Note sur l’istoricisation de la fiction
1À la fin de l’essai qui accompagne la publication du Mur de Lisa Pomnenka d’Otto B. Kraus1, Catherine Coquio cite un rêve qu’Otto Dov Kulka raconte presqu’à la fin des Paysages de la Métropole de la Mort2, avant le grand rêve du « Chagrin de Dieu » : alors qu’il revient à Auschwitz, Kulka rencontre un groupe de visiteurs dont le guide a le visage exact du docteur Mengele ; reconnaissant en lui le médecin et tortionnaire du camp, il lui demande où il était passé pendant toutes ces années : « Comment ça, où j’étais ? lui répond Mengele. J’étais ici. J’ai toujours été ici. » Peut‑être est‑ce parce que ce rêve hante la littérature sur Auschwitz qu’il est toujours possible, longtemps après la liquidation du camp, d’y revenir de façon nouvelle, et de faire de ce retour le lieu d’une exploration vive des alliances entre mémoire et fiction, rêve et réalité — y compris au profit de ce que j’appellerais, dans cette simple note écrite en marge d’une lecture, une « istoricisation » de la fiction.
2Comment traduire, singulièrement, l’expérience du Kinderblock de Birkenau — ce « leurre dans le leurre », ce block des enfants inscrit dans le « camp des familles », un camp dans le camp créé en décembre 1943 et où l’apparence précaire et localement aberrante d’une vie familiale « normale » — vêtements, rencontres possibles, cheveux non rasés — était sauvegardée dans la perspective d’une visite éventuelle de la Croix‑Rouge (au cas où sa délégation aurait prolongé plus avant son inspection d’aveugles de la ville-vitrine de Theresienstadt, le ghetto Potemkine, le ghetto fantôme progressivement liquidé et dont provenaient, tous les six mois, les nouveaux « élus » du camp des familles à la mort programmée) ?
3La publication du Mur de Lisa Pomnenka répond à cette question en deux temps : par le texte même d’Otto B. Kraus — dont certains passages sont appelés à demeurer longtemps en mémoire (les dix mille femmes nues, le pommier impossible, le sermon de Marta Felix, la saynète du Paradis Judenrein, le kaddish pour Edelstein) et par l’étude de C. Coquio — une étude à la fois magistrale et discrète, qui reconstitue tous les arrière-plans nécessaires à la lecture du texte, et qui déploie l’extraordinaire constellation bibliographique que sollicite cette lecture (d’Otto Dov Kulka à Ruth Klüger, de Rudolf Vrba à Hanna Hofmann-Fischel, comme de H.G. Adler à W.G. Sebald).
4Je ne juge pas utile de résumer ni l’un ni l’autre de ces deux textes remarquables. Ils se suffisent à eux‑mêmes, et dans leur dialogue ils permettent de comprendre comment une « fiction tardive » parvient à jouer le « jeu de la fable » contre un autre, contre le cynisme abominable du faux-semblant dans l’entreprise d’extinction des Juifs d’Europe. Mais c’est sur cette qualité particulière de la fiction que je voudrais m’arrêter, pour la mettre en perspective d’une façon complémentaire de celles, plus essentielles, que dessine Le Leurre et l’Espoir.
Une fiction de témoignage oculaire
Le Mur de Lisa Pomnenka est un roman. C’est aussi un témoignage. Ce n’est pas le lieu ici de dire comment un roman peut être un témoignage, ni de discuter du genre auquel on peut l’apparenter, fiction autobiographique, roman-document ou autre. Ni même de s’interroger sur ce qu’est un « témoignage littéraire ». Le lecteur se fera là‑dessus son jugement. (p. 229)
5C’est par ces mots que C. Coquio introduit son étude, présentée en postface du roman d’Otto B. Kraus. On peut y lire l’expression d’une décision méthodologique claire, mais tout aussi bien une forme de prétérition : c’est l’étude tout entière qui s’interroge sur le « témoignage littéraire » de Kraus, et qui permet au lecteur de se faire son jugement en lui faisant comprendre comment un tel « document historique exceptionnel » peut prendre la forme d’une « œuvre de fiction, difficile à “recevoir” du fait de son sujet, mais familière par des procédés d’écriture affiliés et une forte inscription dans l’époque où il a été rédigé, puis édité » (ibid.). L’analyse éclaire particulièrement — en en expliquant l’impossibilité pragmatique et en la replaçant dans le contexte de la récupération effective des « meggilat Auschwitz » de Zalmen Gradowski3 — la décision fondamentale du récit : celle qui consiste à reprendre et compléter un journal prétendument enfoui et retrouvé dans la terre du camp, le journal d’Alex Ehren, celui d’un des « éducateurs » (madrichim) du block, pour raconter les derniers temps de l’existence de cette communauté exceptionnelle à l’expérience profondément ambivalente. C. Coquio évoque, par ce biais d’une comparaison avec le témoignage du Sonderkommando révolté, l’un des éléments‑clés du roman : « la hantise d’un soulèvement nécessaire, et avorté » — alors même que chacun sait devoir mourir au terme des six mois qui lui sont « accordés » ; l’écriture en filigrane d’un extraordinaire dilemme moral, où les conditions de survie entraient en conflit profond avec l’exigence d’une insurrection, où la présence vivifiante des enfants venait contredire, ou du moins estomper la conscience claire de la mort prochaine.
6Mais c’est aussi une façon, pour le narrateur, de rester fidèle à son refus d’« exhumer des souvenirs » (p. 9) : en littéralisant cette formule, employée dès la première section, à fonction métatextuelle, du roman, il exhume l’archive rêvée de son expérience, et fait d’un journal imaginé le substrat du roman tout entier. En déplaçant l’écriture dans l’élément d’une fiction autorisée (par l’expérience personnelle comme par l’historiographie des camps), Otto B. Kraus fait de son narrateur la voix et le regard d’un témoignage collectif. En inventant une fiction miroir de sa propre déportation, il circonscrit sa propre douleur fantôme et lui donne un sens plus général. On peut retrouver, sous les traits de chaque personnage, « un montage de plusieurs personnes réelles » de déportés — comme l’indique la note liminaire d’auteur (ainsi de Lisa Pomnenka, qui repose en partie sur le modèle de Dita Poláchová, la femme de Kraus) ; ou bien l’on peut entendre, même, les pensées du docteur Josef Mengele (p. 26 et p. 219 : « Les enfants devront y passer, pensa‑t‑il ») — un peu comme si le roman touchait, à cet instant, aux parages d’une fiction contemporaine capable de donner corps au cauchemar de Kulka4.
7De fait, c’est bien la récupération, ou l’exhumation d’un topos classique, celui du manuscrit trouvé, qui désigne immédiatement le statut de fiction du récit. Mais le journal est retrouvé enveloppé dans un ciré qui « avait dû appartenir à un pêcheur balte car il sentait les sirènes, le poisson et l’algue pourrie » — et le texte est donc, comme le souligne C. Coquio, le lieu d’une fiction en forme d’« épopée négative », « l’histoire d’un leurre funeste porteur d’espoir, dont le souvenir a aussi quelque chose de pourri ». Car son auteur, pourrait‑on ajouter, est un vieil écrivain toujours attaché au mât de la survie sur le « bateau » du camp des familles5, toujours à l’écoute, en somme, du chant de victoire ironique, de l’Ode à la joie portée de façon dérisoire par un spectacle d’enfants en plein camp de Birkenau (p. 95).
8Aussi cette fiction relève‑t‑elle d’un genre bien particulier : c’est la fiction d’un témoignage oculaire, portée par une voix singulière et pourvue d’une autorité propre. Une autorité forte mais discrète, attentive à rester fidèle à la diversité (psychologique, morale, éthique) des déportés. « Le narrateur n’existe que par son regard posé sur eux », précise C. Coquio. Et c’est en cela qu’il participe, non seulement d’un contexte politique particulier dont l’étude rend parfaitement compte, mais aussi, plus largement, d’un mouvement d’istoricisation de la fiction, sensible depuis la fin du siècle dernier, dont je voudrais rapidement m’expliquer dans cette note écrite en marge d’une lecture.
L’incarnation imaginaire du témoin historique
9Ce que j’entends par là, sans entrer dans le détail du processus6, c’est l’affaiblissement du modèle, dominant depuis les années 1980, de ce que j’appellerais le « roman de l’historien » (au sens où son narrateur imite une figure possible ou fantasmatique de l’historien en une fiction d’enquête indiciaire attachée à la remontée des traces, à l’écho des voix perdues, à l’archéologie du présent) au profit d’une pratique nouvelle, contemporaine et concurrente de la première, d’une fiction du témoin oculaire que j’appelle, par un faux barbarisme, roman istorique : incarnation imaginaire du témoin historique, fiction d’énonciation biographique ou autobiographique qui actualise radicalement le temps historique — tout en affichant avec son objet une distance (plus ou moins ironique) par l’ostentation du dispositif narratif.
10Si l’omission du h dans cette « istoricisation » de la fiction relève d’un faux barbarisme, c’est parce qu’elle vise à réactiver la différence originelle entre l’istor en grec archaïque (que l’on trouve par exemple chez Homère, dans l’épopée proto-historique) — au sensde témoin oculaire (celui qui a vu et qui « prend les dieux à témoin en les invitant à voir », comme le définit Benveniste dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes7) — et l’histor en grec attique — au sens del’historien selon Hérodote (qui permet de définir par la suite l’historia comme une enquête de type judiciaire8). Ce ne sont pas à l’origine deux mots différents, mais deux usages différents du même mot, qui recouvrent morphologiquement une différence d’accent à l’initiale (esprit doux / esprit rude, noté í- par Benveniste et hi- par la tradition latine) ; François Hartog, dans Le Miroir d’Hérodote, utilise une seule trans‑littération, histor avec un h, pour les deux usages (comme c’est l’habitude), quand Benveniste rappelle qu’ístôr se rapporte d’abord à idêin, « voir », dans des passages où l’esprit rude, de fait, n’est pas systématique (et où la translittération latine n’aurait donc pas besoin du h).
11Ainsi Benveniste évoque‑t‑il le passage de l’istor(-témoin) à l’histor(-juge), par l’intermédiaire d’une hésitation de sens dans Iliade 18, 498-501 — où l’occurrence d’histor s’apparente au « juge-arbitre » (et prépare l’arbiter latin, le témoin-arbitre, le témoin en tiers pouvant juger — et non plus le témoin-martyr) ; selon Fr. Hartog qui commente ce même passage, il s’agit plus encore d’un « garant » que d’un « arbitre », « proche en cela du mnêmôn, l’homme-mémoire, tel qu’il allait fonctionner, notamment, dans la cité crétoise de Gortyne9. » Et Hartog de glisser à son tour, entre les deux usages du mot, la figure de Périandre, ni témoin ni enquêteur, mais « un maître de la parole, qui va constituer les marins en témoins de ce qui s’est réellement passé10. »
12C’est ce passage‑là, ce glissement de sens et de rôle d’un istor à l’autre dont le roman contemporain est en train d’inverser le cours — en passant du roman d’une subjectivité attachée à remonter par l’enquête le temps de l’histoire, à la fiction pleine du témoin oculaire (ou du « martyr » au sens étymologique). Et peut‑être est‑ce bien précisément cette place intersticielle, entre deux garants (entre le témoin oculaire et le juge, l’arbitre) que cherche à occuper l’ingénieux auteur de la fiction du témoin, en faisant de son texte le moyen d’une exposition imaginaire du témoignage, et d’une « autopsie » (une vue par soi‑même), au présent, du passé.
13Ainsi le témoin-rescapé qu’a été Otto B. Kraus choisit‑il de recourir à la fiction du journal et à la voix anonyme et presque blanche d’un narrateur surplombant pour reconstituer la constellation des témoignages possibles de l’expérience, plutôt que de se livrer à un compte rendu archéologique de la reconnaissance à distance des souvenirs et des traces. Réagissant à son tour à la crise du « témoin en tiers » (du témoin par délégation, du testis) soulevée par Primo Levi dans Naufragés et rescapés et glosée, prolongée par Giorgio Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz (1998) ou encore par Derrida dans Poétique et politique du témoignage (2005), il choisit le coup de force (affiché avec élégance et humour par la fiction du ciré/sirène) d’une autorité auto‑instituée11.
14Autopsie et acoustique, qui ont toujours été liées dans l’opération historique selon Hérodote — en tant que vision et compte rendu — ne sont plus désormais le fruit, fragile voire inaccessible, de l’enquête : elles sont simplement produites par la fiction du témoignage et par l’actualisation imaginaire du passé — par la qualité d’une parole, quasi-prophétique, proche de retrouver la dimension oraculaire de l’(h)istor dans l’épopée.
L’enfance de l’art
15Ainsi « l’épopée négative » qu’est Le Mur de Lisa Pomnenka participe-t-elle de cette renaissance au second degré, en somme, du « roman historique » dans le « régime de l’après » comme l’appelle C ; Coquio avec Lucie Campos12 — à un moment précisément où finissent de disparaître ceux qui ont été placés « sous la grande hache » de l’Histoire (Otto B. Kraus meurt lui‑même peu après la publication de ce dernier roman). C’est bien le narrateur qui prend la place (en son absence) de l’istor au sens de témoin oculaire, de « celui qui dit istô : vois ! » — l’auteur lui‑même, en démiurge de cette incarnation magique, en « maître de la parole », se contentant d’une exposition du témoignage, se chargeant en somme de constituer son narrateur en témoin pour « donner nouvelle », en fiction, de ce qui est arrivé.
16Et ce serait peut‑être seulement, dans ce modèle, au lecteur d’être histor :non plus tant au sens d’enquêteur que de témoin en tiers, de juge-arbitre ; ou (pour citer une dernière fois Fr. Hartog) « plus simplement un garant, chargé de rappeler, si besoin était, les engagements pris13. »
17C’est précisément là ce que permet l’heureuse conjonction du roman et de l’étude qui l’accompagne : dévoiler l’envers historique d’un récit istorique ; enquêter sur les raisons profondes (contextuelles, épistémologiques, éthiques) pour lesquelles le narrateur assume une position autoptique, et en évaluer la portée ; reconnaître en lui cette épopée où « la mémoire rejoint le monde du mythe ». (C. Coquio, p. 236)
18Car telle est la force propre du Mur de Lisa Pomnenka : sa capacité à entrer dans la mémoire collective par un geste narratif en apparence naïf, par une sorte d’empowerment rétrospectif qui semble déplacer dans l’ordre littéraire la façon dont Lisa peignait son mur ou faisait le portrait des Tsiganes de Mengele. « Le survivant, par fidélité peut‑être à cet espoir ambigu né du leurre, a confié son récit à une fiction », juge Catherine Coquio (ibid.) : en jouant un leurre contre un autre, en retournant contre lui‑même la valeur du leurre, Otto B. Kraus affiche l’héritage nu d’une expérience d’enfance, terrible et merveilleuse à la fois, comme l’amour d’Alex pour Lisa. C’est comme s’il avait continué de jouer au jeu des citronniers de Palestine, auquel s’amusaient les enfants du camp dans la fiction de l’espérance sioniste ; comme si se poursuivait, longtemps plus tard, la fabrique de marionnettes de Shashek « pour le spectacle du mercredi », un théâtre à la fois faux et vrai où se dit, à mots couverts, la destruction. Le Mur de Lisa Pomnenka, c’est l’enfance de l’art contre le pire de l’histoire.