Je ne suis pas un héros
1Comment me serais-je comporté si j’avais vécu la Deuxième Guerre mondiale ? Voilà la question qui sert de déclencheur à cet essai qui s’avoue en même temps fiction. Question passionnante, à n’en pas douter, et qui s’inscrit dans l’ensemble des récits qu’on continue à publier (plus que jamais, semble-t-il) sur cette période cruciale de l’histoire d’Europe et du monde. Je pense à des succès de librairie récents tels que, en France, Les Bienveillantes (2006) de Jonathan Littell ou HHhH (2010)de Laurent Binet, et, dans le domaine étranger, Hammerstein ou l’intransigeance (2008) de Hans Magnus Enzensberger ou le roman d’Erik Larson, In the Garden of Beasts (2011). Tous ces textes ont un air de famille, et j’y inclus également l’ouvrage de Pierre Bayard. En effet, ils mettent en scène des figures fictionnelles ou historiques qui se sont positionnées de façon spécifique face aux événements dans lesquels elles étaient plongées. Cette perspective particulière sur les choses constitue un des intérêts puissants de ces textes. Les Bienveillantes, on le sait, donne la parole à un officier SS fictif, témoin et acteur de la Shoah ; Laurent Binet rend hommage aux deux résistants tchèque et slovaque qui abattirent Heydrich dans une rue de Prague le 27 mai 1942 ; Enzensberger, pour sa part, montre que les individus ne sont pas forcément là où on les attend en narrant l’histoire du général Hammerstein, appartenant à la droite nationale allemande mais critique du régime national-socialiste ; enfin, Erik Larson retrace la carrière diplomatique de William Dodd, ambassadeur germanophile des États‑Unis à Berlin de juin 1933 jusqu’en décembre 1937, regardant initialement d’un œil favorable le nazisme avant de prendre ses distances.
2L’essai de P. Bayard lui aussi propose un regard particulier, mais selon une modalité originale: l’instance mise en place jugeant le national-socialisme (et Vichy, et la collaboration...) n’est personne d’autre que Pierre Bayard lui‑même, ou plutôt, une projection fictive de l’auteur. En effet, « l’être humain », apprenons-nous dès le prologue, « ne se compose pas exclusivement de ce qu’il est dans le contexte historique et géographique où il est né » mais il comprend également « ce qu’il aurait pu être s’il s’était trouvé dans une situation différente et en particulier dans une situation de crise violente » (p. 14). Cette fois, on le voit, les œuvres ne changent pas d’auteur, mais l’auteur change d’identité : il devient un autre, dont les traits se dessinent en fonction de trois données : les analyses des psychologues et des spécialistes du comportement, la prise en compte de « situations comparables » (p. 15) et enfin, la biographie de son père né en 1922. De la sorte P. Bayard se propose d’étudier le comportement de la personnalité potentielle qu’il porte en lui. Cette image surimposée du fils et du père est donc l’instance fictive qui permettra, tel un personnage de roman, de proposer un discours particulier sur la Deuxième Guerre mondiale. Cet essai aurait pu avoir comme titre : Et si j’étais mon père ?
3Il devient clair, tout de suite, de quelle autre façon Aurais‑je été résistant ou bourreau ? manifeste une parenté avec les romans cités plus haut : il se plaît à explorer les frontières génériques. Ainsi Enzensberger met la fiction au service de l’historiographie en incluant dans son récit des interviews posthumes avec certains protagonistes, tant il est clair pour lui que « [l]a factographie n’est pas le seul procédé qui ait du sens »1. Laurent Binet prend le contrepied d’une telle démarche et fonde son roman de façon paradoxale sur le refus du roman, car la fiction est coupable, à ses yeux, de « ne rien respecter »2. Ainsi HHhH est une interrogation constante, à la Jacques le fataliste, sur les conditions de possibilité mêmes de raconter un récit, sur le genre romanesque, sur le rapport entre roman et Histoire, etc. De façon comparable, Erik Larson abat ses cartes dès le prologue : « This is a work of nonfiction », avant de préciser que tous les énoncés entre guillemets sont historiquement vérifiables. Or, c’est précisément dans la mesure où ce récit qui se lit comme un roman n’est pas de la fiction qu’il permet, aux yeux du romancier américain, de faire dans la nuance3. P. Bayard, pour sa part, s’inscrit dans le prolongement de Enzensberger et de Littell — et, en amont, de Robert Antelme et de Jorge Semprun, tous écrivains qui ont revendiqué la productivité de la fiction pour rendre compte de la réalité historique de la Seconde guerre mondiale. Certes, P. Bayard ne prétend pas faire de l’historiographie mais il fait dans le prologue « le pari que la fiction peut être utile à la réflexion théorique » (p. 14).
4P. Bayard tient‑il son pari ? Commençons par le titre qui s’inscrit dans la suite d’autres titres de l’auteur qui posent souvent une question concrète et paradoxale. L’alternative proposée ici peut cependant étonner : elle semble réduire la matière de 40‑45 à un choix entre deux positions tranchées, ce qui ne correspond guère à la réalité historique même (quelle qu’elle soit) ni d’ailleurs à l’argument de Bayard, comme on le verra. Si on peut présumer que « bourreau » est synonyme de « nazi », de « collabo », de « Vichyste », on remarquera quand même que tous les collabos, ni même tous les nazis, ne furent des bourreaux à moins d’étendre cette qualification à tous ceux qui, par opportunisme, par naïveté, voire par idéalisme s’engagèrent, d’une façon ou d‘une autre, dans l’Ordre Nouveau. De même, on pourrait faire remarquer que la qualité de résistant n’exclut pas nécessairement celle de bourreau.
5Cela dit, P. Bayard ne s’intéresse pas tellement à la figure du bourreau. Il ne s’inscrit pas dans le changement de paradigme que certains ont cru pouvoir diagnostiquer depuis la publication des Bienveillantes, le projecteur se déplaçant de la victime vers le tortionnaire. Pour P. Bayard, le « devenir-résistant » est « plus singulier » que le « devenir-bourreau » :
Pour un freudien, le glissement vers les ténèbres n’a rien d’énigmatique et il est dans la logique du fonctionnement psychique de laisser libre cours aux pulsions violentes quand s’effondrent les barrières de la société. (p 17)
6Pour un freudien, peut‑être, mais pour un historien ou pour un romancier ? À lire Christopher Browning sur les « hommes ordinaires », dont P. Bayard parle au troisième chapitre, on est en droit de se dire que l’énigme demeure entière : comment comprendre, en effet, que des hommes allant sur leurs quarante ans, ayant pour la plupart femmes et enfants, anciens garçons de café, dockers, employés, camionneurs de Hambourg, ville « rouge » avant 1933, aient fini par tuer en masse, à peine dix ans plus tard, des civils en Pologne ? De façon comparable, je n’ai pas l’impression que les romanciers — qu’ils s’appellent Jonathan Littell, Laurent Binet ou Romain Slocombe4, nous permettent enfin d’élucider l’énigme du mal radical, quand bien même leurs romans sont des interrogations puissantes sur la figure du bourreau.
7La structure de cet essai est d‘une limpidité exemplaire. Chaque chapitre ouvre sur l’exposition d’un problème historique, psychologique, moral particulier qui débouche sur la mise en valeur d’un concept que le narrateur essayiste applique enfin au cas de la personnalité autobiographique fictive qu’il s’est forgée. Ainsi, à partir d’une discussion de Lacombe Lucien, le film célèbre de Louis Malle sorti en 1974, P. Bayard postule l’existence, à côté de la personnalité réelle, de la « personnalité potentielle » ou « ce que nous sommes véritablement sans le savoir » (p. 25). S’appuyant « le temps de cette fiction » (p. 27) sur l’exemple paternel, il conclut qu’il n’aurait été ni collaborateur ni Horn, le personnage du refus que le film de Malle met en scène, mais qu’il aurait probablement choisi sagement de poursuivre ses études et de se transférer, en automne 1939, à Royan pour y passer son année d’hypokhâgne. Ailleurs, la présentation critique des analyses désormais bien connues de Stanley Milgram sur l’obéissance introduit la notion de « conflit éthique » : aurais-je obéi, moi P. Bayard, ayant dix-huit ans en 1940, à la parole rassurante du Maréchal Pétain, le 17 juin 1940 ? Les travaux de Chr. Browning sur les hommes ordinaires des Einsatzgruppen, pour leur part, mettent en avant la notion de « bifurcation » : il est en effet des moments dans la vie ou l’on a un choix (comme ces quelques soldats allemands qui refusèrent de participer aux tueries de Jozefow) et l’auteur imagine qu’en juin 40 un tel choix aurait pu se proposer à lui. Dans un sursaut héroïque le narrateur décide d’essayer de rejoindre le général de Gaulle à Londres.
8Sursaut héroïque de brève durée. À partir du cas historique de Daniel Cordier, qui fut le secrétaire de Jean Moulin et qui manifesta un « désaccord idéologique » exemplaire avec la mouvance maurrassienne dont il était issu, l’essayiste-romancier ne craint pas d’avancer que le « personnage délégué » qu’il a envoyé dans le passé, en dépit de sa probable opposition idéologique au régime de Vichy, aurait sans doute été « avant tout préoccupé par [s]a survie — c’est‑à‑dire trouver de quoi me nourrir et me loger — et par la préparation du concours de l’École normale (p. 62). L’engagement dans les forces françaises libres mis en perspective dans le chapitre précédent n’était donc qu’un « songe » (p. 62). Certes l’exemple de Romain Gary, dont il est question dans le chapitre suivant, montre qu’une certaine forme d’« indignation », ou encore une « contrainte intérieure » peuvent pousser quelqu’un à faire le choix radical d’une attitude de refus. Mais il faut pour cela une « certaine forme d’organisation psychique » (p. 69), voire « une certaine forme de narcissisme » (p. 70) que le personnage hypothétique avoue ne pas avoir : « je ne ressens rien qui m’incite à prendre des risques aussi démesurés » (p. 70).
9Peut-être que le déclic de l’engagement se situera dans un mouvement d’empathie à l’égard des exclus ? Les lois d’octobre 1940 sur le statut des Juifs, auront-elles un même effet sur le « personnage délégué » que sur le pasteur André Trocmé qui transforma le village du Chambon-sur-Lignon en un refuge pour les enfants juifs persécutés ? Ce n’est pas sûr, car si le Pierre Bayard hypothétique « assiste, accablé, à la mise en place de la législation antisémite » (p. 81), il n’est pas prêt pour autant à venir en aide : « peu d’entre nous [du lycée Thiers] le font, non que nous soyons insensibles à ce qui se passe, mais parce que pèse sur nous tout un faisceau de raisons qui nous conduisent à ne rien faire » (p. 82). Quelles sont ces raisons ? La troisième partie, « La réticence intérieure » tente d’y répondre. Il y a tout d’abord la peur physique. Certes, des gens courageux sont passés outre, tels les membres du mouvement de résistance allemand La Rose blanche, mais le narrateur ne connaît que trop bien le rôle déterminant de la peur physique dans son propre comportement. De plus, l’expérience de Milgram nous rappelle que « sur une population de plusieurs millions de personnes, quelques milliers seulement entreprennent de résister » (p. 93).
10Il n’y a pas que la peur des conséquences physiques qui nous empêche de dire non. Le consul portugais à Bordeaux en 1940, Aristides de Sousa Mendes, n’a pas hésité à contrevenir aux ordres du dictateur Salazar en délivrant des visas à plus de 30.000 réfugiés. Action courageuse pour laquelle il a fallu sortir du cadre légal qui lui était imposé par ses fonctions mêmes, mais aussi du cadre rassurant de ses références psychiques. Tant il est vrai que résister implique un « déni de réalité » (p. 104). Cette propension à s’extraire des cadres existants se double d’une sorte de créativité : c’est ce que l’essai illustre avec l’exemple de Milena Jesenska, l’amie de Kafka décédée à Ravensbrück qui, tout en refusant les cadres qui lui sont imposés parvient à « inventer une forme d’action inédite » (p. 118) : la dénonciation à un responsable nazi d’un de ses propres compagnons. Ce passage exemplaire du refus à une action concrète, le « personnage délégué » de P. Bayard ne s’en croit pas capable, lui qui se dit submergé par « l‘impression qu’il n’y a rien à faire » (p. 119).
11La dernière partie de l’essai laisse intact le scénario mis en place mais braque le projecteur sur des génocides plus récents : Cambodge, Yougoslavie, Rwanda. Qu’est-ce qui fait que certains, malgré une marge de manœuvre quasiment inexistante, prennent le risque de s’opposer ? Un premier facteur, emprunté à Michel Terestchenko, est la « présence à soi », une sorte de « force d’âme » ou de « noblesse intérieure » qui fait que l’on oppose « la résistance de sa liberté inaliénable […] à l’oppression qui transforme le plus grand nombre en une masse asservie5 ». Cependant, la décision de résister, poursuit P. Bayard, a partie liée aussi avec la présence des autres, à l’image que l’on est susceptible de leur donner. Car on est plus fort lorsqu’on se sent soutenu par des personnes de référence. Enfin, Aurais‑je été résistant ou bourreau ? s’achève sur le constat qu’un certain nombre de résistants avaient des convictions religieuses fortes : c’est le cas du pasteur André Trocmé, c’est le cas aussi d’un certain nombre de « Justes » hutu qui sauvèrent des Tutsi menacés de mort. Cependant, là encore, la « personnalité potentielle » de P. Bayard avoue ne pas être à la hauteur : ni la « mystérieuse présence à soi » (p. 132), ni la prise en compte des autres, ni sa « foi incertaine » (p. 151) ne suffiraient à « vaincre [s]a peur » (p. 151).
12La réponse à la question réductrice du titre, Aurais‑je été résistant ou bourreau ? est donc claire : aucun des deux. Si moi, Pierre Bayard, j’avais eu dix‑huit ans en 1940, j’aurais essayé, malgré mon opposition de principe à l’invasion, à l’occupation, au régime de Vichy, de tirer mon épingle du jeu, de mener à bonne fin les projets entamés avant la guerre et d’adopter, en général, un comportement prudent qui n’aurait certes pas exclu des formes de « braconnage » (pour reprendre le terme certalien) mais il est peu probable que je serais entré en résistance ouverte. Et beaucoup de lecteurs se reconnaîtront sans doute dans ce portrait lucide et désabusé de soi. Ce n’est pas un des moindres paradoxes de cet essai de joindre un hommage appuyé à des figures de résistants (de Justes, de héros, de « refusants »…) au constat amer de leur nombre fort limité et de l’insuffisance de soi.
13Subtilité et modestie : voilà les deux grandes qualités de cet essai-fiction qui, implicitement, prend ses distances avec la vision triomphaliste a posteriori que l’on nous sert trop souvent de la Seconde Guerre mondiale, comme si les « bifurcations » auxquelles étaient confrontés les contemporains et les « choix éthiques » qu’ils étaient contraints de faire relevaient d’une évidence lumineuse intemporelle. Personne ne doute de la malfaisance intrinsèque du régime national-socialiste et de Vichy, mais réduire, après coup, la guerre à une confrontation du blanc et du noir et décréter que la question de l’engagement était résolu d’avance — comment pourrait-on choisir le noir ? — c’est faire fi de la couleur dominante dans les situations historiques convulsives, et qui est le gris. Or, le gris est bien la couleur de la personnalité potentielle de P. Bayard.
14Quelques remarques pour terminer. Il y a, je viens de le signaler, quelque chose de désespérant dans l’analyse que propose Bayard et qui peut se résumer dans le constat qu’on n’aurait pas été à la hauteur. Mais il y a peut-être plus désespérant encore. En effet, les exemples discutés suggèrent que certaines des qualités indispensables pour devenir un résistant sont elles-mêmes ambivalentes. Ainsi on a vu que la capacité de résistance est à mettre au compte, pour une part, de la faculté d’abandonner les cadres de pensée préétablis, qu’ils soient professionnels ou psychiques. C’est grâce à un tel « déni de réalité » que le consul portugais à Bordeaux a sauvé 30.000 personnes. En d’autres termes il faut être un peu fou pour résister, il faut couper les ponts avec la réalité. Or, P. Bayard en convient, « l’obéissance » et « le respect de la parole donnée » sont bien des « valeurs authentiques » (p. 106) : aucune société ne fonctionnerait si on les abolissait. Le tout est donc de savoir à quel moment et dans quelles circonstances certaines des valeurs les plus fondatrices de nos sociétés doivent être mises entre parenthèses. Il faut beaucoup de lucidité, de courage (ou d’inconscience ?) pour oser « dessiner un chemin singulier contre les cadres imposés » (p. 119). Aristides de Sousa Mendes l’a dessiné, mais est‑ce que je dispose, moi, Pierre Bayard (ou moi, Luc Rasson) d’assez de connaissances, de jugement et de lucidité intellectuelle, pour décider quand le lien avec la réalité doit être coupé en fonction d’un impératif moral sur lequel il est impossible de transiger ?
15Dans le même ordre d’idées, Aurais‑je été… fait la part belle aux convictions religieuses de certains résistants, à la suite d’ailleurs de l’ouvrage de Michel Terestchenko dont P. Bayard semble s’être inspiré dans une grande mesure. En effet, cet essai appelle plusieurs modalités de lecture : « réflexion sur la lecture », « livre sur la résistance », ou encore — et ce sont les derniers mots du prologue — « livre sur Dieu » (p. 16‑17). Or, le dernier chapitre, intitulé, justement, « De Dieu », est consacré aux Justes rwandais qui trouvèrent dans leur foi le courage de venir en aide aux Tutsi persécutés, et cela au risque de leur propre vie. Une conviction religieuse forte peut donc jouer un rôle déterminant dans le sauvetage de personnes menacées de mort. Mais Dieu n’est pas que du côté des résistants. James Waller, un des spécialistes, avec Harald Welzer, de la « perpetrator research » (ou recherches sur les bourreaux) ne manque pas de rappeler que les religions ont une face obscure dans la mesure où elles rendent les individus plus sensibles à l’obéissance et à la soumission et où elles proposent un découpage tranché entre le soi et l’autre — « l’infidèle ». Bref, « religious belief systems do not always liberate humanity from extraordinary evil. Rather, they are often part of the problem6 ». Une conviction religieuse forte ne nous sauvera pas nécessairement.
16Un dernier point concerne la démarche même de P. Bayard. Que penser de cette « expérience d’uchronie individuelle » (p. 60), de cette projection de soi sur le passé ? P. Bayard semble partir du présupposé que, antérieurement à toute inscription socio‑historique, il existe une vérité du moi que certaines circonstances, plus que d’autres, pourraient faire émerger : une situation de crise des valeurs est susceptible de révéler en nous « ce que nous sommes véritablement sans le savoir » (p. 25). Idée reprise dans le tout dernier paragraphe de l’essai où le narrateur répète qu’un exercice d’immersion dans l’Histoire nous permet de mieux comprendre « ce que, au‑delà du vernis des contingences, nous sommes en vérité » (p. 158). Mais cette vérité du soi, relève‑t‑elle d’une essence transhistorique ? Concrètement : P. Bayard projette sur les années de l’Occupation sa personnalité et ses convictions idéologiques d’aujourd’hui. En tant que démocrate, antiraciste, etc. il n’aurait pas pu accepter Vichy. Certes. Mais peut‑il être tout à fait sûr que dans le contexte des années trente, marquées, on le sait, par une mise en cause virulente du système parlementaire, il eût nécessairement été imperméable à de tels discours ? Il faut, pour bien comprendre cela, référer à un livre que P. Bayard cite souvent, à savoir Les Exécuteurs de Harald Welzer. L’universitaire allemand y décrit de façon très nuancée la façon dont un régime totalitaire tel que le national-socialisme a réussi à imposer de façon progressive une « redéfinition de l’univers d’obligation7 » de ces citoyens, de sorte qu’ils finirent par trouver normal l’exclusion, la discrimination et plus tard la disparition d’une catégorie d’êtres humains. La question, pour H. Welzer, n’est pas tellement notre vérité individuelle profonde, mais la dynamique sociale et idéologique dans laquelle nous sommes projetés : « les hommes vivent dans un univers social et c’est pourquoi l’on devrait considérer que tout est possible8. » Je me permettrai donc, pour conclure, de suggérer en toute modestie un nouvel exercice d’uchronie personnelle à Pierre Bayard : Et si j’avais été Allemand en 1940 ?