La petite vie de René D. : ce que l’existence fait à la philosophie
1Il y a quelques semaines, nous faisions état de la seconde reviviscence qu’ont connu l’an passé les études sur la biographie ou le biographique1, renouvelant ainsi l’impulsion des années 1980 et 1990 soulignée à l’époque par Patricia Eichel-Lojkin dans un ouvrage essentiel2. Il ne paraît pas que ces publications doivent encore se tarir, puisqu’à Rennes se tenait le 13 mars 2012 une journée d’études intitulée « L’auteur et ses personnages au miroir de la littérature mondiale »3, que le 11 avril de la même année, la dernière partie des journées « Connivences », à Chambéry, portait sur l’illusion biographique4 et que les 4 et 5 octobre prochain se tiendra, à la Maison de la Recherche de Paris, le colloque « L’auteur(e) et ses doubles : stratégies de mise en scène de la figure auctoriale dans l’espace franco-germanophone5 ».
2Si le récit de vie préoccupe les littéraires, les psychologues, les sociologues et les historiens, les philosophes avaient paru pour leur part demeurer à l’abri de la fièvre biographique qui s’était emparé depuis un certain temps des sciences humaines et continuer à œuvrer paisiblement soit dans l’empyrée d’une abstraction atemporelle, soit dans la belle et générale régularité de l’histoire intellectuelle. Ce que cela pouvait faire aux concepts que ceux qui les fabriquèrent eussent connu ou non les grandeurs et les misères d’un amour terrestre n’était pas un problème et la réponse, affirme en préambule l’avant-propos du présent ouvrage, était toute simple : absolument rien. Rien de biographique dans la philosophie et aucune vie dans l’œuvre des philosophes, tel était apparemment le lieu commun de ces noms immortels de Kant ou de Hegel, portés moins par des êtres humains que par des systèmes.
3Il n’en sera plus ainsi désormais, si l’on veut suivre les contributeurs de La Vie à l’œuvre. Le Biographique dans le discours philosophique. La collection d’essais, nous apprend la première note, est née de la collaboration entre les membres du GradPhi (Groupe de Recherche sur l’Analyse du Discours Philosophique) et des intervenants extérieurs, tout au long d’un séminaire et d’une journée d’étude, dont cette publication est le produit. Préoccupation interne à une équipe, donc, que l’analyse du biographique en philosophie, mais préoccupation qui suscite l’intérêt d’autres chercheurs : une pareille rencontre est symptomatique des enquêtes pluridisciplinaires que la question de l’auctorialité et sa transcription biographique éveille désormais dans l’ensemble du champ universitaire.
4La Vie à l’œuvre se présente donc à la fois comme le bilan de certains acquis, notamment ceux des travaux de Dominique Maingueneau, et comme l’ouverture de nouvelles pistes de recherche. Avec son format réduit de cent‑cinquante‑deux pages, l’ouvrage en effet ne peut aspirer qu’à susciter de plus amples recherches ; ce n’est pas une somme, mais un projet qui se publie ici, offrant aux lecteurs à la fois un cadre théorique et des cas d’étude pour les analyses futures.
Le cadre théorique
5Ouvert et fermé par deux longs articles de la plume de D. Maingueneau pour le premier et de Frédéric Cossutta pour le second, sous les titres respectifs de « La biographie des philosophes dans une perspective d’analyse du discours » et du « Statut du biographique dans le discours philosophique », l’ouvrage propose pour l’étude de la problématique un cadre théorique qui combine les perspectives de l’analyse du discours et de la philosophie elle-même.
6En premier lieu, un long avant-propos rappelle les problèmes fondamentaux posés par la question biographique au sein de la tradition philosophique. Ces problèmes viennent non seulement du tabou dont est frappée la vie du philosophe dans la compréhension de sa doctrine, mais encore, plus fondamentalement, de l’opposition même entre vie et doctrine, qui implique de distribuer les écrits d’un même individu en deux groupes si distincts qu’ils en deviennent hermétiques l’un à l’autre : l’œuvre philosophique, d’une part, et la masse toujours négligeable des écrits personnels ou de circonstance, d’autre part. Cette distinction occulte de nombreux phénomènes dynamiques qui peuvent être d’ordre génétique, tenant de l’élaboration des concepts au fil du temps, ou d’ordre architectural, tenant de la manière dont les concepts s’agencent au sein d’une œuvre.
7Parler du rapport entre la vie et l’œuvre d’un philosophe, ce n’est pas seulement s’interroger sur la manière dont une doctrine émerge d’une expérience existentielle particulière, mais également méditer sur le rôle constitutif que l’écriture de soi, ou du moins l’écriture d’une vie, joue dans le discours philosophique. La vie à l’œuvre, ce n’est donc pas seulement la vie dans l’œuvre (je parle de moi quand je réfléchis) ni la vie malgré l’œuvre (je parle de moi en dépit de mon abstraction), mais la vie qui fait œuvre : j’écris la philosophie comme une vie. Tel est l’usage que l’avant-propos entend donc faire du terme « biographique », qui implique nécessairement que la doctrine philosophique ne soit pas conçue comme un système conceptuel dont l’abstraction le rendrait indépendant de sa transcription matérielle, mais plutôt comme un discours graphié.
8Ceci n’est pas pour dire, nous avertit-on très tôt, que l’approche textualiste doive primer toujours. Certes, il faut s’attacher au texte philosophique, mais au texte philosophique en tant qu’il est énonciation : il faut étudier non seulement ce qui se dit, mais encore l’instance qui le dit. C’est à cet aspect que se consacre D. Maingueneau, dans la lignée de ses travaux antérieurs en analyse du discours, qui sont désormais bien connus et forment la base théorique de l’ensemble des contributions de l’ouvrage. L’auteur en rappelle la substance en faisant un détour par la littérature, geste à vrai dire unique dans des études qui paraissent par ailleurs supposer que champ littéraire et champ philosophique, ou tout du moins discours littéraire et discours philosophique, sont deux phénomènes distincts.
9D. Maingueneau détaille donc les outils fondamentaux de l’analyse du discours : l’évolution de l’énonciateur dans un champ ; l’établissement d’une vocation énonciative ; la distinction entre personne, écrivain et inscripteur, où le philosophe pour l’occasion se substitue à l’écrivain ; la paratopie. Nous ne revenons pas ici sur ces outils qui ne sont pas à proprement parler des contributions nouvelles ; plus inédite peut-être est leur application à l’analyse du discours philosophique et cet exposé renouvelé, succédant à l’avant-propos, participe à la clarté de la démonstration d’ensemble qui structure l’ouvrage.
10Étant entendue la question de la discursivité, l’avant-propos souligne encore la nature particulière de la vie philosophique depuis l’Antiquité : non content d’occuper une position singulière au sein d’un champ disciplinaire et de devoir s’en accommoder, le philosophe peut encore avoir la responsabilité d’incarner, dans son existence quotidienne, la doctrine qu’il établit, surtout quand cette doctrine propose une éthique et une pratique. Dans cette perspective, la vie fait la démonstration de la philosophie et devient l’œuvre véritable, ou tout du moins une œuvre à part entière, du philosophe : impossible, par conséquent, de la négliger. Naturellement, cette liaison intime entre pratique et discours philosophiques est sujette aux variations de l’histoire, et c’est à démêler cet écheveau complexe que s’attache la contribution de Fr. Cossutta.
11L’auteur propose de distinguer trois vies : la vie du philosophe, la vie de philosophe et la vie philosophique. La vie du philosophe est faite des « données biographiques relevant du documentaire et de l’histoire, avec ses cadres chronologiques, ses événements, ses références à un milieu, à une histoire, à des circonstances » (p. 123), bref, c’est ce que nous avons appelé en titre « la vie de René ». La vie de philosophe, elle, désigne la sélection puis l’agencement de certaines de ces données au sein d’un discours, d’un récit surtout, par le philosophe lui-même ou par un tiers : elle répond à un projet et peut s’inscrire dans divers genres discursifs, « récits de vie, confessions, journaux intimes, autobiographies intellectuelles » ou encore « biographies de philosophes, sections d’histoire de la philosophie, dictionnaires des philosophes » voire désormais « entretiens écrits, radiophoniques ou télévisuels, blogs et forums sur internet » (p. 124) : c’est René Descartes. La vie philosophique est enfin, on l’aura compris, « la vie idéale du sage bienheureux ou de l’intellectuel qui met sa pensée au service de l’humanité » (p. 124) : Descartes.
12Partant, le biographique est une médiation entre ces trois vies ou, pour le dire autrement, il est un ensemble de normes tacites ou explicites qui codent chacune de ces trois vies : il y a les stratégies de carrière, il y a les genres biographiques et leurs traditions, il y a les figures de sage ou d’intellectuel. « De l’anecdotique à l’apologétique, le récit de vie [est une] médiation entre doctrine et vie pratique » (p. 129). En d’autres termes, le biographique rend intelligible l’interpénétration des trois vies en faisant de l’événement une pratique éthique, de la pratique éthique une élaboration conceptuelle et de l’élaboration conceptuelle une étape historique : le biographique est donc une certaine idée de ce quoi doit être la philosophie et la vie du philosophe, « un laboratoire des formes de vie qui sont autant de formes de pensée que les œuvres philosophiques mettront en marche spéculativement » (p. 133).
13Cette analyse situe le biographique entre deux extrêmes que Fr. Cossutta voit incarnés en Descartes et Rousseau : d’un côté, la vie, dans sa dimension la plus spéculative, devient une « subjectivité qui se désincarne » (p. 139), ce que l’on appelle parfois le je philosophique ; de l’autre, la vie est au contraire une « singularité » qui vise à la restitution authentique d’une expérience personnelle. Cette opposition de surface n’implique pas que Descartes soit moins biographique que Rousseau, mais que telle inflexion biographique est plus ouvertement spéculative qu’une autre : c’est une affaire de discours plutôt que de concept et c’est en cela que l’analyse du discours est nécessaire.
14À ces deux articles qui cadrent matériellement l’ouvrage, il faut encore ajouter, au cœur de l’ouvrage, la contribution de Bruno Clément intitulée, un peu énigmatiquement, « Ce que la méthode doit à la vie ». L’auteur y développe la case générique de « récit méthodique », c’est‑à‑dire des textes écrits par des théoriciens pour « raconter de quelle manière et en quelles circonstances, ils ont fait la découverte, ou la mise au point de la méthode qu’ils ont ensuite utilisée pour leur œuvre théorique » (p. 54). S’appuyant sur la théorie déployée par Ricœur dans Temps et Récit, ce genre du récit méthodique postule une forme narrative minimale dans les exposés de méthode et, par conséquent, une dimension biographique inhérente au discours philosophique. Cette tentation de la narration n’est pas toujours sans complexité et, à travers l’analyse des révélations qui ont respectivement mis Descartes et Pascal sur le chemin de leur œuvre philosophique, dont Br. Clément souligne les troublantes similitudes, l’auteur rétablit la structure narrative sous-jacente à des textes de formes diverses.
15Il apparaît alors que le récit méthodique, comme tout genre biographique, est soumis à une triple tension : « celle du temps ; celle du régime de vérité ; celle de l’implication subjective ». En d’autres termes, il écrase les époques, transforme le subjectif en général et refonde la conviction de l’expérience personnelle sur un autre régime de vérité. Encore une fois, c’est l’analyse du discours philosophique qui permettrait de restituer la dynamique des relations parfois volontairement embrouillées entre la vie et l’œuvre. C’est dans ce cadre théorique que s’inscrivent les quatre autres contributions de l’ouvrage.
Les cas d’étude
16Dinah Ribard, dans une contribution intitulée « Vies de philosophes et situation de la philosophie à l’époque moderne », revient sur l’état des relations entre biographique et doctrine aux xviie et xviiie siècles, en France, dans la lignée de ses précédents travaux6. Elle rappelle d’abord que loin de se désintéresser à la question de la vie des philosophes, l’époque multiple les écrits biographiques, « des Vies proprement dites aux éloges et aux notices de dictionnaire » (p. 39), et que cette multiplicité ne donne pas toutefois l’impression d’une indéfinissable variété, mais au contraire d’une récurrence de lieux communs bien précis. Devant cette récurrence, deux hypothèses sont possibles : soit la philosophie est un monde stable où rien de nouveau ne se produit jamais, soit au contraire il y a là un chaos que l’on cherche de toute force à organiser.
17C’est cette seconde hypothèse, la moins intuitive peut-être, que D. Ribard entend démontrer. Comme Ann Jefferson en littérature7, D. Ribard suggère que le biographique est un moyen de mettre en ordre une discipline et d’en négocier les évolutions. Au début du xviie siècle, constate en effet l’auteur, la définition de la philosophie est en crise et les biographies d’auteur, notices, éloges ou vies, cherchent à délimiter une discipline qui ne saurait plus se tenir dans les limites désormais trop étroites du monde scholastique. Peindre le portrait de tel ou tel auteur en philosophe, c’est donc une manière d’annexer son œuvre au champ de la philosophie. Les lieux communs permettent de « dire l’appartenance à la catégorie des philosophes d’acteurs culturels, et même d’acteurs politiques en fait très variés et parfois improbables » (p. 40).
18Pour appuyer ces observations, D. Ribard propose deux études de cas : la première porte sur la biographie de La Rochefoucauld dans l’Histoire des philosophes modernes d’Alexandre Savérien, au xviiie siècle, et la seconde sur l’Histoire de la Vie de Messire François de Salignac de la Motte-Fénelon, Archevêque, Duc de Cambray par Andrew Ramsay, en 1723. Le but de Savérien est de faire des Maximes une œuvre de philosophie et à cet effet, il va offrir à La Rochefoucauld une vie qui contredit les mémoires du duc, mais s’accorde à sa morale. Le cas est encore plus difficile peut-être pour Ramsay, qui doit produire une apologie de Fénelon ; c’est ici la biographie du biographe, et notamment sa conversion au catholicisme après ses entretiens avec l’archevêque, qui sert à prouver la solidité de la doctrine du biographié.
19La dimension apologétique du biographique philosophique, et son lien avec la reconfiguration du champ disciplinaire, n’est pas étrangère au cas étudié par Pascale Delormas, dont la contribution porte le titre « Les Confessions disent-elles quelque chose de Rousseau ? » Dans le contexte de l’Ancien Régime, les Confessions occupent naturellement une place à part parce qu’elles sont « exemplaires de la légendification d’un des philosophes qui comptent le plus au xviiie siècle ». Après avoir rappelé en quelques paragraphes la réception par la littérature et la philosophie de ce texte souvent tenu pour hybride, P. Delormas lui applique les outils de l’analyse du discours.
20Selon l’auteur, les Confessions chercheraient à échapper à trois phénomènes : la classification de la biographie dans le genre des vies de philosophes, analysé par D. Ribard ; la réduction du témoignage autobiographique à la contingence de la singularité personnelle ; et enfin la relégation de ce même témoignage au rang d’annexe d’une œuvre philosophique plus vaste. En d’autres termes, les Confessions doivent se comprendre comme une œuvre à part entière dont la portée philosophique repose précisément sur l’engagement d’authenticité qui en constitue le pacte de lecture.
21Malgré ses prétentions à la généralité cependant, les Confessions n’en demeurent pas moins le produit d’une situation énonciative particulière, celle de Rousseau au sein du champ philosophique de son époque. Le texte biographique sert à renégocier cette position, tour à tour apologie, accusation et défi, qui dessine les contours de la paratopie rousseauiste. La singularité du texte biographique est donc ambiguë : elle est bien le signe d’une particularité énonciative, mais elle est également le médium d’une perspective anthropologique.
22D’un certain point de vue, la situation est la même pour le journal de Maine de Biran, analysé par Jean‑François Bordron dans « Maine de Biran et la diagramme de la subjectivité ». Comme Rousseau, Maine de Biran fait date, parce qu’il est « l’un des premiers auteurs de textes philosophiques dont un journal intime nous soit parvenu » (p. 87). C’est ce journal intime que J.-Fr. Bordron se propose d’analyser de front avec les textes philosophiques de l’auteur, proposant ainsi une méthode d’interprétation philosophique qui ne cherche ni à réduire l’œuvre à la biographie ni à épuiser la biographie dans la généalogie de l’œuvre, mais plutôt à mettre en série, sans rupture forte, l’ensemble des textes produits par un même énonciateur pour en tirer un système. De cette façon, le journal permet d’élucider des points que les textes plus doctrinaux laissaient obscurs, non parce qu’il fournit l’anecdote d’une invention, mais parce qu’il est aussi un texte doctrinal. L’enquête biranienne sur la subjectivité est tout autant le produit d’une introspection quotidienne que d’une spéculation, et la distinction entre œuvres doctrinales et écrits intimes empêche le lecteur de saisir que l’inachèvement de la théorie de Maine de Biran est une nécessité interne plutôt qu’une contingence événementielle.
23La perspective adoptée par Christophe Giolito dans « Les discours d’Auguste Comte sur Clotilde de Vaux » est peut‑être légèrement différente. Il s’agit bien dans cette contribution de restituer les étapes d’une élaboration théorique et d’expliquer par la biographie l’inflexion du positivisme comtien vers une rhétorique religieuse. Cette inflexion trouve sa cause dans un événement : la rencontre du philosophe avec Clotilde de Vaux. Cependant, comme le montre Chr. Giolito à partir de quelques extraits de la correspondance d’Auguste Comte, la production théorique ne succède pas à l’événement biographique : dès sa survenue, l’événement est théorisé, si bien que la vie et l’œuvre évoluent de concert. Ici encore, il est impossible, à partir d’un certain point, de proposer une nette séparation entre ce qui relèverait de la doctrine et ce qui relèverait de la vie.
Remarques
24Quoique les études de cas soient pertinentes et le cadrage théorique opératoire, cet ouvrage ne saurait constituer une référence définitive pour la résolution d’un problème qu’il ne peut, pour l’heure, que décrire. Pour une large part, cette insuffisance tient non à quelque défaut intrinsèque de ses développements, mais aux contraintes matérielles d’une publication réduite : on ne peut espérer raisonnablement que des articles peu nombreux et somme toute assez brefs explorent de manière entièrement satisfaisante des problèmes aussi complexes.
25La brièveté des articles est du reste d’autant plus problématique que la méthode qui domine l’ouvrage, à savoir l’analyse du discours, s’accommode malaisément de citations rares ou réduites. Qu’elles abondent, et réduisent la part de l’analyse à proprement parler, ou qu’elles se fassent discrètes, et rendent les conclusions de celle-ci mal assurées, les citations abordées mériteraient un examen plus serré que ne le permet le format actuel.
26Ici plus qu’ailleurs se font sentir les contraintes de longueur qui pèsent désormais sur l’édition scientifique et qui ne sauraient demeurer toujours sans conséquence sur la précision et la rigueur des résultats communiqués. À l’heure où une part si considérable du budget des équipes est absorbée par le financement des publications, où une part non moins considérable du travail des chercheurs est consacrée à des tâches éditoriales aucunement scientifiques, à l’heure où, pourtant, l’évaluation bibliométrique est érigée en paradigme de la gestion des carrières universitaires, la vulnérabilité de disciplines et de méthodes fondées sur une analyse textuelle précise et détaillée n’a jamais été plus criante. Il n’est pas plus possible pour un chercheur d’explorer la complexité du positionnement rousseauiste dans les Confessions ni les enjeux de l’anthropologie qui s’y déploient sur plusieurs livres en quelques milliers de caractères qu’il ne l’est au recenseur de rendre sereinement compte, à la communauté académique, des mérites et défauts d’un ouvrage s’ils ne peuvent être assurés que les conclusions développées ne rencontrent pas d’autres obstacles que ceux que de nouvelles analyses pourraient lever. Confrontées chaque jour à l’absurdité de Procuste, les disciplines du texte ne pourront toujours se réduire sans disparaître.
27Ceci étant dit, des problèmes plus internes à l’argumentation d’ensemble surviennent lors de la lecture de l’ouvrage. Si les cas d’étude choisis sont si pertinents, c’est peut‑être en effet qu’ils sont trop bien choisis. Rousseau écrit ses Confessions, Comte rencontre Clotilde de Vaux, Maine de Biran tient son journal. Pascal trouve soudainement Dieu et Descartes rédige le Discours de la méthode. Mais qu’en est‑il du biographique dans les trois critiques kantiennes, passée la question du sommeil dogmatique ? Qu’en est‑il du biographique dans l’Éthique de Spinoza ? Tous les philosophes ne sont pas des Nietzsche ni des Kierkegaard et tous les textes ne sont pas des Confessions ; ce serait feindre de ne pas voir que la méthode géométrique dans l’Éthique ou même la rhétorique dissertative et la portée générale de la Généalogie de la morale sont bien moins perméables à l’influence biographique que d’autres écrits et qu’il y a, de facto, des textes plus ou moins doctrinaux. Pour dire les choses autrement, l’entrée par les autobiographiques et les écrits intimes, par Rousseau et Maine de Biron, est peut-être trop aisée pour convaincre non tant de la pertinence de ces analyses particulières, mais de la validité du cadre théorique — ceci n’étant pas pour dire que l’Éthique serait exempte de biographique, mais que s’il fallait en prouver la présence dans un texte philosophique, ce serait plutôt dans celui-ci que dans le Discours de la méthode.
28À cela s’ajoute le fait que l’ouvrage paraît fondé sur une certaine conception du philosophe : celui-ci est le grand philosophe, celui dont nécessairement la vie présente quelque chose d’exceptionnel, puisqu’elle est celle de l’esprit hors du commun qui a produit une œuvre immortelle. Mais des philosophes innombrables qui peuplent les dictionnaires, de tous les philosophes dont la vie est réduite à un sommaire dans le Dictionnaire critique et historique de Pierre Bayle, que dire ? N’y a‑t‑il de biographie que de l’extraordinaire ? S’il y a en effet des biographies qui ne sont qu’une fade succession d’évènements sans valeur, comment établir les critères qui distinguent le biographique philosophique du biographique indifférent et, ces critères une fois établis, ne risque-t-on pas de retrouver l’aporie de la distinction qui séparait d’abord le biographique du doctrinal ? En somme, dans la mesure où il est impossible de ne pas hiérarchiser les discours, il paraît nécessaire de formuler les critères explicites qui président à la sélection de tel texte plutôt que de tel autre, non seulement de telle vie ou telle vie de philosophe, mais encore de telle ou telle entrée du journal de Maine de Biran. Dans le cas contraire, on risque fort de soupçonner que le biographique n’est jamais pertinent que quand il contient du doctrinal et que c’est en réalité ce qu’il y a de doctrinal dans l’enveloppe biographique qui fait la valeur philosophique d’un texte intime, plutôt qu’une relation dynamique entre la vie et l’œuvre.
29Il reste, on le voit, beaucoup à faire et l’ouvrage met en appétit. En donnant des outils et en proposant l’examen de quelques cas simples, il ouvre la voie à une élaboration méthodique plus poussée et à des explorations plus difficiles ; la vivacité actuelle des études sur l’auteur en général et sur le biographique en particulier témoigne assez qu’il y a là un domaine d’études dont la matière n’est pas encore épuisée.