Art clinique, art critique
1« Quel gâchis que nos productions », se plaint Freud dans une lettre à Jung (30 juin 1909, Correspondance 1906-19014, Gallimard, 1992, p. 317), « comme nous mettons lamentablement en pièces ces grandes œuvres de la nature psychique ! » Les « productions » en question sont les comptes rendus de cas, la « littérature clinique » et autres « contributions à la théorie ». Quant aux « grandes œuvres d’art de la nature psychique », ce sont les mille et une belles ruses inventées par les névrosés pour déguiser leurs désirs, ménager leurs passions, entretenir leurs haines, sauver les apparences, déguiser leurs plaisirs, exhiber leur douleur, frotter leurs pensées aux images, poser inlassablement des questions sans réponse, etc. On voit que cette énumération vaut aussi bien pour la littérature que pour les « histoires de maladies » (remplaçons « les névrosés » par « les écrivains », et outrepassons les équivalences). C’est précisément ce que montre et démultiplie le volume Arts littéraires, arts cliniques, répondant ainsi et toujours, sans gâchis aucun, à la question « Qu’est-ce que la littérature ? » Et au-delà, puisque ces arts, qui ne sont pas deux genres, savent aussi savamment s’entremêler sous la plume d’un unique écrivain – clinico-littéraire, poético-clinique, etc.
2Les travaux qui constituent le séminaire du centre Texte/Histoire se présentent chacun comme un lien entre le cas (clinique, littéraire ou les deux), et sa lecture; entre l’œuvre d’art (que celle-ci fleurisse sur la table de l’écrivain ou depuis le divan ou le lit ‑ klinè), et l’œuvre critique (celle-ci s’exerçant sur le texte, son contexte, son soubassement pulsionnel ou fantasmatique, mais aussi idéologique, social, historique, philosophique — selon le cas).
3L’avant-dire situe remarquablement les visées méthodologiques et critiques et l’apport de chaque auteur du volume. En résumé, il s’agit « d’une part de considérer le champ littéraire en toutes ses pratiques (écriture, lecture et critique), d’autre part, de prendre en compte, par la notion d’arts cliniques, la diversité culturelle et historique des pratiques de soin et d’observation du corps et de l’âme – de la sage-femme au médecin, de l’exorciste au psychanalyste et, dans des contextes en l’occurrence européen, africain et antillais ». Et l’on retiendra, dans tous les cas, que arts littéraires et arts cliniques sont faits non seulement pour se croiser, mais aussi pour être croisés, par un tiers – lecteur(s), critique(s) et, faut-il l’ajouter, nécessairement freudien(s) et post-freudien(s) ( « comment peut-on ne pas être psychanalyste ? », autrement dit : comment peut-on demeurer préfreudiens ? – la découverte freudienne marquant un passage sans retour en arrière possible) – un tiers donc, qui les lit et les délie, dans un travail d’observation, d’analyse et de dialogue, fût-ce en silence ; de lecture, d’interactions et d’écoute, fût-ce le stylo à la main ; à l’écart donc de tout dualisme fermé et de tout vis-à-vis stérile — les uns (arts littéraires) n’étant en aucun cas le simple miroir des autres (arts cliniques).
4Exemples : il y a Simenon et son héros solitaire, forcément solitaire, l’auteur et son unique personnage, le sujet narrateur et la narration, couples complices dans le crime de narcissisme ou de fascination. Mais il y a aussi l’écrivain, le(s) personnage(s), les personnes, le lecteur-critique, tous et chacun diversement au chevet de l’imaginaire couché dans les pages, tant il est vrai que « veille aussi l’écrit », et dans les mots. Il y a le poète et le corps monstrueux qu’il produit (la corporation des « blasonneurs » fétichistes) ; le cavalier et la syncope (Montaigne) ; le corps inouï du « fou » en quête d’une possible « anatomie furtive » ; le corps-signes versus le corps-symptômes, à moins qu’il ne soit son double ; le « déviant » qui délire dans une histoire qui n’est pas la sienne (Edouard Glissant). Mais il y a, chaque fois, le philosophe, l’analyste, le poète, le romancier, le narrateur… et le lecteur-critique. Par exemple, les « cliniciens ès lettres » que sont Simenon, Céline, Breton ou les « journalistes » quakers peut-être s’abusent, le premier dans la transe de l’écriture (pour guérir – de - la réalité), le deuxième dans le délire (l’hypocondre contaminant le paranoïaque), le troisième dans la fascination (Nadja, folle sublime), les derniers dans l’utopie (soigner l’âme de l’individu pour soigner celle de la société). Mais les arts cliniques et littéraires, heureusement, ne sont l’apanage exclusif ni de l’écrivain ni du « fou », et pas davantage celui du critique. Raison pour laquelle on se prend, à la lecture de ces travaux, au plaisir de la pensée, tout en se déprenant de ses routines. Ecrivain tour à tour malade et médecin, critique tour à tour médecin, malade et écrivain obligent le lecteur à en rabattre sur le savoir, au profit d’un voir, d’un écouter, d’un lire qu’on n’entend que trop rarement. Les études proposées ici renouvellent résolument les débats sur « les interactions entre les discours sur le corps et les maux (littératures, médecines, philosophies, psychanalyse et toutes pratiques d’observation et de soin) » ; sur « la poétique du langage médical et les usages thérapeutiques de l’écriture ». Clinique littéraire, littérature clinique, littérature folle, littérature guérisseuse, littérature garde-fou, histoires de maladies littéraires ou cliniques, et autre Histoire mal en point laissent néanmoins poindre un sujet toujours mouvant dans son énonciation, et la littérature, comme le corps, « garde la trace de tout », et il n’y a pas lieu de la prendre, comme dans l’autopsie, avec des pincettes, pour la « voir […] de ses propres yeux ».
5« Arts littéraires, arts cliniques » propose de prendre en compte les va-et-vient, les interférences, les convergences entre les uns et les autres, et moins d'estomper des différences que de tenter d'en analyser les modalités précises et les choix discursifs, des écrivains Quakers de la vieille Angleterre, pionniers à la fois de la thérapie de l'aliénation et du genre autobiographique (William Ndi), aux expressions contemporaines du rapport au corps propre et à la souffrance. Le parcours proposé passe par différentes manières d’interroger l’étrange fascination exercée par l’imaginaire anatomique sur la poétique de l'individu et la mise en scène de soi, de Maurice Scève à Montaigne et Rousseau (Thomas Hunkeler, Caroline Jacot Grapa). Plusieurs pistes ont été ouvertes sur le travail réciproque des écrits poétiques et cliniques, par exemple le détournement de l'écrit clinique dans l’enquête surréaliste sur les phénomènes télépathiques (Brigitte Galtier sur Nadja), le recours à l'écriture poétique dès lors qu'il ne s'agit plus de dire la maladie mais le sujet de la souffrance (Gérard Danou), ou la quête de mots pour dire les blessures de l'Histoire dans la chair de la filiation (Carina Trevisan). Tandis que les romanciers mettent en scène, l'un un médecin mal en point qui écrit pour guérir (sur Malempin de Simenon, Gérard Cogez), l'autre le « schisme fantastique » de la psyché d'un chercheur africain qui entreprend de « décoloniser les connaissances » (Mudimbe par Bernard Mouralis), le clinicien trouve à s’instruire dans l’abjection même des pamphlets de Céline non moins que Freud dans les Mémoires du président Schreber (Patrick Mérot) ; ou interroge la théorie psychanalytique du processus artistique à partir du « roman vécu » de Segalen (Madeleine Micheau sur René Leys).
6Car entre discours littéraires et cliniques le dialogue, intense, n'est pas moins critique. De l'ironie de Maupassant face à la clinique contemporaine de l'hystérie (Nicole Edelman) au cri d'Artaud, récusant le corps-signe pour une anatomie « furtive» (Evelyne Grossman) ; du problème des textes produits en hôpital, dont Adeline Renoux souligne l'impossible assignation au symptôme comme au poème, à la façon dont Edouard Glissant fonde sur les impasses de la clinique psychiatrique aux Antilles la nécessité d'écrire (Romuald Fonkoua). Quand la médecine, après la justice, devient sourde à la folie, l'espace littéraire demeure, où écoute et intervient Patrick Pognant. Gisèle Berkman interroge enfin, à partir des lectures de Wolfson par Deleuze la fascination des modernes pour la schizophrénie, cherchant à marquer, sur le terrain de la philosophie, la différenciation entre le et la clinique. »