Actualité de la liste
Une forme très tendance
1La liste est‑elle à la mode ? Assurément, la forme est d’une grande vivacité, et l’époque en produit des tombereaux. Mais à dire vrai, toute époque depuis l’invention de l’imprimerie en a toujours beaucoup produit ; qu’il s’agisse de dictionnaires, d’annuaires, de modes d’emploi, de guides de voyage ou de livres de cuisine, elle est une forme nettement plus représentée (et sinon plus lue, du moins plus consultée) que la forme narrative.
2Le domaine littéraire, quant à lui, accueille‑t‑il ce phénomène scriptural plus volontiers aujourd’hui qu’hier ? Là aussi, difficile de le dire, tant l’histoire de la littérature, d’Hésiode à Perec, est riche d’exemples illustrant l’heureuse alliance entre l’énoncé syntaxiquement hiérarchisé et celui qui s’organise par simple juxtaposition. Mais il y a tout de même quelques indices permettant de répondre à cette question par l’affirmative. En commençant par les succès de librairie qu’ont été, il y a quelques années, La première gorgée de bière de Ph. Delerm (1997) ou les Miscellanées de Mr Schott (2005). Il ne s’agit que de deux représentants d’un filon très lucratif (mais que chacun de ces deux auteurs n’a cessé d’exploiter depuis), d’une littérature qui se décline en anecdotes, en cabinet de curiosités, voire en objets de bazar, que l’impératif de successivité rapide de la liste oblige à être hâtivement produit, puis tout aussi prestement escamoté. Soumis à la liquidation et à l’obsolescence.
3Dans cette brocante figurent de nombreux autres camelots, comme Bernard Pivot et son recueil quasiment annuel de mots charmants ou d’expressions de la langue française au goût de vieux bonbon — le genre de livre que votre grand‑mère vous offre : après tout, toi qui aimes la littérature, cela doit t’intéresser. Charles Dantzig, quant à lui, se distingue par un rapport plus réflexif à son objet, présentant dans son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (Grasset, 2009) une grande liste de listes. Sa fascination confine au même vertige qui prend Umberto Eco ; et sa courte préface contient de nombreuses intuitions intéressantes, comme « le lecteur de listes est le plus écrivain de tous les lecteurs » (p. 12). On n’est pourtant pas ici dans l’essai raisonné, et si ce livre détient une valeur réflexive pour le chercheur, celle‑ci est avant tout à trouver dans l’étourdissante hybris qui s’y déploie : de la même manière qu’il est difficile pour le collectionneur Chick de ne pas se ruiner dans les éditions rares des livres de Jean‑Sol Partre, objets de ses convoitises, l’amoureux des listes ne voit pas de raison d’arrêter sa propre énumération, n’était l’obstacle matériel exigé par l’édition papier. Et Dantzig de conclure avec malice et immodestie que « tous les livres sont trop longs », page… 784.
4La liste, donc se vend, et plutôt bien, ce qui fait d’elle un véritable genre à part1, illustrant probablement ce que les stratèges du marketing appellent une niche de marché. Une catégorie de la production littéraire que, faute de mieux, on veut classer sous l’essai, mais qui justement n’en est pas un — ne peut en être un — parce qu’elle substitue à la réflexion systématique et centrée sur le sujet de son énonciation, un discours déhiérarchisé et dont le rapport à sa propre énonciation est problématique2.
Un moyen plutôt qu’une fin
5C’est sans doute la raison pour laquelle le regroupement des auteurs cités jusqu’ici peut passer pour hétéroclite. Pourtant, même dans un contexte éditorial plus strictement universitaire, les ouvrages parus à propos de la liste émanent en majeure partie de disciplines hétérogènes les unes aux autres. Ce sont elles seules qui fournissent l’angle de réflexion par laquelle la liste servira, finalement, à éclairer tel ou tel aspect d’un champ de recherche préalablement défini.
6Ce constat ne doit pas faire peur aux chercheurs curieux, car il dénote justement les infinies potentialités d’application de la forme‑liste. Certains auteurs parviennent à dépasser leur cadre disciplinaire et parleront à tous ; il en est ainsi des deux parrains historiques de l’étude scientifique de la liste. Le premier est l’anthropologue Jack Goody, dont La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage (Minuit, 1979) fournit encore à l’heure actuelle les réflexions les plus audacieuses à propos du rôle tenu par la liste dans l’apparition de l’écriture, son antériorité par rapport à la littérature, et le rôle qu’elle tient dans le développement cognitif des individus et des sociétés — en cela, totalement opposé au postulat binariste, hérité de Lévi‑Strauss, entre une pensée « sauvage » et une pensée « civilisée ».
7Le second est le linguiste Philippe Hamon qui, principalement dans Du descriptif (Hachette, 1993 [1981]), pose le lien entre liste et description, précisant le rôle fondateur de la première sur la seconde. Le grand intérêt du questionnement, toujours très vif et turbulent, de Hamon à propos de la liste, est encore davantage fondé par le paradoxe qu’une telle forme présente à qui l’observe avec profondeur. « Kyste textuel radicalement différent » (p. 13), remarque Hamon en se servant avec subtilité de la paronomase, la liste‑métastase est également inséparable d’une fonction de mise en ordre des éléments destinés, dans une version plus développée, à devenir description.
Ouvrages spécialisés
8Nonobstant leurs grandes qualités, ces deux ouvrages ne sont pourtant toujours pas consacrés à la liste ; les suivants le sont quant à eux, bien qu’encore principalement intégrés dans une problématique spécifique à des disciplines ou des champs de recherche très différents les uns des autres, et qui les rendent certes fort intéressants, mais peu opératoires lorsqu’il s’agit de penser le phénomène de liste en général, dans la pluralité de ses apparitions et des contextes qui les encadrent.
9Il en est ainsi de la spécialiste de l’Antiquité Sylvie Perceau, dans l’ouvrage issu de sa thèse de doctorat. Elle montre avec une grande virtuosité (et dans un langage parfois difficilement accessible aux profanes) en quoi les invraisemblables énumérations d’Homère (en premier lieu, le célèbre « Catalogue des vaisseaux » du chant II de l’Iliade) relèvent d’une fonction qui n’est ni strictement narrative ou poétique, ni documentaire, mais bien plutôt énonciative. Il s’agit d’une structure d’interlocution, dépendante de l’ici‑maintenant, de la performance de l’aède et de son lien avec son public : « la diction catalogale […] permet d’exprimer avec précision une perception focalisée, non monolithique, du vrai, informée dans l’interlocution et conciliant sujet de l’énonciation et objet énoncé dans la perspective d’un horizon d’attente singulier3 ».
10Les médiévistes ne seront pas en reste, puisqu’ils pourront se tourner vers deux ouvrages aux corpus légèrement décalés historiquement, Le Commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (xiie‑xve siècles) (Genève, Droz, 2006) de Madeleine Jeay, ou le recueil Poétiques de la liste (1460‑1620), entre clôture et ouverture, édité par Jean‑Claude Mühlethaler et Adrien Paschoud (Lausanne, Versants n° 56, 2009). Ces derniers proposent, au fil d’un corpus « renaissant », au sens large, d’affiner les catégories en différenciant énumération et liste, la première désignant la liste ouverte, l’autre la liste fermée. L’ouvrage de M. Jeay constitue quant à lui une somme incontournable en termes de traitement du corpus ; dans cette vaste sommation portant sur quatre siècles d’auteurs et de textes, il ne semble pas qu’il y en ait qui manquent à l’appel — pour autant qu’un non‑médiéviste puisse en juger. Tout d’abord structuré par les différentes fonctions de la liste au fil des textes (principalement agonistique, de dérision ou de promotion de soi), son livre dans sa seconde partie se fait plus monographique, traitant successivement de Guillaume de Machaut, Jean Froissart, Eustache Deschamps et François Villon, chacun selon leur spécificité. Le plus grand mérite de ce livre rejoint probablement celui de Perceau : un intérêt toujours renouvelé pour « la représentation de la figure du poète4 », en somme et pour parler de manière moderne, pour le sujet de la liste.
11On peut par ailleurs regretter l’absence d’une vraie poétique de la liste dans ces ouvrages — dont ce n’est pas, à dire vrai, le propos, mais qui se contentent souvent de considérer leur objet sur un mode plus ou moins heuristique.
12Au passage, il faut également mentionner l’ouvrage, paraissant ces jours, de l’historien J.‑L. Chappey, Ordres et désordres biographiques. Dictionnaires, listes de noms et réputation des Lumières à Wikipedia, dont le simple titre (pour n’avoir pas encore pu prendre connaissance du reste) dénote un intérêt pour cette forme, au sein d’un champ disciplinaire à nouveau différent des autres. Enfin, pour en rester au niveau des présomptions tout en illustrant la vigueur et la prolifération attachées à cet objet, on guettera la sortie des actes du colloque international organisé à Metz en 2011, « L’effet‑liste : enjeux et fonctionnements de l’accumulation verbale en littérature », qui a rassemblé près de soixante intervenants, aux domaines de recherche des plus divers — chanson, poésie, théâtre, littérature étrangère, littérature médiévale ou contemporaine, stylistique, rhétorique… la liste ne s’arrête évidemment pas là.
Le point de vue du grammairien
13Cette section est principalement représentée par deux stylisticiennes, Madeleine Frédéric et Béatrice Damamme‑Gilbert, dans deux ouvrages assez anciens mais remarquables dans le champ des études sur l’énumération comme phénomène linguistique, La Répétition et ses structures dans l’œuvre poétique de Saint‑John Perse (Paris, Gallimard, 1984) et La Série énumérative (Genève, Droz, 1987). Dans le premier (sur la base d’un corpus exclusivement emprunté à Saint‑John Perse, chez qui la liste est un procédé de premier plan), M. Frédéric distingue énumération et série homologique, dans un champ d’étude plus large qui concerne les procédés de répétition, perçus comme contraires à l’économie de la langue. La série homologique (centripète), se distingue de l’énumération (centrifuge), dans la mesure où les éléments qui la composent se rapportent à un terme central sous l’égide duquel ils sont rassemblés (lien sémantique). Il s’agit là d’un affinage du concept développé par Hamon de pantonyme, ou « terme syncrétique régisseur5 », affinage par lequel la liste gagne en quelque sorte ses galons d’indépendance par rapport à un système envisageant la liste uniquement comme une structure fondamentale de la description, ou comme une « réduction6 » de celle‑ci.
14Alors que l’ouvrage de M. Jeay compensait l’absence d’un travail poétique sur la forme de liste par l’approche d’un très vaste corpus, c’est le contraire qui se passe avec le livre de Béatrice Damamme‑Gilbert, laquelle se contente d’un corpus de dix romans d’auteurs différents et plutôt mal assortis7. Le travail sur la forme‑liste est en revanche extrêmement conséquent. La liste y subit de forts resserrements conceptuels (au point de ne pas apparaître sous ce terme jugé trop générique), et les différents types de série énumérative s’y affrontent, selon leur appartenance à diverses catégories morpho‑syntaxiques en particulier. Le travail accompli au niveau grammatical est remarquable, bien que très technique. Le fait de vouloir toucher au plus près de la forme fait de cet ouvrage une étude très méticuleuse, ce qui a logiquement pour effet de le rendre parfois un peu myope face à des contextes plus élargis. Surtout lorsque, en conclusion, B. Damamme‑Gilbert observe que les séries « s’imbriquent de tant de façons différentes dans le tissu narratif8 » que l’on est tenté de se demander s’il n’aurait pas fallu, par exemple, accorder plus de place à la rhétorique de l’effet de liste, peu représentée, et au‑delà, d’interroger son statut éthique — le rapport à son sujet. Il reste qu’un tel travail était nécessaire, et profondément utile dans sa conclusion notamment, où l’auteure remarque cette caractéristique essentielle de la liste : son « orientation fondamentalement bipolaire9 », entre ordre et désordre, cohérence et dispersion, accumulation métastasique tout autant que promesse de clarté et de scientificité.
Ecce Eco
15Nettement plus accessibles que les ouvrages précédents, les deux livres qu’Eco consacre à la liste (entièrement avec Vertige de la liste, Paris, Flammarion, 2009 ; en partie avec Confessions d’un jeune romancier, Paris, Grasset, 2013, dont la seconde moitié s’intitule « Mes listes ») n’en sont, néanmoins, pas exempts de problèmes pour autant. On se concentrera ici sur le second de ces deux ouvrages, pour la raison qu’il contient à très peu de choses près les mêmes informations que celles délivrées dans le premier, et parce que celui‑ci, du fait des choix éditoriaux qui ont présidé à sa confection, tombe dans la catégorie générique des « beaux livres » ou des livres d’art, plutôt que dans celle de l’essai.
16Mais justement, c’est là que le bât blesse. Car de l’essai, Eco emprunte le ton et, au premier abord, les catégories épistémologiques. Les onze sous‑chapitres que la seconde partie de ce livre présente se développent en effet systématiquement de la même manière : l’auteur commence par faire l’annonce d’un développement analytique, sous la forme d’une séparation en deux temps. Ces débuts offrent souvent d’intéressants questionnements, comme ici :
Du point de vue littéraire, ce que [l]es tentatives « scientifiques » de classification ont offert aux écrivains est un modèle de prodigalité ; mais on pourrait estimer qu’au contraire, ce sont les écrivains qui ont offert ce modèle aux scientifiques10.
17Belle intuition. Le problème est que ces prolégomènes sont invariablement abandonnés au profit d’un discours non seulement généralisateur, mais réduisant l’approche systématique à un magma de réflexions diverses, parfois contradictoires. Puis immédiatement suivent de longs exemples littéraires (sur cinq pages, sur sept pages) dont la présence semble principalement motivée par l’enthousiasme un peu enfantin consistant à produire fièrement les joyaux de son trésor. La citation ci‑dessus, par exemple, est suivie de quelques phrases expliquant par un raccourci pour le moins inconfortable que la liste, avant Rabelais, « était considérée comme un pis‑aller, une façon de parler de l’inexprimable quand les mots faisaient défaut », et qu’heureusement, le médecin humaniste est arrivé pour en faire « un acte poétique11 » ! Qu’en dirait Madeleine Jeay ?
18Citons encore, en exemple, le paragraphe qui ouvre le chapitre :
Avant tout, il convient de distinguer entre listes « pratiques » (ou « pragmatiques ») et celles qu’on peut qualifier de « littéraires », ou de « poétiques », ou encore d’« esthétiques » (ce dernier adjectif tant plus englobant que les deux qui précèdent, car il n’y a pas seulement les listes verbales, mais aussi les visuelles, les musicales, les gestuelles). (p. 140)
19On voit immédiatement ce que cette fausse rhétorique a d’irrecevable : pourquoi ne pas, à ce stade, considérer que les satellites de Jupiter, les empilements de pierres formant les cathédrales, les grains de sable du Sahara ou les pattes du scolopendre sont des listes… L’approche n’est pas seulement épistémologiquement douteuse : elle finit par niveler les rapports hiérarchiques entre les objets observés et isolés, rapports qui fondent toute approche scientifique.
20C’est ici le danger de la liste qui apparaît alors de manière évidente. Sa structure étant soumise à une logique asyndétique, celle‑ci remet à zéro les rapports entre les membres de l’énoncé, en supprime les liaisons et donc toute hiérarchie (autre que celle qu’entraîne, éventuellement, l’ordre d’apparition des items). Sa structure se déporte donc sur le discours qui la présente. Elle le phagocyte, le ronge comme une maladie contagieuse.
21On se trouve donc, on l’aura compris, en face d’un discours non maîtrisé, comportant son lot de bonnes idées comme d’approximations, voire d’erreurs patentes (que penserait S. Perceau d’une phrase telle que « [Homère] se borne à faire une liste des guerriers parce qu’il ne sait pas combien ils sont12 » ?). En plus de cela, on ne peut que s’étonner de voir ainsi republié un discours en tous points similaires à ce que contenait Vertige de la liste, les belles images en moins, mais augmenté des exemples qu’Eco tire de ses propres écrits romanesques…
Sève, une réflexion en mouvement
22Dans De haut en bas. Philosophie des listes, Paris, Seuil, 2010, Bernard Sève commence son travail là où B. Damamme‑Gilbert s’arrête, et comme à contre‑pied de son étude de la liste dans toute sa complexité grammaticale. « Rien n’est plus simple qu’une liste » (p. 7), constate‑t‑il en paraphrasant Perec13 ; on se doute que son objet est appelé à ne pas conserver très longtemps cette simplicité, mais le ton est donné, et il est juste. Le sous‑titre de l’ouvrage annonce d’ailleurs son angle d’approche plutôt généraliste. Pour B. Sève, la meilleure façon d’aborder cet objet est de le nommer dans sa banalité, en admettant ainsi sa fréquence et la familiarité qu’il évoque dans ses usages.
23Dans son premier chapitre, l’auteur décline en une série d’affirmations tranchées ce qu’est, ou n’est pas, une liste. Le propos, prescriptif et essentialiste, peut induire la contestation. Par exemple, la thèse qui donne au livre son titre, « une liste s’écrit de préférence de haut en bas » (p. 28‑30), peine à convaincre : ce qui, en dernier ressort, déterminera la composition typographique de la liste, sera plutôt le contexte de sa production, voire le genre au sein duquel elle apparaît. Sa verticalité éventuelle dépendra d’autre chose que d’une propriété intrinsèque. L’annuaire, le dictionnaire, le menu de restaurant ou tout autre objet scriptural à vocation consultative, sera de préférence écrit en colonne. Mais c’est loin d’être le cas dans le roman, et d’ailleurs la plupart des listes littéraires produites par Sève obéissent à la disposition en paragraphes que le genre narratif privilégie (jusque dans la poésie, d’ailleurs, et de Perse à Cendrars, les exemples de listes horizontales sont très nombreux). Le problème de cette approche est donc de considérer comme acquise l’existence d’une « liste à l’état pur » (p. 29), dont on attend encore la preuve de l’existence.
24Pour autant, le choix de procéder par allégations successives est nécessaire, même s’il est sujet à caution, car il permet d’éviter le piège épistémologique dans lequel tombe U. Eco, pour qui tout peut être liste. « Une liste ne contient que des mots ou des items assimilables à des mots » (p. 17‑22), indique Sève, là aussi de manière peut‑être contestable dans le détail, mais pas sur un plan d’ensemble.
25La grande force du livre de Sève est de poser les bonnes questions — ce qui va d’ailleurs de pair avec l’établissement d’une bonne bibliographie. Celle‑ci, courte, va à l’essentiel, quoiqu’omettant malheureusement le versant stylistique‑grammairien de la question. À ces questions, il ne sera pas toujours offert de réponse satisfaisante ; ainsi, me semble‑t‑il, la principale à laquelle il faudrait répondre concerne le phénomène étrange par lequel la liste semble dépourvue de sujet d’énonciation. C’est aussi l’avis d’A. Rabatel, pour qui l’intérêt principal de la liste est de présenter une tension entre discours subjectivant et désubjectivant14. À ce propos, B. Sève intitule très judicieusement son quatrième chapitre « Qui parle ? » ; il s’y contredit quelque peu, arguant tout d’abord que la liste ne fait l’objet d’aucune énonciation — « dans la liste, personne ne parle » (p. 89), spécifiant toutefois plus loin que « derrière le crépitement un peu répétitif de leurs items, un sujet peut chercher à dire quelque chose de très précis » (p. 93). Mais la question est plus importante que la réponse, et B. Sève développe un argumentaire débouchant sur un constat fort : « tout se passe comme si paradoxalement le lecteur de la liste était responsable de l’effet d’énonciation » (p. 97). On tient ici une intuition forte, qui mériterait d’être considérée comme centrale dans l’étude de cette forme.
26Il faudrait, pour rendre justice à B. Sève, mentionner de nombreux passages comparables, où, si le moyen d’y parvenir n’est pas toujours exempt de défaillances argumentatives, le bilan réflexif offre une riche matière à la pensée. De tels passages sont nombreux, car le discours de B. Sève porte sur une série d’objets très vaste, de la profération théâtrale des listes, où celles‑ci plus que tout autre type de texte « rencontrent et sollicitent le relais du corps » (p. 127), à la question contemporaine de l’archivage des données — « la tendance à lister est passée de l’esprit à la machine » (p. 207)… Surtout, en philosophe, B. Sève se donne les moyens de proposer de nombreuses réflexions générales fortes, sur la base de données complexes et sensibles. On peut ne pas être d’accord, mais toujours est‑il que les propositions ont du souffle :
Les listes des ancêtres, des prédécesseurs, des pères fondateurs, des grandes figures, sont autant de lignes de continuité donc chaque nom est un réservoir d’énergie et même, pour employer un mot bergsonien, d’élan. La liste ainsi comprise, ainsi vécue, prend une signification humaine fondamentale qui contredit la dispersion propre aux autres usages des listes. (p. 223).
27Certains sentiront immédiatement fulminer, à cette lecture, les Deleuze et les Lacan qui lisent à travers eux ! Mais qu’à cela ne tienne, ou plutôt, tant mieux. Car, de nouveau, le grand mérite de B. Sève est de présenter, avec une grande liberté de ton et un bagage intellectuel conséquent, de nombreux postulats qui ne demandent qu’à être discutés. Il s’agit, après tout, de l’un des seuls ouvrages de ce type : il est normal qu’il se présente avant tout comme un défrichage, l’instantané d’une réflexion en mouvement.
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28C’est l’essentiel à retenir de ce parcours bibliographique, forcément incomplet : le territoire théorique de la liste est à la fois très vaste et peu arpenté. Comme le mentionne Ph. Hamon dans un entretien récent, « il reste beaucoup à dire sur la liste et l’effet de liste15 ». D’un objet à la fois aussi simple et aussi complexe, nul doute que l’on a pas fini de parler.