Le travail de la liste
1Toute approche de la liste se confronte au « vertige taxinomique » dont parlait Georges Perec1. Réfléchir sur la liste en général est une gageure en raison de la dispersion des pratiques, et une étude précise des divers types de listes, si elle était possible, ne serait qu’une longue paraphrase. Entre la totalisation abusive et la collecte érudite, il y a place, cependant, pour une lecture transversale. L’un des intérêts du livre de Bernard Sève est de proposer une interprétation de la liste qui échappe aussi bien à la tentation d’un inventaire répétant la forme de son objet, qu’au traitement détaillé d’un aspect particulier de la pratique laissant dans l’ombre l’ensemble du répertoire dont il est solidaire.
Une définition préalable de la liste
2Le propos de B. Sève n’est pas de rendre compte de la pratique littéraire de la liste, bien qu’il trouve dans la littérature matière à démonstration. B. Sève note à cet égard l’essor récent de travaux portant sur des domaines particuliers de l’histoire culturelle ou littéraire (l’épopée homérique, les littératures médiévales, la pratique de l’énonciation en catalogue) ou présentant une mise en forme de la notion de liste en littérature à partir d’entrées monographiques2. Partir de la pratique littéraire aurait supposé de mettre entre parenthèses l’amplitude d’un répertoire de formes reliées entre elles, allant des listes‑ustensiles aux listes savantes. Ce que l’enquête anthropologique dit des listes est ici particulièrement précieux car elle permet de penser ce répertoire différencié à travers l’unité de la pratique. B. Sève a pour cette raison recours au travail fondateur de Jack Goody3 dont il extrait une définition préalable de la liste. Si l’intention de J. Goody est d’abord de pointer les défaillances et les anachronismes de la tradition anthropologique, ses réflexions sur les premiers usages de la liste permettent d’en dégager un « type pur ».
3Une « simple liste » se définit en premier lieu comme une pratique actualisant les limites et les potentialités du langage. Les « listes de choses » n’existent pas, et le matériau des listes est bien celui du langage car elles ne peuvent contenir que des noms. La liste est par ailleurs une pratique séquentielle qui se déploie dans la succession de la parole et de l’écriture. Ces deux particularités font comprendre que la liste n’est pas tout à fait un ensemble, c’est‑à‑dire une appréhension synchronique des choses, et que le découplage entre les mots et les choses libère le travail de recomposition des choses par les mots. On admettra ainsi qu’une liste est faite d’ « items », c’est‑à‑dire de mots ou de groupes nominaux, et qu’elle se désigne à partir des éléments qu’elle recense. Seules les « listes de x » sont logiquement et grammaticalement correctes. S’il fallait distinguer divers types de listes, on repérerait linguistiquement des « listes onomastiques » désignant des entités du monde physique et conférant aux mots une valeur référentielle, et des « listes lexicales » faites de mots considérés en tant que mots (listes d’adverbes, d’exceptions orthographiques, de terminaisons, etc.).
4Comme le montre encore B. Sève à partir de J. Goody, la liste est le résultat d’une série d’opérations graphiques. L’écriture rompt la continuité de l’oralité en arrachant les mots à leur contexte d’énonciation et en les redistribuant en colonnes ou en lignes dans l’espace de la page. L’emploi de marqueurs tels que « etc. », qui régulent le nombre d’items4, rappelle que la liste peut être provisoire, inachevée ou volontairement raccourcie, et qu’elle se nourrit de son propre contenu en suggérant par ce moyen un prolongement ou une suite. L’écriture ouvre également la possibilité de vérifier, de compléter ou de corriger. Les listes ne sont pas forcément définitives, même lorsqu’elles sont finies : la liste des œuvres complètes d’un auteur disparu peut très bien s’enrichir de découvertes posthumes. L’ordre instauré par la mise en liste n’est pas non plus une condition nécessaire. Bien que la liste tende le plus souvent vers un ordre quel qu’il soit (logique, chronologique, protocolaire, alphabétique, etc.), celui‑ci n’entre pas dans la définition de la « simple liste » qui ne se confond pas avec un classement ou une hiérarchie.
5À partir des éléments de définition de la « simple liste » (finie ou infinie, ouverte ou close, lexicale ou onomastique, ordonnée ou désordonnée), il est possible de caractériser des listes spécifiques qui combinent ces éléments ou en ajoutent de nouveaux. Un inventaire (liste finie, close, onomastique et exhaustive), un agenda (liste finie, ouverte et ordonnée de choses à faire) ou un générique (liste onomastique, finie et close) se définissent par leur écart au type pur de la liste. Des complications perturbent néanmoins ce cadre de lecture. Toute liste n’a pas pour fonction d’être efficace au plan social et cognitif. Des singularités peuvent être introduites par simple jeu. La liste est ainsi déroutante lorsqu’elle établit des correspondances en brouillant les cartes ; lorsqu’elle conjoint, comme dans l’ « encyclopédie chinoise » de Borges5, des mots et des choses qui ne se lieraient pas ailleurs que dans le non‑lieu du langage. Ces anomalies volontaires font apparaître des problèmes ou des paradoxes liés à la construction des listes. La contrainte de l’exhaustivité par exemple, associée à celle de la logique, est propre aux listes efficaces. Les listes délibérément arbitraires, sans critère, ne peuvent contenir ni absent ni intrus dans la mesure où elles ne posent pas de principes de construction. L’intention de complétude, dont procèdent la plupart des listes, est dès lors entravée puisque l’inclusion d’un réel conquis par la mise en liste est extérieure aux listes sans critère.
Faire (avec) des listes
6La simple liste est graphique et ne peut être assimilée à un acte de langage. Détachée de ses conditions d’énonciation, elle ne s’exprime pas, le plus souvent, à travers un sujet individuel ou collectif. Le rapport de la liste à la parole est cependant moins univoque comme le montrent les cas de listes énoncées ou proférées. L’énonciation, contrairement à la profération qui se fait « au nom de », suppose un locuteur assumant comme siens les énoncés qu’il formule. B. Sève insiste, à partir de l’énonciation en catalogue mise en lumière par Sylvie Perceau, sur cette appropriation parlante des listes pour souligner leur dimension interlocutive et réintroduire la relation entre producteurs de listes et destinataires. La manière de mettre en liste change selon qu’elle interagit avec une institution, avec d’autres personnes spécifiées ou non, avec le destinateur lui‑même ou personne en particulier. Cet aspect collectif de la mise en liste est fondamental pour accéder à une définition un peu plus élaborée qui ne réduise pas la liste à une graphie anonyme ou, lorsque l’instance d’énonciation est apparente, à une pratique solipsiste.
7La liste simple est aussi purement additive. Elle peut produire un effet d’abondance qui reste toutefois dépendant de l’appréciation subjective du lecteur. L’abondance a besoin d’une structure qui restitue aux mots leur force d’évocation et leur richesse sémantique. Cette structure n’est pas du ressort de la liste qui se limite à juxtaposer et empiler. Lorsqu’elle repose sur une forme plus complexe que l’addition d’items, la liste cesse de fonctionner comme une simple liste. Elle revêt une « allure de liste », qui est largement exploitée par la littérature. Ainsi, la poétique de Charles Péguy, dont le « style formulaire6 » analysé par B. Sève met l’accent sur la répétition, le ressassement et l’impression de masse, a une parenté avec la liste bien qu’elle ne corresponde pas rigoureusement à une « juxtaposition d’items décontextualisés ». On pourrait en dire autant de formes constituées de retours réguliers (comptines) ou créant un effet d’émiettement et d’effeuillage (le blason du corps féminin).
8La liste peut également s’insérer dans un dispositif narratif dont elle n’est qu’une composante. Les fictions mettant en scène l’élimination d’un nombre déterminé de personnes, et qui mobilisent à cette fin certaines propriétés de la liste, permettent de saisir cette articulation entre liste et narration. La Décomposition d’Anne F. Garréta, qui décrit l’assassinat des personnages de la Recherche du temps perdu par un tueur en série, recourt, au même titre que d’autres œuvres citées par B. Sève7, aux automatismes de liste. Le modus operandi suit une logique implacable qui aboutit à une réduction de La Recherche à mesure que sont éliminés les équivalents de chair de quelques‑uns de ses personnages. Le crime, dévitalisé de toute espèce de cause morale ou irrationnelle, s’apparente à une soustraction d’items et s’inscrit dans la mécanique froide et neutre de la liste. Le fait que la liste soit antinarrative n’empêche pas, rappelle B. Sève, qu’elle soit narrativisée. Ou bien elle se soumet à la loi de la narration en renforçant l’édifice romanesque, comme on le voit dans La Vie mode d’emploi8. Ou bien son omniprésence suppose une structure théorique qui lui donne un sens ; cette possibilité étant assez bien illustrée par les Fragments d’un discours amoureux. Dans cette perspective encore, certaines formes littéraires, dont les blasons ou les poèmes de type ubi sunt ?, s’avèrent propices aux listes quand elles conservent l’aspect de simples listes tout en étant insérées dans une structure plus complexe.
9Le répertoire philosophique a en commun avec l’exercice littéraire de subsumer le type pur de la liste sous diverses allures de liste. Mais il s’en distingue en partie par la place qu’il accorde à la réflexion sur la pertinence des usages de la liste. On n’est pas surpris de rencontrer d’emblée une hostilité à la liste entendue comme recueil d’opinions, c’est‑à‑dire comme « doxographie ». Les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce sont un exemple de texte contenant des listes ou des formes aux allures de liste (apophtegmes, liste d’ouvrages, liste d’homonymes, et liste doxographique pour les fondateurs d’école). L’histoire de la philosophie ainsi mise en liste ne constitue pas un embrayeur spéculatif. Elle ne propose ni une « reconstruction historique » conséquente ni une « reconstruction rationnelle » des philosophies passées9. La pratique aristotélicienne des listes de doxai est sensiblement différente. Loin de ravaler la pensée à une collection de faits bruts, il s’agit d’exposer des formulations différentes d’un problème en guise de préparation à la réflexion scientifique. Au‑delà, la diversité des rapports philosophiques aux listes est révélatrice des tensions qui entourent la définition du statut du discours philosophique. B. Sève mentionne à cet égard la mise en question des topiques par les auteurs de Port‑Royal et la critique cartésienne des listes (des tables des matières aux pensées fragmentaires) déréglant la continuité dans laquelle la raison se déploie10. Les corpus philosophiques de Leibniz ou de Montaigne marquent au contraire un usage intensif de la liste. Elle figure dans ces corpus comme un enjeu de réflexion à part entière (sur la fonction heuristique de la définition et du classement, sur la mise en doute et la domestication du réel qu’elle rend possible), mais elle s’y affirme aussi comme un art de compliquer et d’inventer.
L’impensé de la liste
10À première vue, la liste soustrait plus qu’elle n’ajoute. Son fonctionnement additif et référentiel suppose un appauvrissement. Lorsque son objet est de consigner puis d’exposer, dans le cadre d’un compte rendu d’enquête ethnologique par exemple, la liste présente des combinaisons de signes qui détachent le réel de sa trame organique. Le monde observé est mis à plat, désépaissi par la juxtaposition synchronique des éléments pertinents qui en sont prélevés. Cet effet d’appauvrissement doit être rapporté à la désincarnation historique des choses qu’impliquent la réunion et la combinaison inédites des mots dans un même espace. Mais le compte rendu qui recourt à la mise en liste n’est‑il qu’une sténographie asséchante ? La transcription n’engage‑t‑elle pas, de manière plus ou moins marquée, une traduction, une transposition dans un autre système de représentation ? Et l’observateur lui‑même a‑t‑il conscience de ne pas s’en tenir au compte rendu lorsqu’il rend compte de ce qu’il observe au moyen de listes ? C’est tout l’intérêt d’une anthropologie réflexive de montrer que le maniement des listes, loin de se limiter aux opérations apparemment neutres de l’enregistrement, transforme sous l’intention de transcrire.
11À cette anthropologie réflexive B. Sève consacre de trop brefs développements qui bornent l’apport de travaux majeurs comme ceux de J. Goody à une description des propriétés internes de la liste. Si la liste est bien un procédé graphique qui brise le flux de l’oralité en séparant les mots de leur contexte d’énonciation, elle est aussi un outil propre aux cultures de l’écrit qui potentialise et redimensionne la langue dans le temps et dans l’espace. Le retour inauguré par l’anthropologie sur l’histoire des listes tend ainsi à montrer que les listes construites après‑coup par les savants transforment insensiblement leur objet. La critique de ces usages savants ne revient pas à pointer les limites de la liste en tant que mécanisme d’assèchement ou de soustraction au réel. Elle consiste plutôt à repérer les effets impensés des instruments d’objectivation élaborés par l’anthropologue à partir de ses lectures et de ses enquêtes. Observant l’oral à partir de l’écrit, et le répertoriant au moyen de simples listes, de tableaux ou de graphiques, l’anthropologue importe clandestinement une autre rationalité dans le traitement des cultures indigènes. Pour reconnaître cette domestication savante de l’oral par l’écrit, il ne suffit pas d’affirmer, dans la ligne d’une critique désormais largement partagée de l’évolutionnisme ethnocentrique11, que les modes de connaissance mis en œuvre au sein des sociétés observées ne se confondent pas avec des formes préscientifiques, sans leur accorder pour autant une dignité supérieure à celle d’un bricolage ingénieux. La difficulté réside plutôt dans l’exploration d’une discontinuité entre l’observateur et l’observé qu’il faut déceler dans les moyens de l’observation, notamment dans les techniques routinières de collecte et de présentation des données. Ce que l’inconscient de l’observateur projette sur les sociétés qu’il entend étudier c’est la rationalité des cultures écrites qui rendent possible le stockage, le triage et la conservation sur le long terme de l’information. Ces moyens participent à la constitution du monde commun ne serait‑ce qu’à travers l’entretien et le façonnement d’une histoire collective transmise par l’écrit. L’observateur s’interdit dès lors de penser les modes de pensée précédant l’usage intensif de l’écriture en mettant en listes ou en tableaux une sélection de la parole indigène, et en télescopant l’oralité des cultures indigènes et la rationalité graphique.
12Si ce retour réflexif sur les usages savants de la liste paraît important, c’est parce que ces derniers rejouent dans la relation au monde observé, et sous une forme déniée, des rapports de force inscrits dans l’héritage de la liste. On sait par exemple que les techniques scripturales, dans un premier temps monopolisées par des spécialistes (généalogistes, notaires, clercs, chroniqueurs, historiographes), ont barré l’entrée des dominés dans la culture écrite. La définition de ce qui était digne d’être noté, c’est‑à‑dire notable, renvoyait au silence une masse anonyme éloignée de l’écriture12. Le souci de saisir la totalité sociale, d’abord dans la comptabilité des impôts et des règlements de police, est plus récent et répond essentiellement à une préoccupation de contrôle des territoires et de connaissance de la répartition des personnes et des biens13. On sait également que les listes administratives, qui témoignent de l’essor d’une économie et d’une structure étatique complexes, sont l’un des matériaux les plus abondants laissés par les cultures écrites, et qu’elles ont précédé et anticipé la formation de l’histoire et des sciences de l’observation14. On peut voir, sous ce rapport, une grande proximité entre l’anthropologie et l’État qui ont en commun le privilège de la totalisation a posteriori, la faculté d’appeler des groupes à l’existence en les classant, et la capacité de redéfinir les identités de groupe en leur assignant des places déterminées dans leurs classements.
13Cette réflexion est essentielle aux héritiers critiques d’une ethnologie dont la trajectoire disciplinaire ne témoigne pas d’une préoccupation constante pour la relativité des points de vue15, et elle permet de formuler des questions transposables à d’autres disciplines, notamment littéraires. L’historien de la littérature est‑il certain de comprendre sous la catégorie générique de liste le même type de pratiques que les auteurs dont il étudie les textes ? Les distinctions auxquels il recourt (« catalogue », « litanie », « inventaire », etc.) pour rendre intelligible un vaste répertoire de listes suivent‑elles les découpages de la pratique, dont le sens fait énigme aujourd’hui, ou sont‑elles une saisie métahistorique de la pratique qui s’interdit de penser les discontinuités du sens ? N’y a‑t‑il pas, au fond, une proximité entre les régimes de vérité de l’anthropologie et de l’analyse littéraire que rend manifeste la tentation d’abolir la distance aux sources en célébrant l’authenticité et la créativité de la parole indigène ou en entretenant la confusion entre les concepts de source et les concepts savants, entre ce qui est expliqué et ce par quoi on l’explique16 ?
Les fonctions de la liste
14C’est dans une tout autre acception de l’anthropologie que B. Sève livre une réflexion sur les usages contemporains de la liste. Pour en identifier les spécificités, une rapide chronologie récapitule les principales fonctions de la liste au regard de leurs périodes d’émergence. Dans une première phase, couvrant l’invention de l’écriture jusqu’aux grandes civilisations du bassin méditerranéen, la liste apparaît comme une forme privilégiée de l’incantation, une technique de rationalisation administrative et une mémoire du monde. Dans une deuxième phase qualifiée d’encyclopédique, la liste devient un instrument de duplication du monde, qui est une manière d’en saisir le sens en célébrant sa diversité. Les listes d’Aristote ou celles des métaphysiciens du moyen âge correspondent à cette fonction. Dans une troisième phase, illustrée par les écrits de Rabelais, la liste connaît un renversement ; elle est mise au service de l’ironie, de la contestation, expose le désordre et le chaos. Bien sûr, ces différentes fonctions ne se distinguent pas aussi nettement, elles s’entrecroisent même : la rationalisation de l’ « État » se poursuit bien au‑delà de la première phase, et l’emploi transgressif ou ludique des listes survit au registre rabelaisien. Il n’en reste pas moins que la période contemporaine se différencie sous plusieurs aspects, en premier lieu avec l’outil informatique qui transforme radicalement la production de la liste. Le traitement instantané des données, leur compilation et leur vérification, de même que la mise en réseau des informations (Internet), accentuent la fonction automate de la liste et consacrent surtout le passage d’une maîtrise personnelle et incorporée du savoir à une mémoire impersonnelle de savoirs situés dans des banques de données. La technique supplée alors au processus de division des savoirs qui rend utopique tout projet de totalisation des connaissances en une même personne ou une œuvre unique. À l’improbabilité d’une Encyclopédie à la Diderot répondent aujourd’hui des succédanés d’encyclopédie qui n’épuisent qu’une parcelle du savoir existant. La liste se dote ainsi d’une fonction temporelle qui marque à la fois l’impossible retour à un état antérieur de la configuration des savoirs et des possibilités intellectuelles, et la reconnaissance de cette impossibilité17.
15La liste se redéploie parallèlement sous d’autres conditions. La quasi‑totalité des secteurs d’activité étant soumise à l’impératif de la compétition et de l’évaluation en raison d’une nouvelle combinaison des rapports entre État, bureaucratie et productivisme18, les listes s’offrent maintenant comme un support parmi d’autres de l’accountability. Ce que B. Sève nomme « listes intersectives » rend compte de la coïncidence entre deux types de listes autrefois séparés : les listes privées et les listes institutionnelles. Entre ces deux types, s’ouvre un espace qui est celui de l’évaluation de soi sous le regard du collectif. Les usages publics du curriculum vitae témoignent de cette transformation, mais on pourrait tout aussi bien citer les listes assurant l’étalonnement de la performance — listes des « meilleures pratiques », listes d’indicateurs, tableaux de données et statistiques comparées — que mobilise un benchmarking tous azimuts, que ce soit dans le domaine de l’entreprise, des services publics de santé, de la police, de l’école ou de l’université19. Le matériau brassé par l’évaluation managériale dont il est le véhicule et le garant, couplé au discours neutralisant de la demande publique et de l’efficacité gestionnaire, impose des ruptures dans le fonctionnement plus ou moins autonome des espaces professionnels : il participe à la modification des conduites sociales en faisant de l’acteur un évaluateur de soi et des autres ; il redouble les hiérarchies en objectivant le pouvoir de contrôle qui est accordé ici et là ; il façonne les temporalités et les manières de faire institutionnelles par le jeu des comparaisons et des quantifications. Cette nouvelle « grande transformation20 » affecte les modes de compréhension et de construction de la réalité en remotivant des instruments autrefois limités à des usages privés ou à des usages publics locaux. Il en est ainsi du répertoire de la liste dont la dimension agonistique s’élargit dorénavant aux différentes formes de la compétition sociale.
Les listes performatives
16La liste prend sens, y compris en littérature ou en philosophie, à travers des rapports de force qu’une vision irénique de la production créative et savante laisse échapper. La liste ne figure pas seulement dans le travail intellectuel comme un procédé obéissant à des règles de composition stables et s’adressant à un lecteur anonyme et interchangeable. Elle se définit au contraire par les effets qu’elle anticipe et produit, qui ne sont pas réductibles à une « intention auctoriale ». Les propriétés internes des listes (formes et propos) s’expliquent par les conditions de possibilité historiques, esthétiques ou savantes, qui rendent les répertoires créatifs disponibles. Le répertoire des listes, bien qu’extrêmement souple et divers, est soumis à des conditions qui en limitent ou libèrent les usages ; il est évolutif sans être nécessairement cumulatif. On peut étudier ce répertoire, au même titre que n’importe quelle production symbolique, par les conjonctures dans lesquelles il se construit et se transforme. De ce point de vue, saisir les listes par leurs effets, avec leurs propriétés internes et au‑delà de celles‑ci, suppose d’en reconstituer les usages, c’est‑à‑dire les situations d’énonciation croisant les trajectoires des auteurs et les contraintes propres aux espaces de production21. Dès lors, ce sont non seulement les effets performatifs des listes qui peuvent être mis au jour, mais aussi les conditions dans lesquelles ces performatifs s’avèrent « performants », en parvenant solidairement à énoncer et annoncer, présenter et rendre présent, décrire et prescrire.
17Ces considérations ne sont pas totalement étrangères au propos de B. Sève lorsqu’il évoque l’usage des listes comme « arme de combat » dans les univers intellectuels. S’il est difficile de dissocier une dimension sociale d’une dimension proprement intellectuelle dans le maniement des listes par les intellectuels, c’est notamment parce que les univers dans lesquels ils interviennent n’échappent pas à la quête de la renommée qui mobilise différents moyens intellectuels en vue de cette fin sociale. B. Sève analyse en particulier le rôle de la liste dans l’édification de ces renommées de papier. Il note que la liste est travaillée dans la double perspective de la connaissance de l’objet et de la définition de soi. Une liste aussi usuelle que la bibliographie de fin d’ouvrage permet à la fois de référencer des sources et d’exhiber la somme des connaissances digérées par l’auteur. Une pétition d’intellectuels dans un quotidien signale un engagement en faveur d’un enjeu public de connaissance, mais elle objective également dans l’espace public, par la sélection et la hiérarchisation des signataires, un rapport de force spécifique au monde intellectuel22. Les palmarès ou hit‑parades des intellectuels publiés par les hebdomadaires se présentent comme une photographie des valeurs intellectuelles, alors qu’ils relèvent davantage d’une célébration du journalisme comme espace de consécration des intellectuels23. Entreprendre de revendiquer pour soi la force et la raison du nombre contribue à l’extraversion de la liste. Mais n’est‑ce pas, en dehors même des dispositifs réputationnels par lesquels le monde intellectuel se représente, l’une des propriétés de la liste que de faire connaître et reconnaître un auteur ou un groupe d’auteurs en suggérant des pistes identificatoires et des éléments de repères bio‑bibliographiques ? Des sources aussi différentes que les textes d’allure manifestaire, les péritextes éditoriaux ou auctoriaux, et les épitextes publics24 abondent en listes servant de support au travail de définition de soi : listes de figures fondatrices réelles ou supposées d’un groupe, listes d’affiliés et d’alliés, liste d’œuvres « du même auteur », autoportrait en listes25, etc.
18On pourrait penser que l’espace politique est par excellence le lieu des listes performatives. On ne compte plus en effet les cas de mise en liste politique traités par les historiens ou les journaux : listes administratives de catégorisation des personnes, listes noires ou secrètes répertoriant les ennemis de la nation26, listes édifiantes d’apparence prosopographique, transcendant les frontières du public et du privé, qui façonnent l’unité biographique d’un groupement27 ou stigmatisent les comportements opportunistes28. Mais certains usages savants de la liste s’inscrivent dans des répertoires beaucoup plus anciens, qui ont parfois disparu faute d’avoir trouvé une continuité dans les modèles culturels et scolaires contemporains. Les « listes d’autorités » par exemple, que Socrate assimile à un simple procédé de rhétorique, inventoriaient les personnes compétentes dans un domaine particulier afin de signaler l’affiliation d’une thèse et le devoir d’y porter attention. Ces listes ont longtemps servi de moyens d’argumentation, de même que les « listes de citations » telles que les florilèges ou les recueils de grands auteurs. La pratique de la citation constituait autant un exercice de formation de soi qu’une appropriation du legs des Anciens pleinement ancrés dans la culture humaniste. On peut encore évoquer toute une série d’usages savants adossés aux virtualités matérielles de la liste. Par la possibilité qu’elle offre d’intégrer des énoncés logiquement incompatibles en les faisant figurer côte à côte, la liste est susceptible de mettre en évidence des contradictions, voire de les mettre en scène sur un mode ironique, polémique ou sceptique. Mettre en doute par la juxtaposition d’énoncés contraires, récapituler les propos contradictoires d’un adversaire pour mieux le réfuter, ou faire voisiner des fausses grandeurs et des grandeurs légitimes afin de rétablir la relativité des renommées, sont des opérations caractéristiques de ce que Bernard Sève qualifie d’« effets destructifs ». On en trouve diverses illustrations dans des textes abondamment commentés par la tradition, mais rarement restitués dans les batailles qui leur imposent pour partie formes et contenus, tels que les Essais de Montaigne ou les Provinciales de Pascal. Des situations comme les controverses, les refondations intellectuelles ou l’avènement de « mouvements » ou de mots en —isme, qui requièrent tout un travail de catégorisation de soi et des autres (exposé de thèses, définitions, questions, généalogies, bilans29), contribuent au renouvellement des premiers modèles de listes destructives.
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19Qu’elle soit orientée vers une définition de soi ou une disqualification de l’adversaire, la liste se prête commodément à cette dialectique du dire et du faire. C’est par elle que s’actualisent une réserve d’effets possibles et un ensemble riche de procédés formels.