Tous les chemins mènent à l’homme. Discours sur le voyage chez Deschamps & Froissart
1Les études sur le voyage au Moyen Âge ont souvent souligné son aspect de déracinement, de contrainte. À ce discours « négativiste », les auteurs joignent d’autres fonctions comme les dimensions religieuse (des pèlerinages, entre autres), géographique (récits d’expéditions et d’itinéraires de Guiraut de Barri ou Guillaume de Rubrouck) voire ethnographique (Marco Polo, Jean de Plan Carpin, par exemple). L’ensemble de cette littérature est aujourd’hui généralement nommé par la critique récits de voyage. Ces diverses considérations entraînent le regard du lecteur plutôt loin du voyage en lui‑même. Pourtant, cet aspect est révélateur, vers la fin du Moyen Âge, d’un changement de perspective qui influe sur les conditions d’écriture, la matière et la manière de conter de certains auteurs. C’est la thèse que défend Caroline Prud’Homme dans Le Discours sur le voyage chez les écrivains de la fin du Moyen Âge.
2L’ouvrage, reprise d’une thèse soutenue à l’Université de Toronto en 2008, ambitionne de traiter un corpus particulier, privilégiant la mise en scène de l’écrivain dans l’œuvre au détriment du récit de voyage proprement dit. L’étude prétend donc s’axer principalement sur cette dimension méta‑discursive assez ignorée par la critique jusqu’alors. Néanmoins, l’auteure le souligne d’emblée, il n’y a aucune volonté exhaustive dans cet essai et de nombreux prolongements sont suggérés tout au long du volume. Le corpus étudié se limite dès lors à deux auteurs : Eustache Deschamps et Jean Froissart. Si ce choix n’est pas peu digne d’intérêt, on regrettera toutefois que la dimension généraliste annoncée par le titre (« chez les écrivains de la fin du Moyen Âge ») soit réduite à ces seuls deux grands noms. Nul doute que d’autres points de comparaison enrichiraient encore l’exploration, plutôt novatrice à ce jour, de ces discours à dimensions méta‑discursives. À cette période charnière, avec les guerres d’Italie et les grandes découvertes de la Renaissance, le croisement entre poétique personnelle (mise en scène du je) et confrontation avec l’Autre marque une nouvelle étape dans ce cheminement vers l’autonomisation de la figure de l’auteur.
Rien ne sert de partir, il faut conter à point
3L’homo viator est un concept essentiel pour le Moyen Âge chrétien : « l’homme est un étranger et un voyageur sur la terre » (p. 15). Ce précepte a pour conséquence que la vie est conçue comme un « pèlerinage terrestre », une étape de cheminement vers la vie éternelle. La notion de pèlerinage est indissociable de l’Occident chrétien, par les nombreux voyages vers les lieux saints comme Jérusalem, Rome ou Saint‑Jacques de Compostelle, mais aussi à travers les croisades. La pérégrination se retrouve aussi dans l’errance des chevaliers des romans arthuriens, lancés dans des quêtes individuelles. Quel que soit le moteur premier de la mise en route (déplacement des cours, tournois, opérations militaires, commerce, études…), pour l’homme médiéval, le voyage signifie toujours déplacement, contrainte (notamment en ce qui concerne l’hébergement, la nourriture, le danger, l’effort physique) et arrachement. Cette perte des repères familiers pousse le voyageur dans le monde de l’inconnu, de l’étranger, du différent et, corrélativement, vers lui‑même.
Je suis venu, j’ai vu, j’ai écrit
4Les textes ayant pour objet le voyage en général sont fort hétérogènes (de la chanson de geste au récit de voyage) mais beaucoup puisent aussi dans la littérature antique avec ses monstres et légendes. Pour C. Prud’Homme, le discours sur le voyage n’est ni nécessairement narratif ni linéaire, mais s’apparente plus à des souvenirs ou impressions de voyage. De ce fait, il est « ouvert à d’autres types de discours » (p. 22) : didactique, historique, amoureux, alchimique… Étant le fait d’écrivains voyageurs et non de voyageurs écrivains (avant tout soldats, marchands ou pèlerins), il comporte une réflexion sur l’acte d’écrire et d’être lu mais montre aussi l’écrivain dans ses rapports avec son public, ses mécènes… Il participe donc à un « mouvement réflexif de la littérature à la fin du Moyen Âge », au développement d’une littérature du présent, de la vie quotidienne, de l’actualité qui prend naissance au xiiie siècle (p. 24).
5Le choix des deux auteurs étudiés s’est imposé par les nombreux points de comparaison entre leurs carrières respectives : contemporanéité, statut social similaire, intérêt pour les grands événements, motivations d’ordre professionnel, etc. Les écrits d’Antoine de la Sale (notamment L’Excursion aux îles Lipari et Le Paradis de la reine Sibylle) auraient pu être intégrés au corpus mais ces textes hésitent souvent entre la réalité et le fantastique (p. 35). Cette volonté d’authenticité marque par ailleurs la méthodologie d’ensemble de ce Discours sur le voyage qui mêle analyse rhétorique, pragmatique du discours, place des conventions dans l’écriture, contexte historique et idéologique, histoire du livre et pratiques de lecture.
Tourner toudis le bec pardevers France
6Disciple de Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps est connu, outre pour sa production abondante, pour avoir ouvert le champ thématique du lyrisme en estimant que le vers est une musique naturelle. Puisqu’elle peut donc se suffire à elle‑même, la poésie gagne en autonomie et laisse plus de place à de nouvelles thématiques. Eustache Deschamps compose tantôt avec la plume d’un historiographe, d’un moraliste, d’un conseiller ou d’un poète courtois. Cette diversité de sujets a une double conséquence : « l’esthétisation de la réalité et la pragmatisation de la poésie » (p. 44). Parmi le corpus analysé par C. Prud’Homme, trois grandes thématiques permettent de distinguer les composantes du discours sur le voyage chez Deschamps.
J’aime mieux être le premier dans mon village que le second dans Rome
7Une série de poèmes forment un catalogue d’adieux aux villes qui appartiennent tantôt au registre courtois, tantôt au registre de la bonne vie. Les adieux à Reims et à Troyes laissent peu de place au départ et au voyage proprement dit puisque la ville y occupe une place centrale. Adorée, elle suscite l’amour du poète qui la traite à la manière d’une femme, dans un discours proche du « panégyrique de la dame » dans la chanson courtoise (p. 61). Au contraire, dans les adieux de bonne vie (à Bruxelles, à Paris), le vocabulaire prédominant est concret et renvoie aux plaisirs des sens (p. 67) dans une « ivresse de l’inventaire » où l’énumération prédomine. Le corps (en souffrance) devient le « principal mode d’appréhension de la ville et du voyage » (p. 69).
Il fait meilleur sejourner a Paris
8Les poèmes concernant les campagnes de Flandre vécues par Eustache Deschamps participent d’une « rhétorique de la vituperatio » (p. 84). Ce sont, d’une certaine manière, des poèmes de la sensualité qui convoquent constamment l’ouïe (bruits inquiétants), le goût (nourriture), la vue (climat rigoureux, improductivité du sol) ou le toucher (logement, fatigue du corps). Insister sur la vie quotidienne permet à Eustache Deschamps de jouer avec la dimension pragmatique de ces textes : « on peut y voir une captatio benevolentiae destinée à disposer le lecteur à entendre le poète » (p. 87). Ce passage d’une poétique de la laudatio dans les adieux vers une poétique du blâme se marque aussi dans la forme même des œuvres puisque les envois des ballades permettent au poète de préciser ses demandes.
Là tout n’est que désordre & mocheté
9Les considérations sensuelles dans les poèmes sur la Flandre sont amplifiées dans les pièces consacrées à une mission diplomatique effectuée en Bohème et en Moravie. Sous le signe de l’anecdote, Deschamps narre les mésaventures du voyage (notamment la langue comme facteur d’incompréhension) et les tracas de la vie quotidienne. Parmi ceux‑ci, la thématique culinaire occupe une place de choix : nature des plats, cuisson des aliments, préparation des repas, qualité du service. Ces pièces recourent souvent à une dimension narrative spécifique comprenant situation initiale, péripétie, dénouement. Les coutumes de l’étranger sont décrites en insistant toujours sur l’altérité par rapport à la France.
10Le voyage pour Eustache Deschamps est et restera un déplacement (chevauchée, traversée des mers), ce qui justifie en partie cette attention aux conditions matérielles. La souffrance et l’inconfort continuels ainsi que la confrontation avec l’Autre ramènent constamment le poète vers la louange de la mère patrie in praesentia (dans les adieux) ou in abstentia (par la comparaison et les accumulations dans les œuvres basées sur cette rhétorique de la vituperatio). Pour lui, le voyage sera toujours conçu dans un rapport avec la France.
Un voyage est une opération qui fait correspondre des villes à des heures (Paul Valéry)
11Le discours sur le voyage chez Jean Froissart, seconde grande partie de l’analyse, intervient majoritairement dans la rédaction des livres III et IV des Chroniques.
Lorsque la chronique rejoint l’actualité, les sources écrites ne peuvent plus être utilisées et donc la méthode d’obtention des renseignements se transforme : Jean Froissart doit se déplacer pour rencontrer les différents témoins des grands événements de son siècle. (p. 141)
12Le voyage joue donc un rôle important chez Froissart puisqu’il devient « marque de crédibilité » grâce aux narrations des rencontres avec les différents témoins. L’étude se concentre sur deux voyages de Froissart en Béarn et en Angleterre afin de démontrer les vertus et exploitations poético‑rhétoriques que le chroniqueur en tire.
Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages mais à avoir de nouveaux yeux (Marcel Proust)
13C’est la topographie, davantage que la chronologie qui, dans le voyage en Béarn, dicte la progression du récit. Par exemple, les informations rapportées par Espan de Lion reviennent sur des événements s’étendant sur une trentaine d’années. Ce chemin parcouru et les anecdotes liées aux différents lieux (de nombreuses références ancrent le récit dans les éléments physiques, topographiques) narrées par les compagnons de route créent une structure essentiellement dialogique. Le dialogue entre Froissart personnage et ses différents interlocuteurs se fonde sur un principe de confiance, de confidences suscitées par les questions de Froissart qui ne sont que des « prétextes à raconter » (p. 165). Les relances tiennent ainsi parfois de la flatterie manipulatrice ou des répliques de théâtre. Mais Froissart lui‑même rappelle parfois que derrière cet « enchevêtrement » des voix se cache toujours l’auteur « qui agence leurs discours et produit un tout cohérent » (p. 178), revendiquant par là même ses qualités littéraires propres. Soumis aux aléas du chemin, la narration procède généralement par ajouts, au gré des informations obtenues et des points de vue des intervenants.
La mémoire n’est‑elle pas un voyage dans le temps ? (Jacques Lacarrière)
14Le voyage en Angleterre de 1395 « naît de motivations surtout personnelles et affectives » (p. 193), d’où une logique nostalgie du passé qui place le temps (plutôt que le voyage) au cœur du récit. Farci d’analepses, le récit s’attache moins aux circonstances du voyage qu’aux valeurs du passé qu’il ravive. On y découvre aussi une sensualité du livre et de la lecture. Ce voyage marque sans cesse un décalage entre passé et présent : « le passé mythique trouve sa place dans le texte ; le présent interrompt sans cesse la rêverie nostalgique » (p. 220).
15Chez Froissart, la mise en scène de l’oralité sert à appuyer la véracité du propos tout comme elle contribue à conférer plus de vivacité au texte des Chroniques. Des informations disparates y « sont liées par le fil conducteur de l’itinéraire, mais aussi par d’autres associations de personnes, de lieux, de continuité temporelle ; des liens sont ainsi créés entre des événements, palliant le discontinu de la matière » (p. 229).
Partir, c’est mourir un peu. Écrire, c’est vivre davantage (André Comte‑Sponville)
16Chez les deux voyageurs que sont Deschamps et Froissart, la dimension scripturale gardera toujours une importance prédominante : il s’agit moins de topographie que d’impressions de voyage qui dégageront toujours une place pour d’autres types de considérations. Ainsi, si Deschamps se présente généralement comme une victime là où Froissart se présente comme un maître de la communication (« qui connaît l’art de la conversation et sait en tirer profit », p. 241), tous deux profitent de l’autorité que leur confère cette expérience de voyage. Elle permet au premier de peaufiner sa « représentation de pauvre poète malmené par la vie et les circonstances » (p. 241) afin d’approfondir sa propre rhétorique de demande. Dans le cas du second, « le voyage renforce l’autorité du chroniqueur, l’écrit renforce celle de l’enquêteur » (p. 244). Néanmoins, cette étude montre que tous deux utilisent une certaine poétique du voyage axée autour de quelques caractéristiques : importance du corps (en souffrance) et de la perception par les sens (notamment l’ouïe) ; dimension anthropomorphique de la ville (femme chez Deschamps, davantage homme chez Froissart « puisque ce sont surtout les qualités défensives qui le retiennent », p. 236‑237) ; dimension humaine de la ville (elle doit avant tout être utile à l’homme) ; opposition entre ici et ailleurs (qui se double chez Froissart d’un rapport entre passé et présent).
On voyage pour changer, non de lieu, mais d’idées (Taine)
17Au terme du parcours proposé par C. Prud’Homme, quelques bornes et jalons mériteraient d’être examinés avec attention. L’objet d’étude est dans le droit fil de contributions antérieures surtout dans ses perspectives matérielles (arrachement, souffrance, importance du corps). Les travaux de Jean Richard (Les récits de voyage et de pèlerinages, Brepols, 1981), Paul Zumthor (« Dire le voyage au Moyen Âge », Liberté, 1993) ou de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public (Actes du 26ème Congrès de 1996 intitulé Voyages et voyageurs au Moyen Âge ; voir principalement les contributions de Noël Coulet — « S’en divers voyages n’est mis… », p. 9‑29 —, Christiane Deluz — « Partir c’est mourir un peu. Voyage et déracinement dans la société médiévale », p. 291‑303 — et les conclusions de Michel Balard, p. 305‑309) trouvent ici des pistes de prolongements dans cette lecture partielle des œuvres de Deschamps et Froissart. Le lecteur curieux regrettera sans doute que plusieurs pistes soient souvent entamées sans pourtant être parcourues jusqu’à leur terme : comparaison entre le discours sur la ville chez Deschamps et ses contemporains (p. 51, p. 135, p. 245), notamment celle entre le jeu sur les conventions (mélange entre registre courtois, tradition antique, des Congés arrageois…) et l’expérience personnelle (p. 76), relation entre le discours sur le voyage et le discours sur la santé et les bons aliments ou la guerre, toujours chez Deschamps (p. 136).
18À l’instar des cahots du voyage, les lectures proposées dans cet ouvrage sont parfois victimes de variations dans leur structure. Ainsi, la première partie consacrée à Deschamps s’attarde davantage sur le style propre de l’auteur (vocabulaire, syntaxe, figures, argumentation), tandis que la seconde, dédiée à Froissart, se concentre au contraire sur le contenu de ces voyages. Le discours sur le voyage des deux auteurs, et partant leur style, est différent, ce qui explique aussi pourquoi la première partie revient sans cesse sur des notions de voyage, de déplacement, alors que la seconde s’articule autour des notions de séjour, de station, de résidence. En outre, la deuxième moitié du volume s’oriente aussi vers d’autres considérations que simplement poétiques : bibliographiques (état des manuscrits, enluminures), philologiques ou linguistiques.
19Le discours sur le voyage est lui‑même victime des errances de ses auteurs. Mais les pistes proposées par C. Prud’Homme, avec cette focalisation sur une thématique particulière chez deux auteurs de la fin du Moyen Âge, contribuent à souligner l’émergence de la figure de l’auteur dans cette période‑clef. La spécificité de ce type de discours réside sans doute moins dans la véracité (réelle ou supposée, affichée ou sous‑entendue) des propos tenus (ce qui est le cas en général dans les récits de voyage) que dans une nouvelle forme de mise en scène du moi. Ce qui ressort de ces différents textes est en effet moins l’itinéraire que la personnalité ou le style du guide.
20Enfin, le parcours ici proposé marque, chez ces deux importants auteurs de la fin du xive siècle, la naissance ou le renforcement de poétiques et rhétoriques qui prendront de plus en plus d’importance au siècle suivant et au début de la Renaissance. La lecture de ce Discours sur le voyage bénéficie ainsi de précieux prolongements dans des ouvrages comme Le Voyage d’Italie dans les littératures européennes de Marie‑Madeleine Martinet (PUF, 1996), Nature & paysages. L’émergence d’une nouvelle subjectivité à la Renaissance dirigé par Dominique de Courcelles (Études et rencontres de l’École des Chartes, 2006) voire du récent Éthique et esthétique du récit de voyage à la fin du Moyen Âge (Honoré Champion, 2013) de Nicole Chareyron qui devrait en constituer un intéressant complément. De son côté, Pierre Bayard (Comment parler des lieux où l’on n’a pas été, Éditions de Minuit, 2012) utilise les griefs à l’encontre du voyage que formulaient déjà les auteurs du Moyen Âge afin d’introduire sa réflexion sur ce qu’il nomme les « voyageurs casaniers » (p. 15). De la comparaison de l’ouvrage de Caroline Prud’Homme avec cet essai sur la relation entre la littérature et l’espace, il ressort que le discours sur le voyage chez Deschamps et Froissart fait d’eux bien d’autres choses que de simples « voyageurs en chambre », l’essence même de ce type de discours étant bien différente de son objet en lui‑même. C’est en effet moins le voyage qui importe que la postérité que celui‑ci pourrait procurer à l’auteur. Les personnalités de ces écrivains affleurent ainsi tout au long de leur texte afin de souligner l’une ou l’autre qualité d’écriture, un peu comme si le but pour Deschamps et Froissart, dans ce type de discours, était de clamer à leurs publics respectifs : « N’oubliez pas le guide ! ».