De la perception de l’insondable aux profondeurs du mystère chez Pierre Jean Jouve
1Dans son ouvrage Pierre Jean Jouve. Mystère et sens dans l’œuvre romanesque, Titaua Porcher‑Wiart propose de sonder non pas les mystères, mais bien le mystère des romans de Jouve, envisageant ainsi la démarche artistique et romanesque de l’auteur sous un aspect unitaire. L’angle d’étude, novateur, adopté par la critique, a pour ambition de prendre appui sur la phénoménologie et d’apporter ainsi un éclairage original en s’écartant quelque peu des trois points de vue à partir desquels l’œuvre de Jouve a été, jusqu’à présent, interprétée (à savoir : psychanalytique, biographique et spirituel). Cependant, chercher à découvrir le sens du mystère, n’est‑ce pas une démarche qui amène à discuter une aporie, dans la mesure où ce mystère est peut-être précisément ce qui donne sens à l’œuvre ? Pas forcément, comme nous le montre l’auteur de l’ouvrage critique : le caractère insondable de certains passages des romans fait partie de l’essence même de l’art romanesque de Jouve, et en constitue précisément la richesse. Ainsi, les écrits ne sont‑ils jamais des révélations : au mieux peuvent‑ils engendrer des résonances chez celui qui s’y penche, s’y accroche, y pénètre. Cette résistance constante de l’œuvre est précisément ce qui fonde la force de Jouve, celle qui « réside dans ce qui se montre et échappe à la fois » (p. 13).
De la perception à la représentation
2L’introduction de T. Porcher‑Wiart tend avant tout à établir une mise au point méthodologique (démarche, délimitation du corpus) et lexicographique autant qu’historique. Ainsi sont définis les deux termes constitutifs du titre de l’ouvrage : le mystère (qu’il faut envisager dans sa fonction sacrée mais aussi comme un élément mêlant attrait et répulsion) et le sens (utilisé comme synonyme de signification mais également comme la faculté d’éprouver, de ressentir). Un court rappel concernant la réception des romans de Jouve permet de souligner l’apparente difficulté des écrits à qui l’on reprocha, dans les années de l’entre‑deux guerres, un manque de vraisemblance. Pourtant, cette caractéristique, qui engendre un éloignement significatif par rapport aux canons littéraires de l’époque, est précisément ce qui forge tout l’intérêt du romanesque selon Jouve : les personnages, principaux générateurs de ce manque de vraisemblance (et, en ce sens, principaux objets des critiques), sont également les singuliers détenteurs du mystère. C’est donc essentiellement sur eux que s’appuie T. Porcher‑Wiart afin d’aborder l’œuvre sous l’angle de la phénoménologie, qui pose l’expérience sensible comme le lieu originaire de la vérité. Ainsi, une partie de l’ouvrage est consacrée à la perception, par les personnages, de la spatialité, avec l’idée directrice selon laquelle l’espace visible se double constamment, chez le romancier poète, d’un « au‑delà » invisible et pourtant bien présent. Selon une typologie relativement exhaustive qui va de l’extérieur vers l’intérieur, la critique montre comment la nature devient, sous la plume de l’écrivain, un objet de fascination et de terreur parce qu’elle constitue une entité à « double fond », un monde à percevoir comme le reflet d’une réalité invisible, dont l’émergence de perception n’est rendue possible qu’à travers le regard des personnages. D’où l’omniprésence, parfois dérangeante pour le lecteur, d’un mystère, latent, lui‑même générateur d’émotions pour les personnages. Dès lors, le rôle de l’auteur est de rapporter, à travers le regard de ses protagonistes, la présence des signes‑symboles de cet au-delà, sans pour autant en percer les mystères ou en donner le sens. Dans une optique similaire, les espaces intérieurs, toujours perçus à travers les modulations psychiques et émotionnelles des personnages, sont le reflet des forces inconscientes de ces derniers : en s’appuyant sur l’ensemble des romans, T. Porcher‑Wiart montre dans quelle mesure l’être, progressivement, devient espace (selon ce que l’on peut concevoir comme une perception réciproque) et comment les deux interagissent précisément pour faire sens. Là encore, pourtant, l’objectif est de montrer davantage que d’expliquer : la perception des personnages, telle qu’elle est relatée, demeure un appel, non une élucidation.
De l’écriture à la lecture : le bouleversement des codes traditionnels
3T. Porcher‑Wiart se penche plus spécifiquement sur les procédés stylistiques permettant la représentation du mystère. Ainsi certains éléments scripturaires, complétés par des choix singuliers mais assumés par l’auteur, permettent‑ils de cerner le dessein de Jouve. Dans un premier temps, les titres, qui sont analysés un à un par la critique, apparaissent comme porteurs d’un effet de brouillage ; effet d’ailleurs corroboré par le caractère énigmatique des incipits : ceux des deux premiers romans (Paulina 1880 et Le Monde désert) peignent précisément un espace à la fois réel et symbolique, vraisemblant et onirique, ce qui semble engendrer une superposition de plusieurs codes de lecture. Là encore est souligné toute l’originalité des partis pris scripturaires du romancier. La lecture, précisément, ainsi que les habitudes qui s’y rattachent, se trouve particulièrement bouleverséepar l’élision des temps forts du récit. Comme nous le rappelle T. Porcher‑Wiart en s’appuyant sur Daniel Leuwers, Jouve cultive une « esthétique de la rupture » (p. 69). Le roman semble occulter la narration pour mieux privilégier les visions des personnages ; visions d’ailleurs relatées par un narrateur à la position ambiguë. Ainsi le lecteur est‑il amené, à plusieurs reprises, à s’interroger sur la nature même de ce qu’il lit : sont‑ce des récits de rêve ou des récits rêvés ? Sommes‑nous dans le surréalisme, le mouvement littéraire de l’époque, ou dans la surréalité, qui engage davantage la perception du personnage tout autant que celle du lecteur ? A‑t‑on affaire au fantastique ou au mythique ? Aucune détermination tranchée, ici, de la part de T. Porcher‑Wiart : comme l’auteur qu’elle étudie, la critique nous montre sans adopter une interprétation définitive et arrêtée. En d’autres termes, elle propose mais n’impose jamais, sur cet aspect de l’œuvre tout du moins.
Des figures mythiques aux structures de l’imaginaire de Jouve : quand l’artistique se mêle au religieux
4En s’appuyant sur des passages romanesques précis, l’auteur de l’ouvrage critique met à jour les références mythiques qui cultivent le mystère. Ainsi sont explorés les intertextes mythologiques à travers les figures de la Gorgone (à rapprocher d’Hélène de Sannis, héroïne de Dans les années profondes), d’Hécate et d’Ariane (auxquelles Catherine Crachat se superpose) et enfin de Narcisse (en qui nous percevons des échos chez Paulina Pandolfini et Jacques de Todi). Cette peinture des personnages, abordés ici sous un angle spécifique, témoignent des élémentsstructurant l’imaginaire de l’écrivain : l’ensemble des « relais » mythologiques convergent vers Eros et Thanatos, le plus souvent associés sous la plume de Jouve, qui concilie ainsi les inconciliables. Plus précisément, cette combinaison d’éléments opposés, voire contradictoires, s’incarne en une figure unitaire et unique, celle de la femme. Cette dernière, qui donne la vie, est pourtant constamment représentée comme morte dans les écrits romanesques. T. Porcher‑Wiart montre alors que la réunion des contraires se meut en dynamique et en esthétique scripturale : ainsi sont rassemblées sous une même réalité des notions antagonistes, telles que le pur et l’impur, le Todo et le Nada (nous reconnaissons là le vocabulaire de saint Jean de la Croix, dont Jouve s’est beaucoup inspiré). La critique rapproche cet aspect de l’écriture de la « pensée du chiasme » telle que l’a conçue Merleau‑Ponty dans Le Visible et l’invisible. Or, cette démarche, qui s’érige finalement en parti pris, ne permet pas à Jouve de s’inscrire dans la rigidité d’un dogme précis : c’est davantage des mystiques que se rapproche le romancier‑poète. Progressivement, l’angle phénoménologique adopté permet de mettre à jour un dessein religieux, qui demeure la clé de voûte de l’art selon l’auteur1. En effet, l’artiste est avant tout celui qui, par sa pratique, tente d’élucider le mystère de la création et se trouve par ce biais soumis à une tension du désir tourné vers Dieu :
[S]aisir l’essence de l’absence, en retenir la fugitive substance, tel est le but assigné aux relais2 du poète et à l’auteur lui‑même. [...] L’essence de Dieu, c’est cet invisible impensable qui déclenche le désir et ouvre les perspectives infinies (p. 195).
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5Titaua Porcher‑Wiart propose, à travers son ouvrage, d’éclaircir les représentations du mystère dans l’œuvre de Jouve davantage que le mystère en lui‑même, adoptant par ce biais une démarche similaire à celle de l’auteur dont il est question. Le point de vue abordé, innovant au regard des études critiques passées et présentes, permet une approche singulière. La phénoménologie telle qu’elle a été théorisée par Merleau‑Ponty vient ainsi éclairer la perception du réel selon Jouve, autant que son rapport au monde. En ce sens, l’œuvre romanesque (en particulier), et la démarche artistique du romancier‑poète (en général) s’en trouvent clarifiées ; démarche artistique rejoignant d’ailleurs ici un élan spirituel et mystique. À l’issue de la lecture, le mystère reste donc entier mais, de façon presque contradictoire, semble moins épais. La pensée de la réversibilité, qui ambitionne d’allier les opposés, caractériserait‑elle autant les romans que le contenu des analyses qui les prennent pour objet ? L’ouvrage de T. Porcher‑Wiart, en tout cas, amène à le penser.