d’Albertine que, loin d’inventer, il se contente de reconstituer à partir d’indices textuels. Non seulement il s’agit d’une pratique herméneutique courante, mais encore, ce faisant, il se contente de dupliquer la démarche du narrateur lui-même, qui mène tout au long du volume une enquête pour découvrir si, oui ou non, Albertine n’aurait pas eu des relations clandestines avec d’autres jeunes femmes.
32De cette manière, souligne J. Dubois, Albertine reste bien vivante, omniprésente, tant il est vrai que « le deuil ne va pas sans une sorte de résurrection permanente du disparu » (p. 19). En outre, parce que le narrateur soupçonne en permanence la possibilité d’une « existence seconde » (p. 23) d’Albertine, transformant celle-ci en « fantôme » dont il traque les moindres traces, parce qu’il la constitue en énigme, il autorise pleinement la lecture que propose J. Dubois, consistant, comme toute interprétation, à supposer un principe de cohérence sous-jacent aux quelques éléments textuels qui lui sont offerts.
33On conçoit donc que non seulement « la critique amoureuse ne se distingue pas complètement d’une herméneutique » (p. 11), mais que dans le cas présent, cette herméneutique n’est rien d’autre que la reprise pure et simple des gestes du narrateur, une soumission pour ainsi dire totale à son autorité. Le critique, ici, semble moins libre vis-à-vis de Marcel qu’Albertine, qui réussit, elle au moins, à lui échapper.
34Le chapitre « Marie naïade de style » ne m’emballa guère plus, dans un premier temps du moins.
35D’une part, j’avais le sentiment que la Marie de J.‑Ph. Toussaint était lue au prisme de l’Albertine de Proust, moyennant divers rapprochements possibles (je n’en veux pour preuve que le fait qu’Albertine elle-même est déjà qualifiée de « naïade », p. 30). À vrai dire, l’ensemble du volume allait m’offrir une galerie de portraits de jeunes femmes en sœurs jumelles d’Albertine, comme s’il s’agissait du fantasme originel, d’où découlent (si j’ose dire) toutes les autres. En particulier, les deux héroïnes ont en commun d’être des « êtres de fuite », comme semble déjà l’annoncer la correspondance entre les titres La Fugitive (titre sous lequel a d’abord paru Albertine disparue) et Fuir (second volet de la trilogie mariale).
36D’autre part, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la façon dont J. Dubois affirme d’emblée que « c’est à se demander si Marie existe vraiment » (p. 37) me gênait un peu. Il me semblait que l’on transformait Marie en personnage de fiction y compris au sein de la fiction, où elle est censée être réelle. De cette manière de nouveau, le critique met en abyme son propre geste et l’autorise en en faisant la simple reprise des gestes du narrateur.
37Dans ces deux premiers chapitres, je ne voyais donc aucune intervention du critique amoureux sur les romans en question, ni le moindre début de commencement de traversée des mondes. Ce n’est qu’au bout de quelques temps que je compris mon erreur.
Le critique ou l’anti-Marcel
38En effet, si j’avais raison de considérer qu’Albertine, si chère au cœur de J. Dubois, à telle enseigne qu’il lui avait déjà consacré tout un volume12, était la figure matricielle qui, placée en tête d’ouvrage, fonctionnerait comme le modèle de toutes les figures féminines, c’est d’abord et parce que le schéma « fugitive »/« prisonnière » allait être le schéma implicite, et peut-être même impensé (ne lésinons pas), des chapitres suivants. Cependant, ce schéma allait fonctionner à deux niveaux.
39D’abord, Albertine est prisonnière dans la fiction. Ensuite, elle se libère et s’enfuit, échappant au narrateur, à son délire de contrôle et à son instinct de possession, toujours au sein de l’univers fictionnel de la Recherche.
40Mais le critique amoureux va se donner pour tâche, lui, de considérer que le personnage féminin est prisonnier de la fiction, enfermé dans le texte, et s’efforcer de le libérer, de le faire échapper à son auteur, qui exerce sur le personnage un contrôle d’autant plus efficace qu’il en est le créateur et décide ainsi de tous ses faits et gestes. Le fait de partir de la Recherche, œuvre pour laquelle l’ambiguïté entre auteur et narrateur est souvent soulignée, facilite sans doute la possibilité de passer ainsi d’un niveau à l’autre. Dans le chapitre « L’autre Christine via Charly », cet aspect est encore renforcé puisque le critique invoque l’identité entre « l’auteure, la narratrice et le personnage » (p. 77) — la matrice proustienne n’étant toutefois jamais loin puisque Christine Angot et Doc Gynéco sont identifiés à Odette de Crécy et Charles Swann13.
41C’est ainsi que J. Dubois peut écrire que Marie « nous échappe bien souvent » (p. 38), et ajouter : « lui donner une chance d’exister autrement qu’elle ne le fait ne peut vouloir dire que la libérer de son amant-narrateur, la rendre autonome autant que possible », avant de conclure : « ce personnage qui la raconte se comporte envers elle de façon si accaparante, si possessive qu’il mérite une leçon. » Si J. Dubois renoue ici avec le motif inusable de l’autonomie du personnage par rapport à son auteur14, c’est en le revivifiant de façon tout à fait originale.
42Insister à ce point sur la dimension « fugitive » d’Albertine ou Marie, leur mobilité, leur non-coïncidence à soi, est une manière de faire échapper le personnage à son narrateur, à son auteur, voire à lui-même.
43Ainsi, même lorsqu’il paraît se soumettre à l’autorité du narrateur et respecter la lettre du texte, le simple fait de sélectionner et de mettre en relief certains éléments, comme le fait le premier herméneute venu, constitue déjà un premier pas vers des formes de récriture plus franches que l’on trouvera dans les chapitres suivants. Insister sur la liberté du personnage dans le texte, c’est déjà le libérer du texte : la traversée des mondes que je cherchais si fiévreusement était sous mes yeux depuis le début.
44Le critique amoureux est donc un anti-Marcel : s’il se livre à des enquêtes qui peuvent évoquer la critique policière de Pierre Bayard15, sous une forme timide qui n’aboutirait pas à une autre solution, autant dire à une récriture du texte, mais simplement à la mise en cohérence de divers indices, autrement dit la mise au jour d’un sous-texte, ce n’est pas pour tout savoir de l’être aimé, ce qui est encore un moyen de l’emprisonner, mais au contraire pour en dégager toute la force de vie et de liberté. Il me paraît difficile d’imaginer plus belle conception de l’amour que celle-ci, qui consiste à dire que le seul fait d’aimer libère l’autre de toutes ses entraves, ses dépendances et ses emprises.
45D’ailleurs, il arrive à J. Dubois en diverses occasions de raconter que J.-Ph. Toussaint lui a naguère écrit une lettre dans laquelle il s’insurge de la lecture que le critique amoureux fait de Marie et s’efforce de la rectifier pour la mettre en conformité avec l’interprétation orthodoxe (la sienne, et celle de son narrateur). Une véritable crise de jalousie, en somme, ce qui est à peu près l’exact opposé de la critique amoureuse.
46Je dois ici faire amende honorable et avouer piteusement que j’ai moi-même conçu en mon temps quelque jalousie envers de multiples rivaux, réels ou imaginaires, qui gravitaient autour de Mina : envers les jeunes Allemands en redingote qui se pressaient dans sa rue, envers le professeur Eberhart bien entendu, envers le duc de Montenotte à qui l’abbé de Miossince semble vouloir la destiner dans les dernières pages (sans qu’on ait le moyen de savoir ce qu’il en advient), mais aussi envers Stendhal, dont elle est, disent les spécialistes, l’héroïne préférée, ainsi qu’envers tous les lecteurs, stendhaliens ou non — et bien entendu, envers J. Dubois lui-même (la première page de ces Figures du désir ne fait-elle pas figurer la dédicace : « Pour M., toujours » ?).
Filles de vent, de feu, d’eau & de cristal
47Les formes traditionnelles de la critique se lestent ainsi de nouveaux enjeux. Les deux premiers chapitres en particulier évoquent irrésistiblement les accents de la critique thématique16, citation de Bachelard17 et associations d’images libidinales à l’appui. L’évocation d’une thématique « aquatique, humide, féminine » (p. 33) pour Albertine dont la « lubricité exubérante » (p. 34) permet de mettre en évidence une thème qui traverse tout le livre de J. Dubois, le chiasme du sexuel et du social, où l’herméneutique freudienne croise la critique sociologique. Même réseau de motifs pour Marie, « femme liquide » (p. 40), qui fabrique des robes en sorbet fondant sur le corps des mannequins, ce qui autorise un rapprochement avec Albertine, qui fait fondre pour sa part les glaces du Ritz dans sa gorge, scène qui a de longue date excité l’imaginaire érotique de maints interprètes (une zone herméneutiquement érogène, en somme).
48L’imagination élémentaire à la Bachelard semble chez J. Dubois devoir se décliner sous trois aspects : l’air (fugitivité), l’eau (féminité), mais aussi le feu, au moins pour Marie, « fille de feu comme elle est fille de l’eau » (p. 47). Tous éléments qui se peuvent subsumer sous le thème de la mobilité et s’opposent à la solidité qu’incarnerait la terre. La lecture thématique permet ainsi de mettre en relief tout ce qui se rattache à la liberté et déjoue tout ce qui menace de s’immobiliser, se figer, entraver la fuite.
49Il y a toutefois un motif de la solidification que l’on retrouve dans le chapitre sur Marie et le chapitre consacré un peu plus loin à Séverine, l’héroïne de La Bête humaine. Le critique trouve en effet insuffisante la caractérisation de Marie, en lien avec l’élément marin, comme flibustière : « La jeune femme mérite mieux que cette explication qui invoque son côté un peu sottement rebelle » (p. 49). Et de proposer de la percevoir en nymphe mythologique, voire en Méduse. Le texte de J.-Ph. Toussaint propose explicitement cette analogie, sans compter qu’à la fin du livre qui dit toute la vérité et rien que la vérité la concernant, Marie baigne, avec un plaisir évident, au milieu d’authentiques méduses de mer. Tout individu normalement constitué admettra que c’est la créature la plus immonde qui se puisse concevoir (je suis certain que Mina pense comme moi), mais Jean-Pierre Richard dirait sans doute que, par sa masse globuleuse, gélifiée et translucide, elle représente un état intermédiaire de la matière, une eau semi-solidifiée, n’ayant pas atteint la concrétion élégante de la glace, avec sa transparence parfaite et ses contours implacablement définis, ou la délicate pulvérisation de la neige.
50À l’inverse, la Méduse mythologique est évidemment celle qui pétrifie. Le cinquième chapitre, précisément intitulé « Séverine Méduse ménagère », permet à J. Dubois d’approfondir la dimension libidinale de sa lecture (sans surprise, Zola18 sera lu avec Freud19, tandis que Balzac20 sera lu avec Marx21). L’analyse revient sur la façon dont Séverine Roubaud prend progressivement le contrôle de sa relation avec Jacques Lantier. Comme à plusieurs autres reprises, J. Dubois aime aussi à s’attarder sur les contradictions du personnage (un personnage contradictoire étant, j’imagine, plus facile à libérer, puisqu’il n’est pas prisonnier d’une identité stable et monolithique), ici le physique à la fois inquiétant (cheveux noirs) et doux (yeux bleus) de Séverine. La figure de Méduse finit par apparaître, « allusivement mais non sans insistance. » (p. 110)
51Il se passe toutefois quelque chose, ici.
52On le sait, c’est Jacques Lantier qui assassine Séverine. Toutefois, dans la mort, J. Dubois la reconnaît encore comme une incarnation de Méduse, mais une Méduse au miroir : « c’est la femme qui est pétrifiée d’horreur devant un geste qu’elle ne comprend pas. » (p. 113) Renversement inattendu que le critique résout par une hypothèse : « la figure de Séverine en Gorgone n’est jamais qu’une projection de l’esprit dérangé du héros. » (p. 113) Et la conclusion est imparable : « c’est Lantier qui grossit ses traits de la sorte, c’est Lantier qui, avec Zola, la surinterprète. » (p. 116)
53La véritable Méduse, c’est donc le romancier-narrateur, c’est lui qui enferme, qui pétrifie, qui assigne une identité et une fixité aux êtres que l’amour du critique restitue à leur volatilité.
54Un point me paraît néanmoins mériter d’être soulevé. Amoureux d’une héroïne stendhalienne, je ne peux manquer de relever l’expression employée dans l’introduction : le critique accomplit « la cristallisation sur un personnage » (p. 11) Or, cristalliser, c’est précisément solidifier, donner une identité. De fait, la critique amoureuse ne fait jamais que reprendre et amplifier tout acte de lecture consistant à « remplir les blancs » du personnage, « signifiant discontinu » et « signifié cumulatif », comme dirait Philippe Hamon22. L’effet-personnage, tel qu’il est couramment présenté, consiste à donner, par la lecture, unité et cohérence à ce signe textuel. Mais n’est-ce pas finalement la même chose dans la critique amoureuse ? Et ne peut-on pas dire que le processus amoureux tel que le décrivent Stendhal et Proust23 coïncide exactement avec la lecture d’un personnage de fiction tels que les poéticiens plus ou moins récents l’envisagent ?
55Autrement dit, à la question « Peut-on être amoureux d’un personnage de fiction ? » on aurait avantage à substituer celle-ci : « Peut-on être amoureux d’autre chose que d’un personnage de fiction ? » — ou pour le dire plus simplement : toutes les femmes s’appellent Odette (les hommes aussi d’ailleurs, comme le montre bien le dernier chapitre de J. Dubois qui réévalue le duo Saint-Loup & Charlus).
56Et cette question aurait son corolaire : « Peut-on faire autre chose avec un personnage de fiction qu’en être amoureux ? »
57J. Dubois nous assure que c’est parce qu’elle est « trouée d’incertitudes » (p. 10) qu’Albertine a retenu son attention. Mais en réalité, tout personnage est ainsi troué, à partir du moment où l’on considère son « incomplétude sémantique », comme on dit. Le fait est que le personnage d’Albertine thématise cette incomplétude et exhibe la dimension fondamentalement lacunaire de tout récit, de toute fiction. Toute lecture de personnage, même si elle se prétend fidèle au texte, suppose donc que le critique y injecte de la fiction, qu’il intervienne sur la lettre du texte.
58Entre la lecture qui met en relief le thème de la liberté et les lectures que j’allais découvrir par la suite, lesquelles modifient le texte afin de redonner de la liberté au personnage par rapport à son créateur, il n’y a ainsi qu’un passage à la limite. En somme, pas de solution de continuité entre Richard et P. Bayard, entre herméneutique et rhétorique.
Interventions
59Jusqu’ici, en effet, nous restions dans une lecture thématique, sexuelle et sociologique, de facture assez classique, où, pour découvrir la clef du monde de Mina, il me fallait quand même, on l’admettra, faire preuve de beaucoup de bonne volonté.
60D’autres chapitres allaient me montrer la voie de façon plus explicite.
61Le troisième, « Valérie femme comme il en faudrait », me fit oublier ma déception initiale, puisque le personnage de Valérie Marneffe, dans La Cousine Bette de Balzac, y fait l’objet d’un traitement pour le moins radical. Ici encore, l’appétit sexuel est mis en synonymie avec l’autonomie de la femme : « ses amants en nombre expriment aussi et mieux que tout l’usage de sa liberté » (p. 68) et la sexualité est une arme de revanche sociale. Mais un pas est franchi lorsque le critique refuse purement et simplement le dénouement proposé par Balzac. Il est vrai que celui-ci a l’habitude que ses critiques les contredisent24, mais de là à récrire la fin du roman, jugée « rocambolesque » et « inacceptable » (p. 73)… En tout cas, voici Valérie devenue révolutionnaire et féministe, pensant « qu’il faut émanciper les femmes d’une servitude qui prend tant de formes, courtisanerie comprise. » (p. 75)
62Je n’oserai pas aller jusqu’à faire remarquer que le critique fabrique ici le personnage à son image, mais je suis à deux doigts. Je me contenterai d’observer que J. Dubois aime parfois à peindre les femmes qu’il libère en libératrices : ainsi, dans le chapitre « Anna agent du Kommintern », est évoqué le roman de Simenon25 Le Train dans lequel une femme qui vient de sortir de prison, une certaine… Anna, rencontre dans un train à destination de La Rochelle, non pas Jacques Lantier, mais un certain… Marcel. L’histoire d’amour qui se noue entre eux a permis à ce dernier de se montrer « capable de passion et d’autonomie. » (p. 118) Pour ce petit homme moyen, un minable voire un raté en somme, il y a, nous dit J. Dubois, comme un « droit au roman » (p. 122), comme si toute cette histoire n’était qu’une célébration du romanesque qui peut advenir dans nos vies. Femme « libre » (p. 131), « résolue, autonome » (p. 135), elle offre à cet homme banal un pur instant de grâce, mais celui-ci, par sa lâcheté, s’avère incapable de « saisir l’occasion qui s’offrait à lui de vivre un amour hors norme inscrit dans la durée et lui faisant suivre Anna jusqu’au bout. » (p. 136) N’accablons pas toutefois le pauvre Marcel, et contentons-nous de ne jamais l’imiter.
63Le septième chapitre du livre de J. Dubois allait particulièrement m’intéresser, puisqu’il est consacré à une héroïne stendhalienne, à qui le critique réserve un sort des plus intéressants. Augustine Grandet, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, est une figure de Lucien Leuwen, qui a pour particularité de « vouloir exister par elle-même » (p. 147). Encore une fois, on constate que cette revendication d’indépendance dans la fiction va se traduire par une prise d’indépendance hors de la fiction. Lorsque le personnage devient réellement amoureuse, elle accède à une « rédemption toute laïque qui se nomme liberté » (p. 152). Et c’est cette liberté, le critique va la lui donner en inventant un épisode à la Don Quichotte26, où Augustine se met à lire, et lit notamment Le Rouge et le Noir. Mieux encore, elle rencontre un certain Henry Beyle, ni très beau ni très soigné, mais acrimonieux et impertinent, en qui elle reconnaît Stendhal, dont elle s’éprend en projetant sur lui les caractéristiques de Julien Sorel (fusionnant ainsi, si je puis me permettre, les syndromes Swann et Bovary).
64Le chapitre suivant complique encore le jeu des mises en abyme et récit spéculaires, ce qui semble d’abord dû à son objet, le roman Blanche ou l’oubli d’Aragon27, qui multiplie les niveaux narratifs et les histoires entremêlées. C’est cette fois le personnage de Marie-Noire qui a tapé dans l’œil de J. Dubois : une nouvelle fois la contradiction (en dépit de son nom, elle est blonde) permet d’anticiper une créature « rétive », qui « saura mettre en déroute les stratagèmes de Gaiffier », le narrateur (p. 159). Celui-ci ne manquera pas, comme tous ces narrateurs marcellistes qui entendent diriger, ordonner, contrôler, mentir et manipuler, de dire que Marie-Noire est sa propre invention, mais le critique amoureux sera précisément celui qui choisit de croire en Marie-Noire, personnage inachevé, « en progrès » (p. 162), appelant donc la rêverie, la prolongation… et l’autonomisation. Or, « l’acte d’autonomie véritable » (p. 166) n’est autre que l’écriture. Et J. Dubois d’inventer de nouveau une suite au roman, dans laquelle Marie-Noire devient elle aussi une révolutionnaire, non de 48 mais de 68. Elle croise Aragon vieillissant, bat le pavé, fréquente les cours de Vincennes, et finit par écrire un roman à succès.
65J’avoue avoir d’emblée, je veux dire dès la première intervention (proprement dite) de J. Dubois sur le texte de Balzac, été d’avis que pour se libérer vraiment, la seule chose qu’un personnage puisse faire est de se mettre à écrire. Et je suis depuis toujours persuadé que le roman inachevé Le Rose et le Vert devrait se terminer comme La Recherche de Proust : Mina finit par devenir écrivain28.
66Néanmoins, il reste un détail gênant. Comme le souligne J. Dubois, la critique ici pratiquée est celle d’un « critique qui est homme et pas jeune » à propos de « femmes jeunes » (p. 10). Laissant de côté la question de l’âge, je me permettrais de faire appel au critique féministe qui sommeille en moi et d’observer que, finalement, ces libérations successives consistent toujours à voir une femme libérée d’un homme par un autre homme. On retrouverait ici une concurrence entre le critique et le narrateur (ou ses doubles), quelque chose comme une rivalité mimétique, et pourquoi pas une forme plus raffinée de jalousie, qui, chassée par la porte, reviendrait par la fenêtre.
67Une critique résolument amoureuse consisterait à l’inverse à faire en sorte que le personnage se libère de lui-même en devenant son écrivain. C’est pourquoi je ne vois d’autre façon d’achever Le Rose et le Vert que de faire de Mina, l’auteur de son propre livre. C’est donc à elle, et non à moi, ou à quiconque, d’écrire la fin du roman, et c’est à elle qu’il revient de décider si j’y figure ou pas.
68Le livre de J. Dubois ne m’aura finalement pas donné accès à d’autres mondes possibles, mais il m’aura au moins permis de méditer sur toutes ces questions bien réelles. Aussi refermé-je l’ouvrage sur cette conclusion un peu triste, que s’il lui (nous) « arrive de souffrir de n’avoir jamais de retour » avec l’être aimé, il s’y est (nous nous y sommes) « condamné, aimant des ombres, de si belles ombres. » (p. 201) Restent les ressources, peut-être pas inépuisables, mais puissamment réconfortantes, de la lecture, de l’écriture et du rêve, toutes choses sans doute un peu les mêmes.
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69Alors, tandis que s’affaiblissent les derniers rayons du soleil couchant à l’horizon, dans la tiédeur d’une soirée de juillet, mon esprit s’envole vers Königsberg. Là, par le miracle d’une métalepse, traversant les âges, les distances et le silence, je retrouve, dans les allées d’un parc, parmi les flocons tournoyants d’une soirée de bal au plein cœur de l’hiver, Mina Vanghem, assise sur un banc de pierre, dans sa robe de soie et ses souliers lamés d’or, les cheveux piqués de rubans alternativement roses et verts.
70Et quand le poids de la réalité se fait trop lourd, quand je ressens trop douloureusement la barrière qui sépare nos mondes, alors je me souviens de la leçon de Borges (« si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs, pouvons être des personnages fictifs »29), et je rêve que je suis moi-même un personnage de roman, et qu’il existe un monde où Mina Wanghen me lit elle aussi30, et rêve, comme moi, à nos amours possibles.