« C’était pendant la guerre » — & après
1Voilà deux ouvrages considérables — hélas faudrait‑il dire, car ils ne prêtent guère à l’optimisme. Sans doute est‑ce le propre des travaux relatifs au nazisme et à la Seconde Guerre mondiale. Mais ces deux livres mettent le doigt sur des points à la fois sensibles et peu visibles : fouaillant la bonne conscience de l’après, ils ouvrent au creux de celle‑ci un double fond inquiétant, au sujet, l’un, de la perception des crimes nazis qu’ont eue au présent les soldats de la Wehrmacht (Soldats), l’autre, de la perception que les Allemands ont de ces crimes à présent (« Grand-Père n’était pas un nazi »). À l’heure où le travail de mémoire a viré au catéchisme citoyen, ces deux livres d’enquête allemands font émerger une hydre sociale à deux têtes.
2Le premier livre — qui est chronologiquement le second, mais qui fait revenir au temps de la guerre même — nous plonge dans les conversations de prisonniers de l’armée allemande (et dans une moindre mesure italienne) qui furent mis sous écoute par les services de renseignements britanniques et américains pendant la Seconde Guerre mondiale, principalement à Trent Park en Grande-Bretagne et à Fort Hunt aux États-Unis (Virginie1). Dans ces bâtiments placés sous écoute en vue de captations d’informations tactiques, les militaires — petits et hauts gradés de l’armée de terre, officiers et sous‑officiers de la Luftwaffe, submariniers — parlent entre eux de la guerre en temps réel et disent librement le fond de leur pensée sur ce qu’ils ont vécu au front, sur leur conception du combat, de l’honneur et de la trahison, sur la politique hitlérienne, sur les ennemis du régime, sur les massacres de civils et l’extermination des Juifs, sur les combattants des nations en guerre, sur les hiérarchies des armées et de leurs chefs…
3Leurs propos, souvent stupéfiants, donnent la mesure de ce qui semblait normal ou anormal à ceux qui combattaient au sein de la Wehrmacht et parfois dans la Waffen SS. Leur liberté de ton les rend souvent choquants, toujours accablants — mais aussi ennuyeux à la longue, car forcément répétitifs. Le commentaire des deux analystes, rivés à leur matériau proliférant, se montre quelque peu débordé par celui‑ci, redondant aussi par excès de didactisme. Mais si au cours de ces six cents pages on voit revenir souvent telle scène ou tel concept, c’est que les auteurs tentent de totaliser les nuances qu’ils recèlent et serrent au plus près ces témoignages qui s’ignorent. Ils bataillent avec les difficultés d’interprétation relatives en particulier à la « violence autotélique », concept que H. Welzer reprend à Jan Philipp Reemtsma (Vertrauen und Gewalt2) pour désigner la violence sans objectif, celle qui « tue pour tuer », et « constitue un point de clivage pour notre compréhension » et notre image de la « civilisation » (p. 108).
4Les dialogues infinis des soldats font saisir ce cercle autotélique de la violence guerrière et ses effets d’escalade, augmentés de ceux de l’émulation narrative liée à la camaraderie militaire. Celle‑ci est parfois encouragée par les questions de mouchards, comme ici dans un enregistrement britannique où le sous‑officier « Bieber », en janvier 1943, fait parler le caporal‑chef Küster, un mitrailleur de bord, à propos du bombardement de Norwich :
« BIEBER : Pourquoi vous n’avez pas bombardé la gare ?
KÜSTER : La gare, nous l’avons vue trop tard. Nous venions de l’Est […]. Ensuite, bon sang, nous avons canardé la ville, on a tiré sur tout ce qui courait, nous avons tiré sur les vaches et les chevaux, oh, putain, sur le tramway, ça, c’est marrant. Pas de DCA, rien du tout.
BIEBER : Comment ça se passe… Une cible comme ça, on vous la donne la veille ?
KÜSTER : Non, normalement on ne nous donne aucune indication. Ce genre de choses, chacun se les prépare, les cibles de perturbation ou ce genre de choses, chacun doit élaborer quelque chose qui lui soit sympathique, selon ce qui l’intéresse. » (p. 121)
5Mais le plus souvent, la surenchère vient au contraire du consensus qui se ressource dans ces récits. Il est rare qu’un jugement de valeur s’exprime et oppose un locuteur à un autre, mais cela arrive parfois à propos des assassinats de civils et de l’extermination des Juifs, comme ici dans un dialogue entre un lieutenant de la Luftwaffe et un lieutenant d’infanterie :
« FRIED : Quand les Allemands nous demandaient si ces histoires de terreur en Pologne étaient authentiques, nous étions forcés de répondre que c’était une pure rumeur. Je suis persuadé que ça n’était que trop vrai. C’est tout de même une souillure dans notre histoire.
FRIED : Eh oui, la persécution des Juifs.
BENTZ : Sur le principe, je trouve que toute cette histoire de race était une erreur. Que le Juif n’ait que des défauts, par principe, c’est tout de même de la folie.
FRIED : J’y avais participé, une fois en tant qu’officier, ça m’avait impressionné, plus tard, c’était quand je suis moi‑même entré en contact avec la guerre, c’était pendant la guerre de Pologne, et je faisais des vols de transport […]. »
6La désapprobation morale, comme non entendue par le narrateur, n’aboutit qu’à faire advenir son récit : le lieutenant Fried raconte ensuite le massacre de Juifs auquel il a participé à Radom, rejoignant pour l’occasion, par curiosité, un bataillon de la Waffen SS à l’invitation de son capitaine (« Ca vous dirait, de venir avec nous une demi‑heure ? ») :
« J’avais encore heure devant moi, nous sommes allés dans une sorte de caserne et nous avons liquidé mille cinq cents Juifs. C’était pendant la guerre. Il y avait une vingtaine de tireurs, avec des pistolets-mitrailleurs. C’était l’histoire d’un instant — on ne réfléchissait pas. Eux avaient été attaqués pendant la nuit par des partisans juifs, et on s’était énervé sur ces fumiers de Polonais. J’y ai réfléchi — ça n’était pas beau, tout de même. » (p. 228)
7« C’était pendant la guerre », « c’était l’histoire d’un instant » : c’est ce « pendant » de la guerre, fait de toutes les « histoires d’un instant » vécu par les soldats avant toute « réflexion » que tentent de rejoindre en pensée les deux auteurs de ce livre. C’est de cette gageure qu’il tire son volume écrasant et sa redondance, faite de cette multiplicité d’instants.
8Ce livre constitue un tournant dans la documentation des travaux sur le « Täterkollektiv » allemand, et un apport majeur pour ceux qui s’intéressent à l’histoire des mentalités en période de guerre, à la militarisation de l’Allemagne hitlérienne, aux fonctionnements de la violence collective, guerrière et génocidaire. Il vient compléter les recherches menées par Christopher Browning et Daniel Goldhagen, parfois en rectifiant leurs conclusions, et il se nourrit des innombrables travaux sur l’armée allemande menés dans le sillage des deux grandes expositions sur les crimes de la Wehmarcht, qu’avait organisées l’Institut de Recherche Sociale de Hambourg au milieu des années 90. Celles‑ci avaient bouleversé la société allemande en montrant que les soldats de la Wehrmacht avaient participé en masse à la machine d’extermination, comme jamais une armée ne l’avait fait dans l’histoire. La documentation décryptée ici fait saisir à quel point et surtout sur quels modes collectifs, plus culturels et psychiques que politiques et moraux, les soldats furent impliqués dans ces crimes, dans quelles dispositions ils les ont accomplis, dans quel « monde » ils vivaient.
9L’autre livre, « Grand-Père n’était pas un nazi ». National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale, est issu d’une enquête plus ancienne, menée par une équipe de chercheurs sous le titre « Transmission de la conscience historique » et financée par la Fondation Volkswagen3. Il nous plonge dans les conversations de familles allemandes aux prises avec l’idée qu’un parent ou aïeul pourrait être impliqué dans les crimes nazis. Il montre que le régime de « reconnaissance » de ce passé est profondément clivé, entre sphère publique et sphère privée, savoir historique et conviction intime. Ce que les jeunes Allemands interrogés se montrent prêts à reconnaître, dès lors que leurs parents ou grands‑parents sont concernés, n’a que peu à voir avec ce qu’ils ont appris à l’école, dans les livres et les musées : ils ne nient en rien les faits collectifs, ils engrangent ce savoir historique, mais celui‑ci n’est pas intégré au cercle intime de la vie familiale au point de pouvoir ou vouloir mettre en cause des proches. Et ce hiatus entre conscience officielle et conscience privée semble pouvoir se prolonger indéfiniment, quelle que soit la preuve disponible. L’avertissement du livre résume en deux points le résultat de l’étude, qualifié de « choquant » pour le public :
Le souvenir de la Shoah n’a pratiquement pas de place dans la mémoire des familles allemandes, et la signification des processus émotionnels de restitution de l’histoire a jusqu’ici été clairement sous‑estimée. (p. 7)
10La démonstration date de plus de dix ans, et la question se pose de son actualité, sinon du bien‑fondé d’une édition si tardive sans accompagnement critique. Or il se trouve que ce livre paraît en France peu après la sortie d’un fascinant documentaire, qui revient à sa manière sur la mémoire allemande de l’extermination, The Flat d’Arnon Goldfinger4 : à la mort de sa grand‑mère, un Israélien quarantenaire — le réalisateur — découvre en fouillant l’appartement vide de celle‑ci à Tel Aviv, rempli de papiers et bibelots allemands que sa mère veut bazarder au plus vite, que cette grand‑mère et son époux, Gerda et Kurt Tuchler, nés en Allemagne, avaient émigré en Palestine en 1936, et avaient renoué après la guerre avec un couple d’amis allemands dont l’homme avait été fortement impliqué dans la machine nazie. Il s’agissait en effet de Leopold von Mildenstein, qui avait dirigé le bureau des « Affaires juives » avant Adolf Eichmann : favorable à une transplantation des Juifs du Reich en Palestine, il avait même visité le pays avec les Tuchler, avant de rejoindre le ministère de la Propagande en 1938, où il officia tout au long de la guerre. C’est ce que découvre Arnon Goldfinger lors de son enquête dans les Archives nationales allemandes. Mais celui‑ci ne se contente pas de visiter les archives et d’interroger des historiens : il téléphone à la fille de Leopold von Mildenstein, qui s’exclame et invite ce rejeton des amis Tuchler à venir la voir. Et lorsqu’il lui rend visite chez elle en effet, avec un bouquet de fleurs et un CD de chants israéliens, celle‑ci, souriante et sympathique, l’accueille les bras ouverts, et lui explique bientôt que son père « n’était pas un nazi ».
11Au profond malaise que fait naître l’idée d’une telle amitié judéo-allemande partagée avant et après la guerre (malgré la disparition d’une tante internée à Terezin), enfouie dans le silence familial israélien, s’ajoute celui de ces retrouvailles entre la fille de von Mildenstein et le petit‑fils des Tuchler, filmées par celui‑ci avec un humour assez vertigineux. Plus troublant encore sans doute pour le public israélien que pour le public allemand, ce film a obtenu quatre prix en Israël et davantage à l’étranger — dont deux en Allemagne. Mais qui vient de lire « Grand-père n’était pas un nazi » ne saurait s’exalter d’une telle consécration : il retient moins le gentil sourire de Mlle Mildenstein accueillant Goldfinger, que son froncement de sourcil contrarié lorsque celui‑ci, tout gentil aussi, lui répète, journaux allemands à l’appui, que son père, qui n’était pas un nazi, avait néanmoins assisté Goebbels à la Propagande pendant huit ans.
Genèse des livres & méthodes d’enquêtes
12Mais revenons à ces deux livres, et à leur histoire. Car leur genèse est intéressante en ce qu’elle dit de la relation des chercheurs à leurs sources, des protocoles d’enquête et de traitement de l’archive mis au point sur un mode collégial et interdisciplinaire, des méthodologies mises en œuvre et des conclusions tirées. Ces deux livres, tout en donnant accès à une documentation nouvelle — découverte majeure dans un cas, collecte méthodique dans l’autre — éclairent un moment significatif de l’histoire des relations des chercheurs au savoir relatif au nazisme et à sa mémoire, et montrent comment la théorie tente de capter ce qui échappe à la science.
13L’étude de psychologie sociale dirigée par Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall, présentée dans « Grand-père n’était pas un nazi », est dite « plurigénérationnelle »:ellerésulte de quarante entretiens familiaux et cent quarante‑deux interviews de membres de familles allemandes interrogés, individuellement et en commun, sur les histoires vécues et transmises du passé national‑socialiste, sur trois générations5. Deux milles cinq cent trente‑cinq histoires ont ainsi été recueillies, semblant suivre le principe transformateur du « téléphone arabe », auquel l’enquête se réfère explicitement : assez communément, ces récits changent radicalement de sens d’une génération à l’autre, au point que les antisémites deviennent parfois des résistants et les agents de la Gestapo des protecteurs de Juifs. Interrogés sur l’antisémitisme et le génocide, sujet rarement abordé de leur propre initiative, les « témoins de l’époque » évoquent la « Nuit de cristal » et la propagande nazie, voire leur passage dans les organisations nazies et le vécu de la guerre, sans aller au‑delà. Rares sont ceux qui racontent des exécutions ou assassinats auxquels ils ont participé ; mais lorsqu’ils le font, ces récits ne laissent aucune trace dans les interviews des enfants et petits‑enfants, qui, comme s’ils n’avaient rien entendu, racontent d’autres scènes, propres à faire apparaître leurs aïeux comme « de braves gens intègres ».
14Ce matériau, transcrit puis codé et exploité avec WinMAX, a été soumis, selon les termes des auteurs, à une « analyse herméneutique du dialogue », menée sur la base d’une « interprétation extensive » des transcriptions issues de trois familles, et à l’aide d’un système catégoriel emprunté à Jan Assmann, qui, dans un ouvrage collectif plus ancien (Kultur und Gedächtnis, Francfort sur le Main, 1988), avait distingué entre « mémoire culturelle » et « mémoire communicative ». Cette distinction en nourrit une autre, où s’ancre la thèse du livre : celle entre le savoir transmis sur l’histoire collective, et la certitude relative au passé personnel ou familial. Le livre repère, isole et analyse des modes de réécriture de ce passé, tels l’« héroïsation cumulative », où le récit allemand traditionnel s’articule aux discours récents sur le génocide, et la « théorie du quotidien », selon laquelle les « nazis » et les « Allemands » constituaient deux groupes différents, qui ne se mélangeaient que lorsque ceux‑ci devenaient des « nazis forcés » (d’entrer au parti, de travailler à la Gestapo, de partir à la guerre, de persécuter les Juifs), au contraire des « nazis à 150% », qui habitent ces récits au titre d’adversaires.
15Soldats. Combattre, tuer, mourir, est également issu d’une enquête collective, qui porte cette fois sur les « Procès-verbaux de récits de soldats allemands ». La découverte de cet extraordinaire matériau fait l’objet d’une double narration en préambule (« Prologue(s) ») ; puis, après cinq cents pages d’épluchage interprétatif, un commentaire en annexe revient sur la teneur singulière de ces sources (« Les procès verbaux d’écoute »). Ici un historien de la Seconde Guerre mondiale, Sönke Neitzel, a cherché secours auprès d’un sociologue, Harald Welzer pour décrypter la documentation qu’il avait découverte en 2001 dans les archives nationales britanniques de Londres, puis en 2003 dans les archives nationales américaines de Washington. L’historien raconte que ces deux fonds réunis constituant des centaines de milliers de pages jamais encore défrichées par les chercheurs (alors que le fond britannique avait été rendu accessible en 1996), il ne pouvait exploiter seul cette source monumentale : il fit appel, plutôt qu’à un autre historien, au psychosociologue H. Welzer, connu pour ses recherches sur la transmission intergénérationnelle de l’histoire, mais aussi pour ses travaux plus récents sur « la perception de la violence et la propension à tuer », comme le dit celui‑ci. Ces travaux allaient conduire à la publication en 2005 du livre Täter. Wie aus ganz normalen Menschen MassenMörder werden (Fischer Verlag, Frankfurt am Main), traduit en français deux ans plus tard (Les Exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse, Gallimard, 2007). Dans le deuxième temps du « Prologue » de Soldats, H. Welzer dit avoir été « électrisé » par la trouvaille de S. Neitzel : pour lui qui avait étudié les documents écrits émanant des acteurs de la guerre — dépositions, mémoires, lettres, dossiers militaires — et qui connaissait les limites génériques de ces documents, ces écoutes clandestines constituaient une source providentielle : les propos des prisonniers, tenus dans le présent de la guerre alors que personne ne savait comment elle allait tourner, n’étaient altérés ni par la téléologie des récits rétrospectifs ni par la peur du châtiment (ces documents secrets ne furent d’ailleurs pas utilisés pendant les grands procès des criminels nazis).
16S’attelant à cette entreprise de longue haleine, les deux chercheurs, convaincus qu’ils avaient chacun besoin du savoir de l’autre, mais aussi d’autres forces vives, ont entraîné plusieurs étudiants et persuadé des bailleurs de fond (les Fondations Gerda-Henkel et Fritz-Thyssen) de financer cette équipe. Ce livre à deux voix est l’aboutissement d’un travail collectif de dix ans. Il est composé de trois parties de volume inégal : la première, synthétique, fait « l’analyse du cadre de référence » (« Voir la guerre avec les yeux des soldats ») ; la troisième, très longue, est analytique (« Combattre, tuer et mourir »), et la deuxième fait aller de l’une à l’autre (« Le monde des soldats »), distinguant le cadre de référence du « Troisième Reich » et celui de la « guerre ».
Le « cadre de référence » & le « débordement » de la guerre
17Il faut dire un mot de la notion de « cadre de référence6 », maître mot de l’ouvrage, emprunté à Erving Goffmann, que H. Welzer entend compléter comme il voulait compléter le « cadre social de la mémoire » de Maurice Halbwachs dans l’autre livre. Il s’agit ici d’analyser la manière dont se constituent les cadres culturels qui organisent l’interprétation d’une situation comme la « guerre », afin de saisir ce qui y relevait spécifiquement du nazisme, d’un héritage national plus ancien, ou plus généralement de la dynamique guerrière. Pour saisir aussi ce qui, dans les conduites et les perceptions des soldats allemands, déborda ces cadres en mutation.
18Bien que les « échantillons » étudiés soient dits non « représentatifs » au plan statistique, la récurrence des propos de soldats montre que la perpétration massive de ces crimes n’impliquait nullement de céder au fanatisme nazi ou antisémite, et que la conviction politique joua un rôle mineur et même insignifiant par rapport au partage du « cadre de référence » propre à la guerre, aux situations sociales de proximité qu’elle établissait, dotant les pratiques immédiates d’une fonction normative infiniment plus forte que celle des discours stratégiques plus abstraits. Le livre multiplie les exemples du hiatus qui existait entre les discours de Hitler, les ordres des généraux et officiers qui les transmettaient, et les conduites des soldats de la Wehrmacht — assez nettement différents de celles de la Waffen SS, en particulier quant à l’interprétation du « résister ou mourir » : l’ordre de se sacrifier plutôt que de se rendre fut écouté et suivi par les soldats, mais jusqu’à un certain point seulement. D’après S. Neitzel et H. Welzer, ce n’est pas des discours d’en haut que venait la pression la plus forte, mais des gestes d’à côté, c’est‑à‑dire du discours explicite ou implicite que tenait le collectif auquel appartenait le soldat. Dans des situations inédites, qui débordaient a priori le cadre normatif de la guerre auxquels ils étaient accoutumés, comme celles où il fallait exécuter des civils en masse, en particulier des enfants et des femmes, les actes de violence légitimaient par le fait l’usage de la violence, ceci en vertu d’une tautologie bien connue (« à la guerre comme à la guerre »), ici resémantisée par le commentaire des auteurs, qui la présentent comme la cause principale de ces escalades de violence. Ce qui jouait un rôle décisif n’était pas l’idéologie nazie ni même les buts de guerre (tel la « conquête de l’Est » sur le front de l’Est), mais l’obéissance à l’ordre donné, le sentiment du devoir accompli et du travail bien fait, soit l’intériorisation des valeurs du groupe, qui écrasaient toute autre valeur au moment d’agir.
19Tout cela expliquait la non-résistance de l’immense majorité des soldats aux actes criminels commis ensemble, puis l’indifférence que font entendre à ce sujet les conversations de prisonniers, où la curiosité à l’égard du « comment » des batailles et tueries l’emporte toujours sur le « pourquoi » d’actes cruels, pourtant fréquemment qualifiés de « bestiaux », « atroces », « déments » ou « pas beaux ». De même, le désir de briller par l’exploit héroïque, dans les conversations de prisonniers, quel que soit le désastre militaire, prend la relève de la course aux distinctions qui, clairement, animait bien davantage les esprits que l’inquiétude de tuer en masse.
20À travers les notions d’« escalade » de la violence et de « débordement » du cadre de référence, c’est la question des crimes de guerre et du génocide qui est posée : les auteurs de Soldats ne le font pas à partir de l’idéologie ou de la machine génocidaire nazie, ni des conduites des unités spéciales, mais à partir du cadre de référence guerrier tel que le vivaient les soldats allemands, entre un code d’honneur hérité de l’ère bismarckienne, et l’appel hitlérien au « combat fanatique » et au sacrifice du peuple lui‑même. Ce que l’historien et le sociologue tentent ici de comprendre, c’est le cadre de référence guerrier tel que les responsables nazis et le haut commandement de la Wehrmacht, activement impliqué dans le processus d’extermination, l’avaient en partie transformé, et tel que l’interprétaient ceux qui devaient obéir : tel qu’il fallait le comprendre à travers les entretiens des soldats, puisque c’était là le document à interpréter.
21On pourrait arguer que penser le génocide à partir de la perception qu’avaient les soldats de la guerre est une gageure, sinon un contresens, et de fait le livre s’embourbe dans cette contradiction (déjà expérimentée par Chr. Browning) qui consiste à présenter l’extermination raciale comme la radicalisation de la violence guerrière, tout en sachant qu’elle relève d’autre chose7. Les dialogues évoquent davantage ce qu’on a ensuite appelé les « crimes de guerre », pluôt que les « crimes contre l’humanité » : du fait de leur propre situation, les soldats reviennent souvent sur les exécutions de prisonniers (ou leur affamement à mort dans les camps de prisonniers russes, qui semble avoir choqué plusieurs soldats allemands). Lorsqu’il est question de l’extermination des Juifs, ceux‑ci sont presque toujours associés aux « partisans », et l’escalade de la violence semble alors jouer à plein. Mais la Shoah n’est pas l’objet du livre, et la perception qu’a le soldat de ces « combats » qui n’en sont pas ne saurait suffire à faire émerger la singularité génocidaire : il faut pour cela la perception des victimes, dont les témoignages, du reste, démentent ce que disent les auteurs de la « rupture de civilisation » comme vision d’après-coup. Leur refus d’anté‑poser le génocide au prétexte qu’un récit ne doit pas commencer « par la fin » est une description inadéquate.
22Ces difficultés tiennent aux prémisses de l’étude, qui, rivée au fameux « cadre de référence », ne peut qu’expliquer la violence extrême qu’à travers le « débordement » de ce cadre, de même qu’elle explique la guerre par le « déplacement » de celui‑ci. Il faudrait donc en dire un peu plus sur ces prémisses, exposées en I à travers une série de concepts qui forment autant de courts chapitres, impossibles à détailler ici : « Points de repère de base : qu’est-ce qui se passe au juste ici ? », « Liens culturels », « Ignorance », « Attentes », « Contextes de perception d’époque », « Modèles et exigences des rôles », « Modèle d’interprétation : la guerre, c’est la guerre », « Obligations formelles », « Obligations sociales », « Situations », « Dispositions personnelles ». Au chapitre des « liens culturels » il est précisé que ceux‑ci, organisés non autour de l’objectif de survie mais du code d’honneur, pouvaient devenir mortels ; mais aussi que, devant les débordements du cadre de guerre « normal », ils maintenaient les individus dans un « processus de confirmation réciproque dans l’inaction » (p. 28). Aux chapitres « Ignorance » et « Attentes », il s’agit d’ajuster le regard au champ de perception des soldats en éloignant tout ce qui relève de cette perception « après-coup » inhérente à l’idée de « rupture de civilisation ».
23Un tel parti‑pris phénoménologique se démarque non seulement du récit intentionnaliste, mais de la « perspective historique » même. Ainsi est‑il écrit au sujet de l’opération Barbarossa, par quoi débuta l’opération d’extermination sur le front de l’Est :
En se plaçant dans la perspective historique, on peut donc affirmer que les jalons de la guerre d’extermination avaient été posés depuis très longtemps lorsque la Wehrmacht attaqua l’Union soviétique, le 22 juin 1941. On peut pourtant douter que les soldats qui reçurent leurs consignes au petit matin de cette même journée aient véritablement compris quel type de guerre les attendait. (p. 36‑37).
24Au chapitre sur les « Modèles et exigences de rôles », où apparaissent les notions d’« institution totale », « situation totale » et « groupe total » (p. 40), il est dit que le cadre de référence lui‑même devient « total » en temps de guerre, impliquant une complète mutation des compétences de chaque soldat en vue d’une nouvelle « division du travail » — puisque la guerre est un « travail » — division qui a pour effet d’effacer toute responsabilité individuelle.
25La deuxième partie du livre, « Le monde des soldats », distingue entre le « cadre de référence du Troisième Reich » et « le cadre de référence de la guerre » : les auteurs, revenant à l’évolution de la société allemande, évoquent le reformatage des normes morales par le NSDAP. Celui‑ci déployait une créativité propre à libérer les énergies individuelles associées à la communauté ethnique, transformant effectivement le monde, et modifiant ainsi le cadre de référence des soldats, quel que soit leur grade, malgré la relative indifférence du plus grand nombre à la teneur idéologique des ordres. La troisième partie poursuit ce travail d’identification et d’interprétation (violence nazie ou violence de guerre ?) en diversifiant les thèmes : près d’une soixantaine d’entrées se succèdent alors, désignant une scène (« Abattre en vol », « Amusement, « Chasse », « Tirer avec les autres »), un genre narratif (« Récits d’aventures »), un type de violence (« la Blitzkrieg », « Crimes de guerre », « Extermination », « Camps »), une conceptualisation (« Violence autotélique »), une formule (« Jusqu’à la dernière cartouche »), ou une multiplicité d’autres thèmes (« Sexe », « Idéologie », « Le Führer »…).
26Chacune est organisée autour de conversations de soldats et de micro‑récits (toujours référés à l’événement enregistré par l’historiographie), et ce sont des pans entiers de la guerre qui se réécrivent par éclats à travers ces échanges, dans la matière d’un certain langage. Un monde se met à exister à travers l’expression de leurs familiarités grossières, de leur plaisanteries cyniques, de leurs complicités rieuses, forfanteries et rancœurs. C’est là sans doute l’apport majeur de ce livre, restitué par le remarquable travail d’Olivier Mannoni, qui restitue la verdeur et la vulgarité des expressions elliptiques, parfois ordurières, qui composent presque un idiome propre. Souvent vient à la bouche le mot « merde », qui désigne parfois les victimes exécutées, parfois l’armée ennemie, parfois une nation entière, et le plus souvent la guerre elle‑même. Car si le lecteur est saisi par la froideur ou l’hystérie des récits d’exécution, et le naturel avec lequel les soldats normalisent la souffrance d’autrui (ou s’en amusent), le plus troublant est de déchiffrer à même leurs conversations le nihilisme profond de la guerre, plus ou moins conscient : ce que S. Neitzel et H. Welzer, à la fin d’un chapitre sur « Le groupe », appellent « l’indifférence des motifs » (p. 493).
27La formule concerne alors un récit de soldat d’un tout autre type : celui, écrit, et même très écrit, de Willy Peter Reese, jeune soldat lettré que H. Welzer avait déjà cité et commenté dans son livre sur Les Exécuteurs en 2005 : « Confessions de la Grande Guerre8 ». Dans ce récit saisissant de cent quarante pages, ponctué de poèmes et de dessins, rédigé lors d’une permission au début 1944, qui précéda de peu sa mort à Vitebsk, Reese évoquait les massacres et les viols commis par sa troupe et résumait ainsi « l’existence du soldat » sur le front de l’Est :
« De la même manière que la tenue d’hiver ne laissait plus au bout du compte apparaître que les yeux, l’existence du soldat ne laissait plus d’espace que pour les traits individuels les plus réduits. Nous étions uniformisés. Nous n’étions pas seulement mal lavés, mal rasés, couverts de poux et malades, nous étions aussi psychiquement dépravés, nous n’étions plus qu’une somme de sang, d’os et d’entrailles. Notre camaraderie naissait de la dépendance impérative dans laquelle nous nous trouvions les uns envers les autres, elle était le fruit de cette promiscuité. Notre humour était fait de malin plaisir, d’humour noir, de satire, d’histoires paillardes, de sarcasmes, de rires rageurs et du jeu avec la mort, les cerveaux éclatés, les poux, le pus, les excréments, le néant spirituel. […] Notre statut de soldats suffisait à justifier le crime et la dépravation, suffisait comme base d’une existence en enfer. » (cité p. 493)
Désillusion & irréalité
28J’ai dit que ces deux livres ne prêtaient pas à l’optimisme, et c’est là un acte volontaire.
29Certes les auteurs de Soldats ne versent pas non plus dans le pessimisme : ils ne sont pas là pour ça, mais pour chercher et trouver, fébriles. Seules la foi dans la science ou la clairvoyance, et, politiquement, une confiance placée dans l’État démocratique, jugé à même de juguler la violence, mais pas de l’effacer, semblent les retenir de céder au nihilisme moral. À moins que celui‑ci ne prenne le visage de l’étude psychosociale dépassionnée et de la lucidité désillusionnée — discours scientiste trop vite ficelé qui mériterait sa déconstruction.
30Les auteurs nous expliquent que le partage d’un même cadre de référence rend possible et même inévitable l’escalade de la violence en situation de guerre. Ils invitent à considérer les sociétés comme des « communautés de destruction », malgré les effets civilisateurs du monopole étatique de la violence, axiome weberien curieusement asséné comme une évidence9 dans ce livre non exempt de parti‑pris et parfois de confusion — qui reconduit ici les apories de Norbert Elias, d’ailleurs cité lui aussi, et qui s’était pris les pieds dans le cercle de la « civilisation » et de la « décivilisation ». Mais les auteurs tentent ici, malgré leur progressisme, de débarrasser leur pensée du vêtement de la « civilisation » sans entériner la notion de « barbarie ». Les guerres, répètent‑ils, engendrent d’inévitables dynamiques meurtrières, et ce processus doit être étudié sans céder à la surprise ni exprimer d’indignation, sans même s’autoriser la moindre intervention de la conscience morale :
Une analyse historique ou sociologique de la violence parviendra‑t‑elle un jour à déployer, dans l’observation de son objet, la même indifférence morale qu’un physicien quantique envers un électron ? (p. 501).
31S. Neitzel et H. Welzer veulent étrangement nous faire croire qu’ils ne travaillent que pour la science. Pourquoi un tel impératif d’indifférence morale, est‑on tenté de demander ? Parce qu’elle seule garantit l’étendue de la connaissance et la justesse de la thèse, qui, martelée en « conclusion », semble reconduire la tautologie guerrière :
Toutes les guerres […] montrent qu’il est déplacé de s’indigner et de s’étonner que des gens meurent, soient tués ou mutilés en temps de guerre. En temps de guerre, c’est comme cela.
Mieux vaudrait se demander si, et le cas échéant, dans quelles conditions sociales, les gens peuvent s’abstenir de tuer. Alors on pourrait cesser, à chaque fois que des États décident de faire la guerre, de tomber dans l’émotion ostentatoire qu’inspire le fait qu’elle provoque des crimes et déchaîne la violence contre des gens qui n’ont rien à y voir. […] Comme tout acte social, la violence a une dynamique spécifique […]. Quand on cesse de définir la violence comme une déviance, on en apprend plus sur notre société et sa manière de fonctionner qu’en continuant à partager les illusions qu’elle se fait sur elle-même. (p. 501)
32Dans « Grand-Père n’était pas un nazi », l’exercice de désillusion porte précisément sur la capacité infinie des bons citoyens à s’illusionner. Ce qui est montré ici est l’incapacité du groupe social qui hérite d’une histoire criminelle à en reconnaître pleinement la réalité longtemps après, alors que cette histoire, enseignée dans les écoles depuis plusieurs décennies, et scénographiée dans les livres, les musées et les films, s’est muée en récit collectif officiel, comme si le passé semblait réellement « surmonté », selon la formule d’après‑guerre. L’enquête intergénérationnelle montre au contraire que la mémoire familiale, plus d’un demi‑siècle plus tard, reproduit en partie l’image que donnaient les Allemands à la fin de la guerre dans l’enquête qu’avait menée en 1944‑1945 Saul K. Padover, officier américain d’une unité de renseignement. Celui‑ci avait interviewé les Allemands sur Hitler, le nazisme et la destruction des Juifs, pour prévoir les conséquences de la défaite hitlérienne sur la société allemande ; et à les entendre aucun Allemand n’avait été nazi, sinon sous la contrainte, et les récits de leur souffrance étouffaient toute prise de conscience ou expression de culpabilité. Le long travail d’information, d’historiographie et d’éducation qui s’est élaboré dans la société allemande a certes modifié le regard porté sur cette période ; mais la révélation de la nature criminelle du système a suscité le besoin de construire un passé où la réalité pouvait s’inverser, au mépris parfois des paroles prononcées par les aïeuls eux-même, que seul le magnétophone semble capable d’enregistrer.
33Cette tendance à l’innocentement collectif au mépris d’évidences obéit à une puissante loi non écrite : celle de l’unité familiale à préserver. Or celle‑ci se joue dans la fiction, et se renégocie tout au long de la réécriture permanente de l’histoire qu’exige la confrontation entre mémoire culturelle et mémoire familiale, et qui s’effectue dans le dialogue intergénérationnel. La notion de « fiction » s’explique au dernier chapitre, intitulé « Se souvenir et transmettre. Contours d’une théorie de la transmission communicative », visiblement rédigé par H. Welzer, la locomotive théoricienne du groupe, qui avait dirigé plusieurs travaux sur la mémoire sociale et la transmission intergénérationnelle10. La théorie du sociologue ici repose sur le transfert des instruments de l’herméneutique narrative vers l’analyse des récits et dialogues familiaux.
34Dans cette étude des modes empiriques de transmission intergénérationnelle de l’histoire, l’argument théorique croise à la fois le propos de Halbwachs sur la « mémoire individuelle » comme « point de vue » sur la mémoire collective, celui de Ricoeur sur l’identité narrative et la « dimension configurative » des récits du passé, et celui de Gadamer sur la narration comme « accomplissement d’un processus d’entente ». À cela s’ajoute une référence elliptique au Lector in fabula d’Umberto Eco : une histoire racontée oralement, écrit H. Welzer, est aussi un texte travaillé d’intertextes, « un texte dont l’interprétation est un élément de sa production » : propos un peu sibyllin, mal éclairé par une note qui dit tenter d’appliquer la théorie textuelle à la situation de communication orale productrice de récits communs — démarche qui mériterait elle aussi discussion. Un « contrat de fiction » est prêté à la « communication immédiate », mais l’usage du mot fonctionne a contrario de son acception littéraire : « une fois que l’on s’est engagé dans une histoire, il faut tenir pour réels les faits qui sont présentés et les personnes qui agissent dans le cadre de cette histoire. » (p. 269)
35Le dispositif épistémologique de l’analyse sociale intègre ces catégories de la poétique textuelle afin de saisir la suspension de l’effort cognitif au profit de la projection créatrice d’empathie (et de loyauté filiale ou familiale). Or toute l’analyse repose sur la disparité de la mémoire cognitive et de la mémoire émotionnelle, affirmée sur un mode binaire assez rigide, s’appuyant sur l’antithèse efficace de « l’encyclopédie » et de « l’album ». En vertu de cette discontinuité entre le cognitif et l’émotionnel — rien n’est dit de leur fond commun ou de leurs compromis dans la pensée critique — la mémoire fonctionne selon deux « systèmes différents » : celui du savoir cognitif et celui des « certitudes transmises par voie communicative ». Et ce que font apparaître ces entretiens familiaux, eux aussi stupéfiants à leur manière, c’est que ces deux domaines de la conscience historique peuvent coexister « sans le moindre lien », mais aussi « nouer des liens auxquels aucun didacticien de l’Histoire ne se serait jamais attendu » (p. 283).
36Ce dispositif interprétatif fait produire au passage une critique iconoclaste du témoignage comme autorité sanctifiée, là où il se montre ici voué aux bricolages de l’invention. Les récits du « témoin de l’époque » sont dotés par les proches d’une « prime à l’authenticité », force de cautionnement qui fonctionne comme appel à la fable empathique, propice à l’interpolation des récits familiaux et des stéréotypes culturels. Plus les histoires sont opaques, plus elles présentent des « creux » et des « vides », plus elles se montrent susceptibles d’une remise en scène individuelle et ouvrent un espace à l’imagination. Celle‑ci effectue son travail à l’aide des matériaux du présent autant que du passé, l’essentiel étant de garantir l’homogénéité du récit familial. Le principe de construction mémorielle est ainsi celui du « montage », intégrant au récit privé les documents icônisés par la culture ambiante à la manière de « passe‑partout ».
37Quel que soit l’intérêt de ce modèle théorique, l’apport des ouvrages de H. Welzer est plus empirique qu’épistémologique : il tient surtout dans la documentation qu’il livre au lecteur avec la précision et les précautions nécessaires, lui rappelant ici qu’elle n’est pas statistiquement représentative. Les auteurs rappellent qu’il s’agit d’une « étude qualitative » menée sur un nombre limité de familles. C’est néanmoins bien une thèse qui entend s’affirmer ici. Lors de sa réédition en 2002, ce livre fut doté d’une postface qui confirmait les résultats de l’enquête par un sondage récent : 49% des citoyens allemands estimaient alors que leurs parents et grands‑parents avaient eu une vision négative du régime nazi, et 6% une vision positive (pour les plus diplômés le rapport était de 56% contre 4% ) ; seuls 3% estimaient que les membres de leur famille avaient été « anti-juifs », et 1% qu’ils avaient pu participer directement à ces crimes ; pour 65% d’entre eux en revanche, leurs parents avaient beaucoup souffert pendant la guerre, et pour 63% ceux‑ci avaient éprouvé un « sentiment de communauté » sous le Troisième Reich ; 14% des plus jeunes estimaient que leurs grands‑parents avaient « résisté », et 4% qu’ils avaient été des nazis convaincus. Chiffres que les auteurs commentent ainsi pour conclure :
L’information sur les crimes nazis et la Shoah a pour effet paradoxal de transformer ses propres parents ou grands-parents en adversaires du régime, en personnes ayant apporté leur secours à des Juifs, voire en résistants explicites […]. En Allemagne fédérale, la culture mémorielle officielle et le souvenir privé divergent au plus haut point. Quels que soient les responsables de l’Holocauste, quels qu’aient été les criminels de la guerre d’extermination, du système du travail forcé et des camps, une chose semble claire aux yeux de toutes les citoyennes et de tous les citoyens allemands : « Grand‑Père n’était pas un nazi ! » (p. 289‑290)
38Les deux livres ont en commun, outre d’avoir été conçus et dirigés par H. Welzer et d’obéir au principe de sa psychologie sociale, de faire réfléchir sur la fragilité des frontières du réel et de l’irréel dès qu’il est question de violence extrême, et sur le rapport relatif et flottant que les consciences subjectives ont avec la réalité des faits, non seulement au moment où ils ont lieu, mais aussi avec la vérité historique établie. L’un et l’autre montrent le pouvoir qu’a la fiction non seulement de se faire passer pour la réalité, mais de produire un réel, ici désastreux (les crimes de guerre et crimes contre l’humanité comme pendant la guerre) ou dommageable (le déni actif). Ce qui frappe le lecteur est la capacité qu’ont les acteurs de la violence extrême, puis leurs héritiers, à se maintenir dans une forme d’irréalité au long cours, qui semblestructurelle et inévitable, inhérente aux actes commis en temps de guerre, puis aux modalités de leur reconnaissance.
39Cette irréalité est due aux clivages qui sous‑tendent, d’une part la réalisation de ce type de violence dans un cadre militaire, disjoint de celui qui persiste dans la société civile même nazifiée, d’autre part la société civile qui, à l’ère démocratique, se penche longtemps après sur ces faits et sur le régime qui les a produits. Ces deux livres nous disent que l’essentiel de ces clivages se joue, non dans les contenus idéologiques partagés, mais dans le déplacement des cadres de référence culturels. Ce qu’ils ont d’inquiétant, sinon de révoltant, c’est qu’ils concluent de manière presque militante sur l’irréductible discontinuité des « mondes ».
40C’est alors l’idée de « monde » qui mériterait d’être théorisée. Ces deux livres nous parlent de la société allemande passée et présente, mais pas seulement : à travers elle, c’est des sociétés humaines modernes qu’il est clairement question, car la méthode de cette psychologie sociale est résolument comparatiste. « Grand-Père n’était pas un nazi » travaille en contrepoint la mémoire des faits en Allemagne fédérale et en RDA, avant et après la chute du Mur. Soldats évoque la perception qu’avaient les soldats allemands de leur propre armée au regard des armées italienne et japonaise, ainsi que des armées des Alliés. Les pages les plus frappantes sont celles où les soldats de la Wehrmacht évoquent ceux de l’Armée rouge, sortes de doubles inquiétants pour leur fanatisme et leur dureté au combat, avec un mélange d’admiration (pour leur bravoure inouïe) et de haine ou mépris violent (pour leur « bestialité »).
41Mais la comparaison se joue aussi sur un plan analytique, et plus audacieusement, d’une époque à une autre, de manière alors conjecturale : la perception des soldats de la Wehrmacht est fréquemment comparée à celle d’acteurs de guerres plus récentes — Vietnam, Irak et Afghanistan. Le livre s’achève sur l’analyse d’une conversation saisissante de pilotes américains ciblant des civils pendant la guerre en Irak, rendue publique par Wikileaks, qui montre qu’un discours abstrait sur la « cible », « l’insurgé » et le « terroriste », surdéterminant les actes du pilote, lui fait bombarder des civils avec le sentiment du travail bien fait et dans la bonne humeur, selon la règle de la fiction productrice de réalité. Ces analogies relatives à la perception des combattants, litigieuses mais solidement argumentées, sont parmi les plus intéressantes du livre.
Histoire, anthropologie, littérature
42La collaboration de l’historien et du sociologue dans Soldats doit être replacéedans un contexteépistémologique plus large. Depuis le début des années 90 surtout, l’anthropologie historique et la psychologie sociale ont pris le relais de l’historiographie du nazisme en s’inscrivant dans une autre perspective : celle, menée depuis les années 80 aux États-Unis, en France et en Allemagne, sur la « culture de guerre » (voir les travaux de Victor Davis Hanson sur la culture de guerre en Occident, ceux de Kurt Thewelheit sur l’imaginaire de la virilité dans les corps francs, qu’utilise Jonathan Littell dans Le Sec et l’humide), ou sur « l’expérience de guerre » (voir ceux sur la Grande Guerre de Jean‑Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, et en Allemagne de Gerd Krumeisch et Gerard Hirschfeld). L’émergence de la « violence guerrière » comme objet d’étude est indissociable de l’activité comparatiste. En 2002 paraissaient, de manière significative, en France et en Allemagne, deux ouvrages d’anthropologie historique comparée qui portaient sur les deux guerres mondiales11. Et en 2008 St. Audoin-Rouzeau publiait Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xix-xxie siècle, Éd. du Seuil), où il justifiait la posture « empathique » du chercheur en matière de guerre, nécessaire selon lui à la « compréhension » de la violence : il fallait selon lui dépasser non seulement la naïveté de Norbert Elias en matière de processus civilisateur, mais les « dénégations » de Chr. Browning et celles de Jacques Sémelin en matière d’empathie (Purifier et détruire). Cette anthropologie entend pénétrer en effet les mentalités des combattants, la nature de l’expérience quotidienne, et analyser les cadres sociaux de sa transmission et de son interprétation. Avec ces concepts de « culture » et d’« expérience de guerre », le corpus des sources s’est élargi, intégrant toutes les manifestations du corps, de l’intellect et des sentiments : objets, images, discours, productions artistiques, le but étant de saisir le monde des affects, les phénomènes d’accoutumance et les symptômes traumatiques à travers les sensations d’effroi, de dégoût ou de jouissance.
43Le passage est délicat de cette anthropologie de la guerre à celle du génocide, qui, elle, n’est que balbutiante. En 2004 Christian Ingrao parlait d’une « anthropologie du massacre » à propos de l’étude des conduites des Einsatzgruppen12, avant d’évoquer, dans son livre sur la « Brigade Dirlewanger13 », « l’expérience individuelle et collective de la violence » vécue dans une « guerre d’anéantissement » qualifiée de « cynégétique », du fait de la transe collective née de la « rage destructrice » des soldats14. Dans l’étude du nazisme se rencontrent forcément l’historiographie des pratiques guerrières et la Täterforschung centrée sur les comportements des tueurs. La complexité de l’objet et l’extension infinie des archives ont obligé les chercheurs à reprendre la tâche à partir de leur prédécesseur ou d’un premier ouvrage, reprenant le sujet à partir d’une nouvelle perspective : c’est ce qu’avait fait déjà Raul Hilberg en écrivant Exécuteurs, victimes, témoins, après la Destruction des Juifs d’Europe ; c’est ce qu’a fait Chr. Browning en écrivant Politique nazie, travailleurs juifs, bourreaux allemands (2000), après Des hommes ordinaires, qui a fait figure de modèle. Les monographies d’unités spéciales semblent reprendre un vieux genre de l’histoire militaire à des fins différentes, pour « comprendre » la participation d’hommes « ordinaires » aux crimes de masse. Dans son étude sur le 101e bataillon de police en Pologne, Chr. Browning s’appuyait sur les travaux de psychologie sociale de Stanley Milgram et de l’École de Francfort, qui avaient étudié le rôle des mécanismes de soumission à l’autorité et des dynamiques de groupe en situation de guerre.
44Avec les travaux de H. Welzer et de son équipe, une autre psychologie sociale s’est élaborée au cours des années 80‑90, impulsant de nouvelles pratiques comparatistes et faisant école. En janvier 2009, une quarantaine de chercheurs allemands et britanniques se sont rassemblés à Berlin trois jours durant pour parler de « Perpetrator Research in a Global Context /Täterforschung im globalen Kontext15 ». Les organisateurs avaient fait de cette rencontre scientifique un petit événement politique : le forum, organisé par la Bundeszentrale für politische Bildung (Agence fédérale pour l’Éducation civique) de Bonn et le Kulturwissenschaftschliches Institut d’Essen, en collaboration avec le Centre d’études sur l’Holocauste de la Royal Holloway University of London, avait été ouvert par le Ministre de l’intérieur allemand, Wolfgang Schäuble. Des chercheurs d’Essen, Munich, Hambourg, Londres, Nottingham, Exeter, étaient venus discuter méthodologie à partir d’études de cas et d’approches comparatives, mais aussi de transmission pédagogique et d’éducation civique.
45L’argumentaire, placé sous l’autorité de Germaine Tillon, citée sur « la tragique facilité » avec laquelle des hommes ordinaires peuvent devenir des assassins en série, dressait un bilan et des perspectives : la recherche sur les exécuteurs avait atteint un tournant, il fallait désormais renoncer à modéliser des types homogènes d’exécuteurs, car ceux‑ci se différenciaient selon les groupes, milieux sociaux et horizons intellectuels, trajets de carrière et motivations plus ou moins carriéristes ou idéologiques. C’est donc un nouveau travail de précision qu’il fallait poursuivre. Après l’opération de distinction entre concepteurs, organisateurs et exécuteurs, c’est ainsi le monde des « exécuteurs » qui se fractionne et se différencie à l’extrême.
46À lire ces livres pourtant, on constate que tout ce travail de précision reconduit un certain nombre d’apories. Avec la figure oxymorique du bourreau ordinaire, ou de « l’homme ordinaire » accomplissant des actes extraordinaires, qui se redessine toujours, on se demande si le discours savant ne contribue pas au mythe culturel, en le passant comme ici au crible de sa rationalisation psycho-sociale. Après que l’historien a exploré et réaffirmé l’énigme du passage à l’acte (Chr. Browning), le sociologue fait de l’exécuteur non seulement le chiffre de l’événement, mais sa clé. Il cherche l’explication du crime de masse dans ceux qui l’ont individuellement et collectivement exécuté. L’argumentaire du colloque berlinois de 2009 le disait clairement :
La reconstruction du cadre de référence dans lequel le meurtre a pris place livre une clé qui permet d’expliquer le comportement de l’exécuteur dans le contexte d’autres génocides et crimes de masse, et il débarrasse la violence de son élément exotique.
47Reconstruire le cadre, c’est normaliser la violence, la comprendre comme un phénomène humain, donc assimilable. D’autre part, et c’est là un deuxième degré de l’assimilation, cette clé permet de rendre l’événement « utile » en termes d’éducation civique. Je traduis ici le propos de base du colloque de 2009 :
De manière générale, le crime de masse présente des aspects historiques et récurrents (a) et il est fait de processus descriptibles (b). Les processus génocidaires développent une dynamique interne. Au cours du génocide des choses deviennent possibles qui ne l’auraient pas été lorsqu’il a commencé. Cela signifie que la violence n’est pas seulement destructive : elle crée finalement une structure nouvelle qui n’existait pas avant que la violence ne commence. Il faut comprendre par là que la violence est créatrice de structures, et décrire ceux qui la commettent comme des individus pensants, pour être capable d’observer le développement des processus génocidaires, et si possible les empêcher avant qu’ils n’atteignent leur terme mortel.
48Cet argumentaire puisait directement dans le livre de H. Welzer, Les Exécuteurs. Des hommes normaux aux meurtriers de masse (2007), où il s’interrogeait sur la figure du « meurtrier de masse » à partir de l’histoire nazie. Dans un court chapitre intitulé « Comment et pourquoi on anéantit des ennemis », il évoquait le Rwanda et la Yougoslavie après avoir traité de la guerre américaine au Vietnam. Or ce livre, dont l’ambition était de produire une sociologie ou anthropologie culturelle du meurtre de masse, aboutissait à des conclusions répétitives. L’énigme y semblait résolue, mais cette résolution n’était pas totalement convaincante : là encore le schéma d’une violence qui « commence », distinguée d’une violence « ultime », ne convient pas au crime de masse, dès lors que celui‑ci a été politiquement préparé par une entreprise méthodique de désensibilisation des consciences en amont : seule celle‑ci rend possible la réalisation d’une décision d’extermination, relayée en masse par les exécuteurs. Mais c’est alors du concept même de « violence », trop imprécis et ample, qu’il faudrait se dégager. La logique génocidaire ne relève plus de la « violence », même si sa réalisation passe par elle.
49Ce discours qui dit livrer une « clé » cognitive, et en préconise une utilisation citoyenne, tombe lui aussi dans le mythe : il raconte un récit d’origine — celui du devenir criminel — et un destin — celui d’une société qui, consciente de la nocivité de tels cadres, serait à même d’arrêter la violence. On est là sinon dans le vœu pieux, et loin de l’ironie pessimiste de Raul Hilberg, qui avait créé le schisme avec sa mise en scène des « exécuteurs » nazis, placée par lui sous le signe d’« Amaleq », à contre‑temps de la tradition juive qui interdisait de représenter le Malin. Le récit élaboré par la psychologie sociale de H. Welzer et de son école a bien une vertu explicative. Il permet de réduire l’inassimilable à des données à la fois compréhensibles et inquiétantes : celles selon lesquelles chacun peut devenir facilement un assassin en série dès lors qu’il intériorise la culture dans laquelle il baigne, qu’il se fie à une autorité reconnue ou s’abandonne à la pression du groupe. Autorité ou pression toujours plus fortes que ne sauraient l’être ses inhibitions morales et sa capacité de solidarité et de compassion : ces sentiment humains montrent alors leur fragilité, alors que l’idée d’une communauté humaine ne peut se fonder que sur eux.
50On sait combien notre temps se soucie de cette figure du « bourreau ordinaire », d’une manière redondante et prévisible, quoique polémique et contrastée. Le « bourreau » semble être devenu comme le chiffre de l’événement dans son caractère monstrueux, mais aussi dans la possibilité de lui redonner un visage humain — puisque c’est de cela qu’il s’agit.Après les controverses relatives au succès des Bienveillantes de Jonathan Littel, qui mettait en scène un SS fictif devenu « témoin » de l’extermination des Juifs, et la parution du livre de Charlotte Lacoste, Séductions du bourreau, qui cristallisait l’essentiel des griefs formulés à ce sujet, cette manière contrastée s’illustre dans le domaine cinématographique à travers la sortie du Hannah Arendt de Margarethe von Trotta, dévotement fidèle à la thèse de la « banalité du mal16 », suivie de peu par le documentaire de Claude Lanzmann, Le Dernier des injustes, qui en contredit radicalement la thèse par la voix de Benjamin Murmelstein : celui‑ci, avant d’être le dernier « Judenälteste » du Conseil juif de Theresienstadt, avait été le collaborateur juif d’Adolf Eichmann à l’Office d’émigration juive de Vienne, et l’avait approché de près. Au cours des entretiens réalisés avec lui par Lanzmann en 1975 — qui forment la partie passionnante du film —, le témoin corrosif qu’est Murmelstein révèle certains faits relatifs à la corruption et à la perversité d’Eichmann, qu’il qualifie de « démon ». Tout cela promet quelques disputes encore.
51Parallèlement à ces débats presque compulsifs, les chercheurs continuent d’explorer le champ relatif aux « exécuteurs » nazis et aux soldats de la Wehrmacht, partie intégrante désormais de la « culture de l’Holocauste », système composite où le droit, l’historiographie et la littérature sont immédiatement entrés en coalescence, et en conflit, et auquel travaillent à présent l’ensemble des sciences humaines. Tous ces savoirs et discours se rencontrent, se recoupent, se stimulent. Dans ce jeu la littérature a le rôle du mime et du bouffon, c’est‑à‑dire de l’homme à la fois libre et enchaîné au souverain — au savoir. Et ce jeu lui a fait parachever la construction d’un véritable mythe culturel. Le « bourreau » est lui‑même déjà un mythe, qui relève d’une culture d’héritiers plus que de témoins et d’acteurs : il faut voir ce que dit à ce sujet Piotr Rawicz17, dont l’iconoclasme tranche avec la stéréotypie du paysage mémoriel contemporain lié à la victime ; d’autres, comme Imre Kertész, ont joué de ce mythe en mimant la conscience du criminel de guerre mué en esthète réalisant la prophétie sacrée de l’heautontimoroumenos baudelairien (« Moi, le bourreau », fragment par quoi Kertész avait tenté son entrée en littérature dans les années 60, et qu’il a joint vingt ans plus tard au roman Le Refus).
52On peut discuter du bien-fondé de ce « moi, le bourreau », c’est‑à‑dire du franchissement fictionnel de la limite que constitue la conscience opaque du « bourreau ». Mais quels que soient ses mises en procès il existe : à tort ou à raison la fiction se donne de facto tous les droits que se donnera toujours l’imagination littéraire — quitte à rater son objet, qui confine ici au néant de pensée, impropre sans doute à l’écriture poétique, qui le contredit de facto. Ce franchissement hérite d’une transgression que les historiens ont réalisée les premiers : celle qui consiste à faire des acteurs du crime non seulement un objet d’étude, mais des sujets pensants, ce qui suppose d’en faire d’une manière ou d’une autre des témoins — au moins d’eux‑même. Quoiqu’en disent ou pensent les plus hostiles ou allergiques à ce type de littérature, les romans de Robert Merle et de Jonathan Littell n’ont fait que travailler à leurs propres fins un schisme mémoriel accompli par les historiens. Du reste l’extrême discordance des jugements des historiens sur le livre de Littell est à cet égard très parlante, comme l’admiration que celui‑ci voue à Hilberg.
53Pourtant, le travail des chercheurs est bien de nature à prendre des distances avec cette figure mythique de « bourreau », faisant apparaître dans sa complexité son substrat réel, fait d’une multitude de réalités différentes, qui vont du chef charismatique au petit exécuteur des en passant par le « criminel de bureau ». Mais ces catégories même sont trop grossières par rapport à la palette de comportements, de fonctions et de situations, qu’ont fait apparaître les travaux des chercheurs, dès lors que ceux-ci se penchent sur les paroles des acteurs, ou sur leurs écrits. Au premier chapitre de son livre Les Exécuteurs, intitulé « Meurtre de masse et morale », H. Welzer citait déjà Willy Peter Reese, le jeune soldat de la Wehrmacht auteur d’une « Confession de la grande guerre », qui racontait les massacres de civils, incendies de villages, pillages et viols, fusillades de prisonniers de guerre auxquels il avait pris part, tout en disant ça et là, dans des notes laconiques, le sentiment de culpabilité qu’il en éprouvait. Ainsi à propos d’un village dévasté par son unité en septembre 1943 : « Je suis brisé et écrasé par cette culpabilité ». Citant ses poèmes, H. Welzer écrivait ces lignes :
Qui était ce jeune homme ? Un tartufe, qui se scandalise d’un régime dont il part faire la guerre à outrance ? Un cynique, auquel un fâcheux mélange d’intellectualisme, de mal du siècle et d’alcool rend délicieuses les tortures infligées à une prisonnière nue ? Un jeune homme tenaillé par l’angoisse de la mort et qui massacre et pille pour survivre ? Un bel esprit, pour qui la brutalité extrême et le mépris de l’humanité prennent des couleurs expressionnistes ? Un résistant, qui malgré de vrais risques ose dire et écrire ce qu’il pensait de tous les événements , petits et grands ? La victime d’une escalade de la violence dont il n’aurait été que le jouet ? Le membre consentant d’une société qui jugeait normale dans sa large majorité la conquête de l’espace à l’est au prix de l’extermination, la réduction en esclavage ou la déportation de ces régions ? […] Willy Peter Reese était tout cela à la fois. Encore cette réponse ne suffit‑elle sans doute pas à le décrire entièrement.
54Lisant ce livre de H. Welzer, ce passage m’avait frappée davantage que tout le reste. Et sortant à peine de la lecture de Soldats, je sais déjà que j’en retiendrai ces fragments de Willy Peter Reese. Dans un texte consacré à la voix de fausset du narrateur cabotin des Bienveillantes18, j’ai évoqué l’étrange analogie entre cet inquiétant témoignage de Reese et le récit du « tartufe » inventé par Jonathan Littell. La lecture parallèle de ces deux textes, sans effacer la frontière entre le réel et la fiction, devait me semblait‑il faire considérer les choses de manière plus nuancée, et saisir un point peut‑être que faisait comprendre, malgré tout, le roman de Littell, et qui semble bien difficile à accepter : l’empathie peut fort bien s’exercer, sans pour autant produire d’acte de résistance moral. C’est ce que montre le récit de Reese, comme le montrent aussi les récits rwandais d’Une saison de machettes. Bien des conversations de Soldats font elles aussi repenser aux forfanteries et tourments de Max Aue — par exemple au chapitre « Sexe », où Reese est d’ailleurs à nouveau cité :
« […] nous devenions mélancoliques, partagions nos chagrins d’amour et notre mal du pays, recommencions à rire et à boire, nous poussions des cris de joie, faisions les fous sur les rails, dansions sur les voitures et tirions dans la nuit, laissions une prisonnière russe se livrer à des danses nues et lui frottions les seins avec de la graisse à bottes, nous la soûlions autant que nous étions soûls. » (p. 263)
55Le cas particulier du jeune Willy Peter Reese n’entamait pas la thèse des Exécuteurs, qu’on peut résumer en quelques points :
56il n’y a pas de « personnalité de meurtrier »
57il faut renoncer aux préjugés qui nous font concevoir les choses de façon binaire, bien / mal, et même nazi / antinazi, comme à toute univocité dans ce domaine.
58il y avait bien en revanche une culture nazie : la référence des acteurs à la culture allemande (Beethoven, Goethe ou Keller…) n’était pas une « enjolivure cynique », mais un souci ou plaisir authentique, de même que les savants eugénistes avaient de vraies compétences.
59Dans ce livre, Welzer expliquait tout déjà par le cadre de référence mental et symbolique des exécuteurs : une fois le processus politique en marche, ce cadre partagé faisait que ceux-ci pouvaient accorder leurs meurtres avec la vision qu’ils avaient d’eux-mêmes sans surmonter d’obstacles moraux majeurs. La diffusion de modèles légitimés devenait condition de possibilité d’une violence effective.
60H. Welzer proposait en outre de renverser la perspective ordinaire en envisageant la stigmatisation, le déclassement absolu et l’exclusion comme des opérations « positives » au sens de productrices de valeurs et de normes, déclenchant, pour l’individu non-juif et le collectif social allemand, une puissante dynamique d’intégration et de cohésion. Parmi ces gratifications, le sentiment d’appartenir à la « communauté du peuple » comme membre éternel à qui tout est permis, rendait effective une dynamique d’exclusion qui existait déjà, avant l’arrivée du nazisme, à l’état de potentialité. Sa radicalisation nazie était inévitable, selon Welzer, une telle dynamique conduisant naturellement à l’extermination. Il était donc inévitable, d’après lui, que la disposition naturelle à tuer se manifestât comme elle le fit à la faveur de l’escalade de la violence qui caractérisa le processus de destruction des Juifs d’Europe.
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61Harald Welzer a dédié Les Exécuteurs à Raul Hilberg, et lui a confié une de ses épigraphes : « J’ai toujours été conscient que les exécuteurs, les victimes et les spectateurs étaient des êtres pensants » (p. 21). Dans ses démonstrations, H. Welzer a repris ce propos à propos des exécuteurs, mais sans jamais préciser ce qu’il fallait entendre par « être pensant ». C’est sur ce pointque vient buter l’édifice de la psychologie sociale. S’il y a un travail de précision à fournir désormais, c’est peut‑être sur ce qui sépare le passage à l’acte de l’acte de pensée.
62Ici, le legs de Hannah Arendt peut nous redevenir précieux : dans ce qu’elle dit de la pensée et du réel, de l’esprit et de l’action, et non dans ses jugements à l’emporte-pièce sur la banalité d’Eichmann ou l’infamie des Conseils juifs. Les rares passages du film de Margarethe von Trotta à n’être pas atteints de kitsch sont d’ailleurs ceux où l’image, enfin muette, tente de montrer Arendt en train de penser : couchée sur son lit, la cigarette à la main, arrêtée dans sa course malgré les commandes de son journal, et la rumeur d’un monde empoisonné par l’histoire.