Le poème comme mémorial
1L’ouvrage de Lucie Taïeb, Territoires de mémoire. L’écriture poétique à l’épreuve de la violence historique, paru en 2012, est né de la rencontre avec un lieu : le mémorial aux Juifs d’Europe assassinés, construit au cœur de Berlin au début des années 2000. Pointant à partir de ce mémorial, et d’autres, semblables, un « nouvel âge de la représentation », en raison d’un « impératif de non-figurativité », L. Taïeb décèle là « une exigence de représentation “poétique” de l’événement » (p. 21). Ce rapprochement entre le mémorial et le poème fonde le questionnement central de son livre : si une certaine figuration de la mémoire collective évoque les caractéristiques d’une écriture poétique moderne, comment le poème peut‑il en retour jouer le rôle d’un mémorial et héberger la mémoire collective de la violence historique ? L. Taïeb propose de formuler la question d’une manière simple : « Que peut transmettre, aujourd’hui, la poésie de ce qui, alors, a eu lieu ? » (p. 14), à partir d’un corpus constitué des recueils de trois auteurs, Fahrt ins Staublose (1943-1962) de la poétesse allemande Nelly Sachs, les trois premiers volumes du Livre des Questions (1963-1965) d’Edmond Jabès et De Palabra (1975-1987) de l’Argentin Juan Gelman.
2L’enquête, qui naît, comme le souligne l’auteur, dans le contexte d’une « très forte prégnance des questions mémorielles » (p. 12) dans le champ des discours publics depuis le début des années 2000, touche à un certain nombre de débats majeurs. Le choix du corpus, d’abord, place le travail dans une tendance plus large d’approche comparée des écritures de la violence historique. La situation des auteurs, ensuite, leur donne un rôle de « témoins indirects » ou « intermédiaires », comme les qualifie L. Taïeb, dans la mesure où ils n’ont pas fait directement l’expérience de l’entreprise de destruction dont ils veulent transmettre la mémoire. Enfin, le corpus engage une question d’ordre générique : quelle écriture de l’événement propose le poème, comment en transmet-il la mémoire ?
3Le rapprochement entre les trois œuvres ne vise pas, comme le clarifie d’emblée L. Taïeb, à une comparaison entre la Shoah et la dictature argentine. En revanche, des expériences semblables, le deuil, l’exil, et une même exigence mémorielle, justifient la comparaison. Leur projet de faire mémoire est même la raison première du choix de ces œuvres. D’où le titre de l’ouvrage, « territoire de mémoire » que L. Taïeb justifie ainsi :
Pour dire l’écho et la distance avec le concept de « lieu » de mémoire tel qu’il a été défini par Pierre Nora, mais également parce que « lieu » n’aurait pu qualifier ces espaces poétiques qui disent l’exil et l’errance, le déplacement, l’absence de lieu. (p. 25).
Le poème & l’événement historique
4L. Taïeb commence par envisager la comparaison du poème avec un monument commémoratif1 sous trois aspects successifs. Il s’agit d’abord de repérer les modes d’inscription du donné historique dans le texte poétique, puis d’observer l’articulation du singulier et du collectif dans l’écriture du deuil et enfin d’étudier la question de la représentation des victimes.
5Le premier aspect ouvre des perspectives sur le problème du référent dans un régime d’écriture poétique moderne. Des trois auteurs, Gelman est le seul pour lequel la question du déchiffrement de l’événement dans le recueil ne se pose pas. Héritière d’une longue tradition latino-américaine de dialogue entre la poésie, le politique et le social, l’œuvre de Gelman laisse lire avec une certaine évidence sa relation à l’événement historique. On notera seulement que l’accent est mis sur les pensées et les sentiments des victimes plus que sur les pratiques de répression du régime : Gelman privilégie ainsi dans l’évocation de l’histoire la médiation interpersonnelle, quitte à jouer de la fiction et de l’hétéronymie comme dans certaines notes de ses poèmes.
6Chez Jabès, en revanche, l’inscription dans le texte de l’événement historique est beaucoup moins univoque. Certains éléments explicites côtoient des passages métaphoriques ou légendaires ; une pratique de l’écriture fragmentaire, un usage indécidable des déictiques décontextualisent les occurrences de référence à la Shoah : « la référence demeure certes clairement lisible — mais son sens devient indécidable et son ancrage temporel est brouillé » (p. 48). Il va de soi qu’ici nul réalisme ne doit être recherché. Cette manière « poético-fictionnelle » (p. 48) d’inscrire l’histoire dans le texte serait selon L. Taïeb, une façon de prendre acte, non d’un impossible ou d’un indicible de la Shoah, mais « d’une difficulté extrême » (p. 50), l’auteur ayant choisi d’entrée de jeu de « montrer ce que les textes parviennent à dire, malgré la difficulté terrible de l’entreprise, plutôt que de revenir sur l’impossible, l’indicible, l’irreprésentable » (p. 13). Cette opposition, dont on aurait attendu qu’elle donne lieu à une mise en perspective bibliographique et argumentative, reste discutable dans la mesure où l’on peut considérer, comme l’écrit Claude Mouchard, que « l’écriture des œuvres-témoignages naît souvent d’une alliance conflictuelle avec le mutisme ou avec l’impuissance à former un message transmissible2 », mais sans doute faut‑il y lire le souci, revendiqué par ailleurs, de soustraire l’œuvre de Jabès à une lecture déshistoricisante.
7La lecture du référent dans la poésie de Sachs ne va pas de soi non plus. Si la présence du substrat historique est évidente, en revanche son inscription dans un cadre mystique et mythique a donné lieu en Allemagne à une réception « consolatrice » et réconciliatrice, qui en a infléchi de manière problématique la signification. Ce type de malentendu laisse de côté, selon L. Taïeb, le « geste qui est à l’origine de l’inscription du substrat historique : un geste mémoriel à l’adresse de ceux qui ne sont plus là, à l’adresse des lecteurs présents et à venir » (p. 55). Le malentendu se lèverait dès lors que l’on attend, non pas l’histoire des événements évoqués, mais leur mémoire, avec ce que celle‑ci suppose de transformation sous l’effet de l’imagination créatrice.
8Dans la mesure où les œuvres choisies puisent dans une mémoire non pas seulement individuelle mais d’emblée collective, L. Taïeb se propose d’étudier ensuite le lien du sujet lyrique à la mémoire collective dans son « énonciation de la perte » (p. 57). À partir d’une lecture de la « Lettre ouverte » adressée par Gelman à son fils disparu, L. Taïeb montre dans un premier temps le renouvellement de l’écriture du deuil chez l’auteur par démantèlement du langage et littérarisation du nom propre. Le père, dans un mouvement qui rejoint la poésie mystique, se perd lui‑même, pour « dans cette absence à soi, créer un espace dédié à la présence de l’autre » (p. 67). Chez Sachs, la perte est également d’abord celle d’êtres proches, mais c’est chez elle que le lien du sujet lyrique à l’auteur est le plus discret. S’appuyant sur l’analyse d’une section du recueil Dans les demeures de la mort, intitulée « Prières pour le fiancé mort », L. Taïeb souligne combien la poétesse « se distanciant de sa propre histoire, confère à son deuil un dimension universelle, l’inscrit dans une douleur commune » (p. 73). Comme chez Gelman, une dimension mystique de l’écriture ouvre sur la possibilité d’une nouvelle présence des amants, le poème devenant ainsi « le lieu d’une utopie amoureuse » (p. 82), ce qui n’implique toutefois ni consolation, ni réconciliation avec ce qui a eu lieu.
9L’énonciation de la perte est sensiblement différente chez Jabès qui n’a pas vécu directement la disparition d’être chers. C’est dans la relation entre la figure de l’auteur nommée Yukel, « celui qui écrit » et la figure du survivant, « celui qui est écrit », nommé Yukel lui aussi, que se formule la relation de Jabès à l’événement qu’il n’a pas vécu. Cette pratique du dédoublement figurée par le nom propre permet à l’auteur de poser la question de la légitimité de sa prise de parole. Le personnage de Yukel auteur décidera de se substituer à la parole du personnage de Yukel survivant, qui se suicidera. « J’aurais pu être cet homme. J’ai partagé son amour. /Yukel, parle nous de cet homme qui aurait pu être toi. — Je vous parlerai d’abord du mensonge3. » Comme l’analyse L. Taïeb,
Yukel le survivant ne nous dit pas la « vérité » de l’expérience de Yukel l’écrivain, pas plus que Yukel l’écrivain ne peut nous dire la vérité de l’expérience de Yukel le survivant. […] L’identité « narrative » de Yukel se fonde sur son statut de survivant, c’est‑à‑dire sur une expérience non partagée, et qui sans doute ne peut pas l’être. Pourtant en écrivant Yukel, Jabès s’écrit lui‑même, il écrit cet autre de lui‑même dont ne le sépare que le hasard du destin. (p. 90‑91).
10Et elle conclut :
Malgré l’expérience impartageable qui est à la source de l’identité de Yukel — le survivant —, le « vocable » Yukel cesse finalement, au cours de la lecture du Livre des Questions, de désigner deux figures distinctes, pour évoquer alternativement, les deux visages d’une même figure, les deux versions possibles d’une vie : « je » et « tu » confondus.
11L’analyse de L. Taïeb peut se lire comme une illustration de la notion de témoignage indirect, que l’introduction de son ouvrage utilisait, sans toutefois en développer la signification. Lorsqu’elle désigne les auteurs de son corpus comme des « témoins intermédiaires », que faut‑il entendre exactement ? De quoi est témoin un témoin indirect ou intermédiaire ? S’il ne s’agit sans doute pas du témoin survivant (superstes), dans la mesure où les auteurs n’ont pas connu eux‑mêmes les camps, faut‑il pour autant, pour reprendre la distinction rappelée par Giorgio Agamben4, les rapporter à la figure du témoin tiers, testis, celui qui intervient dans un procès ? Jabès exclut d’être considéré comme un témoin : « Ce n’est pas à moi de témoigner […] je n’ai pas connu les camps », mais il ne renonce pas à l’idée de parler, à partir de l’événement des camps, de la manière dont cet événement continue d’agir au‑delà de lui‑même : « cela ne m’empêche pas d’avoir le droit — non de parler des camps — mais de dire ce que nous sommes devenus après les camps. » Comment comprendre ce « nous » qui se pense à partir des camps ? Peut‑être inclut‑il ce « je » et ce « tu » de Yukel auteur et de Yukel survivant finissant par « évoquer alternativement les deux visages d’une même figure ».
12L. Taïeb conclut la première partie de son ouvrage par une section consacrée au « poème comme tombeau ». Les trois auteurs de son corpus ont ceci de commun que leur expérience du deuil n’engage pas seulement des liens affectifs personnels : la dimension conjointement historique de cette expérience les rend « dépositaires d’une mémoire collective » (p. 113). D’où la question de savoir comment représenter les disparus d’une manière qui en transmette le souvenir sans « occulter — ni esthétiser — le meurtre de masse dont ils ont été victimes » (p. 96).
13L’étude du recueil Si dulcemente écrit à Rome par Gelman de janvier à mars 1980 montre combien le poète a à se confronter au « statut contradictoire des disparus, tout ensemble vie et mort, tour à tour mort puis vie » (p. 98), statut que Gelman appelle, comme le signale L. Taïeb dans la même page, le « très dur équilibre du vivremeure ». Le poème ouvre alors un espace où se côtoient l’évocation de la disparition des morts (« que se passe‑t‑il avec nos petits frères qu’ils ont misenterre ? ») et la perpétuation fictive de leur existence. En l’absence de tombe, le poème devient aussi le lieu où se dit le nom des morts en de brèves épitaphes. Le poète joue alors le rôle d’intermédiaire, dans la mesure où « il appartient à la communauté des compagnons morts et à celle des vivants » (p. 113). Chez Sachs, comme chez Gelman, s’impose la nécessité de substituer le poème à la tombe absente : c’est contre l’effacement du crime que lutte la parole poétique. Les « Épitaphes écrites dans l’air » toutefois ne proposent pas de référence factuelle à la vie des victimes, elles‑mêmes désignées sous forme d’initiales. Le portrait de la victime, hors de toute contextualisation historique, « recrée, à partir de ce que fut sa vie, une mort conforme à sa quête spirituelle, dans un geste tout rilkéen de restitution, dans le corps du poème, de sa “mort propre” à celle que l’histoire a assassinée » (p. 120). C’est aux « chœurs », comme le Chœur des rescapés ou le Chœur des morts que Sachs réserve le chant collectif de groupes victimes de l’histoire. Quant à l’inscription de cet événement traumatique dans une matière mystique, L. Taïeb propose d’y voir peut‑être « ce qui fut sa fonction originelle : permettre simplement d’échapper au silence et à l’effroi » (p. 129).
14Une semblable exigence d’échapper au silence gouverne selon L. Taïeb l’écriture de Jabès. L’auteur revendique ici avec conviction une lecture du Livre des Questions qui le soustrait à une réception en termes d’irreprésentable. S’il est dommage qu’elle évoque à peine cette réception, ne la contextualise pas et discute l’article d’un seul auteur, Richard Stamelman, dont les assertions se prêtent facilement à la réfutation, son projet de lire le livre de Jabès « comme une tentative à la fois de sortir du silence et de dire le silence des victimes » (p. 133) se révèle intéressant. L. Taïeb propose de lire dans Le Livre des Questions non « pas le langage du néant mais bien celui de l’interrogation » (ibid.). Aux victimes muettes, Jabès tente de donner une voix, qui ne peut être que paradoxale : refusant de prendre la parole à sa place, le texte signifiera par son propre silence le silence des victimes. Or ce silence n’existe qu’au sein d’un livre de paroles, comme l’est, ainsi que le rappelle L. Taïeb, Le Livre des Questions. Paroles d’amour ou paroles de douleur de Sarah et Yukel, celles‑ci font exister par contraste le blanc qu’elles « rendent visibles ou plus exactement audibles » (p. 143) : le blanc comme matière sonore silencieuse serait le reflet d’une matière sonore inarticulée, « le tracé du cri » comme l’écrit Jabès lui-même dans Le Livre des Questions, le tracé de ce qui ne laisse pas de trace, vers lequel le silence fait signe. C’est finalement moins une représentation des victimes et de leur parole que « leur présence » que parvient alors à faire entendre le texte de Jabès comme le note pour finir L. Taïeb.
Exil & mémoire
15Les trois auteurs partagent une expérience de l’exil similaire : l’exil historique s’accompagne pour eux de la mémoire de l’exil du peuple juif après la destruction du temple de Jérusalem et les engage dans une redéfinition de leur lien au judaïsme.
16Chez Sachs, l’exil ne concerne pas un lieu unique ou un temps donné. Au‑delà de l’expérience immédiate de l’auteur, l’exil apparaît lié à une vision cosmique. Ainsi de la figure des « survivants » dans le recueil Éclipse d’étoile : l’errance des survivants fait écho à l’errance du monde lui‑même, monde en exil, dépourvu de sens, selon le mystère d’une création négative, qui laisse exister un « reste ». On a pu se demander si cela n’aboutissait pas à déshistoriciser l’expérience de l’exil. Sans éluder l’importance de la mémoire de l’exil biblique dans l’écriture de Sachs, l’auteur se demande comment s’articulent l’événement de la Shoah, l’exil qui lui est lié, et une figure de l’errance issue du fonds culturel du judaïsme. Une citation, d’Armand Abécassis sur la Pâque, permet à L. Taïeb de conclure à « l’universalisme de cet épisode biblique » (p. 198). Le poème Ployé à travers des millénaires (Exode et métamorphose), sur lequel elle se fonde, tendrait ainsi à affirmer l’Exode du peuple hébreu, la sortie d’Égypte et la recherche d’Israël comme « le schème matriciel d’une expérience humaine universelle » (ibid.).
17Chez Jabès également, la multiplication des espaces et des temporalités (exil égyptien de Jabès lui‑même, Exode des Hébreux) pose le problème de l’historicité de l’expérience racontée. Si le départ d’Égypte engage Jabès dans une réflexion sur sa judéité, à partir d’une mémoire biblique de l’exil, on observe que le poète n’occulte jamais la spécificité des situations historiques : la distance qui sépare son expérience exilique de Juif égyptien et la condition singulière des survivants de la Shoah est rappelée dans le passage célèbre de la dernière partie du Livre des Questions où l’écrivain Yukel se confronte à un tailleur et sa femme déportés pendant la guerre. Plus que son appartenance à un destin juif commun, c’est son statut d’écrivain qui lui permettra, par l’imagination et la parole, de partager l’expérience vécue par d’autres et de la formuler.
18Le traitement de l’exil chez Gelman est très différent de celui de Sachs et de Jabès qui l’inscrivent dans une trame biblique articulant l’histoire et la mémoire d’une manière spécifique — qu’une comparaison avec les thèses de l’ouvrage, devenu classique, de Yerushalmi5 aurait d’ailleurs permis d’éclairer plus encore. Gelman ancre sa réflexion dans une lutte à caractère idéologique et politique. Sa situation de poète argentin en exil se traduit dès lors par des liens assez complexes avec sa « terre d’accueil ». L’Europe, par opposition avec les luttes solidaires engagées en Argentine au même moment, lui apparaît comme le lieu d’une société de consommation égoïste. Son expansion économique est entachée du massacre des Indiens dans lequel Gelman voit l’un des crimes fondateurs de l’Occident capitaliste. Le refus d’assimilation du poète au pays d’accueil est par ailleurs à lire comme un acte de résistance à son exclusion imposée de la société argentine. Le poème participe alors de la lutte politique dans la mesure où il permet à l’auteur d’utiliser la langue qui est la sienne, dont l’exil le prive. Certes, fils d’émigrés juifs ukrainiens venus chercher refuge en Argentine au début du siècle, Gelman ne peut pas ne pas s’interroger sur cette mémoire familiale de l’exil, mais c’est pour opposer un non catégorique à la possibilité d’en rapprocher la forme d’exil qu’il connaît.
19Cela n’empêche pas Gelman, toutefois, de retrouver, comme Sachs et Jabès, un cadre mémoriel plus profond pour penser l’exil, celui de l’expérience mystique. L. Taïeb propose alors la lecture d’un poème emblématique, « Chœurs après minuit », qu’elle interprète à l’aune du Zohar, en relevant la figure de la présence divine exilée sur terre, la Chekhinah, dans l’expression de « la petite sainteté qui habite encore dans mon sable ». Le poème témoigne, malgré le désastre, de l’espoir d’un retour mystique hors de l’exil, retour qui, dans l’héritage de la kabbale lourianique, théorie mystique apparue à la suite de l’exil subi hors d’Espagne, est présenté comme étant du ressort du peuple d’Israël. Mystique et histoire ici cessent de s’opposer puisque le destin spirituel ainsi assumé est appelé à se confondre avec le destin historique. Chez Jabès, la condition d’exilé est également à comprendre au regard de la mystique juive et de la kabbale lourianique. Elle se joue plus particulièrement au sein du livre où l’on observera un double mouvement, qui à l’instar du geste divin, nie le monde par le langage en même temps qu’il tente de le re‑créer. Gelman, enfin, lui aussi, donnera sens à son exil à partir de textes mystiques, qu’il s’emploie à réécrire sous la forme de « com/positions » dans lesquelles il dialogue avec les poètes de l’âge de la poésie hébraïco-espagnole.
Territoires de mémoire
20L’auteur se penche pour finir sur le lien de la mémoire au lieu, en commençant par le lieu même du poème dont elle tente de cerner la spécificité. Il apparaît d’abord que les poèmes où s’effectue l’acte mémoriel déploient un lien privilégié à la nuit. La nuit est le temps à part, interstitiel, du souvenir des disparus chez Sachs comme chez Gelman, tandis qu’elle est chez Jabès le lieu du travail infini de l’écriture, du doute et de la quête, où se rejoignent le nuit mystique de l’absence de Dieu et le désastre de la Shoah. Si le poème se représente ainsi métaphoriquement par l’espace et le temps de la nuit, c’est par l’inscription récurrente du déictique « ici » qu’il se désigne lui‑même, selon L. Taïeb, comme espace mémoriel. Celle‑ci montre à partir de l’analyse d’un poème de Gelman et d’un poème de Sachs, comment l’« ici » désigne l’espace dans lequel « réapparaissent, au présent, les souvenirs de ce qui a été perdu, espace d’une transmission qui transgresse les limites du temps pour agir sur celui qui, comme récepteur, s’y trouve engagé. » (p. 281) Chez Jabès, de même, « ici », porte la marque d’un « nulle part » par où se dit l’échec de la représentation aussi bien que la fiction réussie d’une présence.
21Cette réflexion, sur ce qui permet de désigner le poème comme lieu, s’attache avant tout à la singularité de chaque œuvre, mais elle ne néglige pas de considérer l’articulation de son discours mémoriel avec les stéréotypes de la mémoire collective. S’interrogeant sur la possibilité d’un « lieu commun de mémoire », L. Taïeb analyse la manière dont les poèmes reprennent ou déjouent les représentations figées de l’événement. S’il est question de lieu ici, c’est donc en un sens un peu différent, qu’il aurait été intéressant d’interroger pour clarifier la métaphore spatiale (« territoire de mémoire ») qui donne son titre à l’ouvrage.
22Le premier lieu commun envisagé est celui de l’enfer des camps. Dans Le Livre des Questions, L. Taïeb montre comment le recours à l’image stéréotypée de l’Enfer est l’occasion non pas de figer le lieu historique des camps mais d’activer un processus de contamination sonore par lequel les frontières entre l’enfer et son autre deviennent fluctuantes. Le camp n’est plus à voir comme un espace clos et séparé mais bien comme un lieu qui agit au‑delà de lui‑même sur notre univers de vie et de pensée. Il en va de même chez Gelman. Avec des moyens stylistiques très différents, le poète argentin convoque lui aussi le topos de l’enfer pour déjouer la clôture spatiale et temporelle qui ferait du camp un espace fermé et révolu. Montrer que le camp agit encore aujourd’hui, que « l’enfer ne prend pas fin » (p. 311) est d’autant plus important qu’il s’agit par là de lutter contre la volonté d’effacement de toutes traces de meurtres par les militaires argentins. Ce lien à la mémoire, à la nécessité de témoigner de la disparition, fonde chez Gelman une comparaison avec la Shoah par le biais d’une référence à Primo Levi.
23L’usage d’un autre lieu commun, celui qui oppose les victimes aux bourreaux, justifie lui aussi le rapprochement entre les deux événements. L. Taïeb rappelle que « l’un des traits les plus courants de la représentation de la Shoah réside dans la polarisation de deux groupes bien distincts, celui des bourreaux nazis et des victimes juives » (p. 312). Une construction binaire structure également la mémoire argentine, opposant les tortionnaires de la junte militaire et les révolutionnaires assassinés. Or refuser de considérer ces événements selon l’opposition des « victimes et des bourreaux » permet d’interroger la responsabilité des autres, d’une part, et de « penser les hommes du présent comme héritiers de cette “mémoire commune” » (p. 313) d’autre part. L. Taïeb convoque alors le texte d’Imre Kertész, « À qui appartient Auschwitz ? », sur la kitschéisation de la mémoire de la Shoah, pour repérer chez les trois auteurs de son corpus un même enjeu : « envisager Auschwitz comme universel » (ibid.).
24Chez Sachs, la complexité de la figure du bourreau a prêté à malentendu en raison de la réception de la poétesse comme figure de la réconciliation judéo-allemande. Or non seulement il est faux d’affirmer qu’il n’est pas question des bourreaux dans ses poèmes, mais les textes font appel à la responsabilité d’un troisième terme, spectateurs d’alors ou lecteurs d’aujourd’hui. S’interrogeant sur l’injonction que « les persécutés ne deviennent pas, à leur tour, persécuteurs », selon le titre d’un poème du recueil Éclipse d’étoile, L. Taïeb le lit comme un appel adressé aux poursuivis à rompre avec leur terrible fidélité à leur rôle de poursuivis. Jabès partage avec Sachs l’intégration d’un troisième terme, l’indifférence à l’identité précise des bourreaux, l’attention portée au couple bourreau-victime. La claire partition des rôles est chez lui mise en échec par une conception de l’héritage d’Auschwitz comme martyre universel, dont chacun aura à porter le poids, qu’il ait été bourreau ou victime.
25Chez Gelman, la partition des rôles est à comprendre dans le contexte spécifique de la « théorie des deux démons », construction binaire renvoyant dos à dos les tortionnaires de la junte militaire et les révolutionnaires assassinés, qualifiés de « subversifs » : cette théorie était une manière à peine déguisée de masquer l’œuvre exterminatrice de la junte et permettait de ne pas s’interroger sur le rôle de la société argentine. Si Gelman présente de manière tranchée les victimes et les bourreaux, c’est pour lutter contre cette idée d’une culpabilité implicite des disparus.
26Enfin, L. Taïeb prend en considération un troisième lieu commun, celui du caractère incompréhensible de la Shoah. On trouve chez Jabès, malgré un refus d’expliquer les persécutions dont les Juifs furent victimes depuis des millénaires, l’évocation d’un principe à l’origine de la haine antisémite, celui d’une pensée binaire, « qui privilégie l’identique et rejette tout ce qui fait exister une différence » (p. 347). « Pourquoi » est au contraire l’une des grandes questions de la poésie sachsienne. À cette question, nulle réponse n’est donnée dans les poèmes : il serait faux de croire que Sachs trouve une explication du côté de la culpabilité inscrite dans le texte biblique. La foi de Sachs ne fournit pas de réponse ; et les poèmes continuent de manière angoissée et désespérée, d’interroger la destruction. En Argentine, la question de la causalité de l’événement s’est figée en un lieu commun de nature différente que résume l’expression « Il faudra bien que ce soit pour quelque chose », autrement dit, comme l’explique L. Taïeb, « il faut bien que les victimes, qui n’étaient pourtant pas reconnues comme telles, se soient rendues coupables d’un crime à la mesure du traitement inhumain qui leur fut infligé » (p. 353). D’où le réel enjeu de mémoire qui domine la représentation des victimes chez Gelman : il est crucial de rappeler que la lutte était idéologique et politique, que c’est au nom de leur lutte révolutionnaire que les victimes ont perdu la vie.
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27Au terme de son parcours, Lucie Taïeb s’interroge sur la réception de ces poèmes : refusant toute parole stéréotypée, ces œuvres refusent aussi le consensus que représente un lieu commun et donc une certaine facilité de transmission. Comment se faire entendre lorsque l’on écrit non seulement contre l’usage du langage qui a été celui des dictatures, mais aussi contre une écriture de la mémoire, qui a prévalu ensuite, et qui s’apparente plus à un oubli qu’à un véritable travail de mémoire ? Il y a chez les trois auteurs la recherche d’un langage qui ne produise pas de nouveaux stéréotypes mémoriels, car ceux‑ci sont finalement une ultime manière d’effacer l’événement. Certes, dans le même temps, ces œuvres, acceptant le risque de l’obscurité et de l’illisibilité, créent un obstacle à leur réception, mais c’est, dit justement l’auteur, la condition de leur transformation en territoire — et non en lieu — de mémoire. On pourra en déduire ce qui nous semble faire le prix de ces écritures poétiques : leur travail spécifique de figuration donne accès non à une image de l’événement mais, si ce n’est à l’événement même, du moins à du « de fait », pour reprendre les termes de Claude Mouchard, par où elles effectuent leur projet de lutter contre l’anéantissement de la mémoire. Elles le font par là beaucoup mieux que la plupart des représentations culturelles qui occultent l’événement en même temps qu’elles le miment — le transformant aussitôt en son simulacre, dirait Michel Deguy lorsqu’il dénonce le « culturel ».
28Si l’on peut ainsi trouver dans l’ouvrage de L. Taïeb une justification convaincante des enjeux d’une écriture poétique, la question de la mémoire et en particulier de la mémoire collective reste ouverte. Ces œuvres en effet n’ont pas, rappelle‑t‑elle, pour objet premier de dire l’événement — la Shoah, les meurtres de masse sous la dictature argentine — mais d’en transmettre la mémoire, et plus particulièrement de transmettre la mémoire des disparus. Or qu’est-ce que cela signifie « transmettre la mémoire », dans le cas d’œuvres poétiques ? L. Taïeb mise tout sur le lecteur à venir : c’est lui qui finira par incarner un « mémorial intérieur », élaboré dans le processus de lecture, d’une manière spécifique selon chaque œuvre. Chez Jabès, le lecteur partagera la responsabilité du livre en même temps que ce dernier, procédant de manière performative au « devenir-juif » (p. 373) de son lecteur, lui proposera de partager progressivement, par une expérience de la désorientation au cœur même du langage et de la lecture, la condition exilique, qui est, pour Jabès, le propre de la condition juive. Chez Sachs, le lecteur se trouvera là aussi engagé dans sa lecture d’une manière telle qu’il lui faudra, en raison du travail d’achèvement du sens qu’exige de lui le poème, interroger ses propres représentations mémorielles. En quoi cependant ce travail du lecteur fait-il du poème un monument commémoratif, pour reprendre la comparaison filée tout au long du livre ? En quoi le poème a‑t‑il capacité à rassembler une communauté ? Comment s’inscrit‑il dans l’espace public, quelle est sa visibilité ? Le projet formulé en introduction laisse le lecteur un peu sur sa faim : « “Territoire” désigne simplement une étendue, définie en fonction de la communauté humaine qu’il héberge. Et c’est précisément la communauté qui se créée autour de la mémoire que fait exister le poème que nous allons tenter de définir » (p. 25) annonçait L. Taïeb. La question, qui aurait mérité une réelle analyse critique du « lieu de mémoire », n’apparaît finalement dans l’ouvrage que sous un seul de ces aspects : comment lire ces textes quand on n’est pas descendant de victimes, quand on n’appartient à aucun des groupes touchés (p. 15) ? L’universalité de la mémoire impliquée par ces événements est ainsi postulée à de nombreuses reprises dans le livre, mais sans que soient jamais rappelés les termes du débat, celui qui porte en particulier sur la concurrence des mémoires. Sans doute aurait‑il fallu pour cela envisager la notion de « mémoire » d’une manière plus complexe et détaillée que selon la définition donnée en introduction : « mémoire que nous entendons comme la résurgence, dans nos consciences, d’événements historiques révolus » (p. 25).