Fragments de guerre, vies fragmentées
1Dans le cadre du 60e anniversaire du Débarquement en 2004, l'IMEC, Institut Mémoires de l'édition contemporaine désormais domiciliée à l'Abbaye d'Ardenne, présentait l'été dernier une exposition, Archives des années noires, dont le catalogue est un ouvrage à part entière, l'occasion d'une véritable plongée dans le monde des écrivains, des éditeurs, et plus marginalement, des artistes de cette période confuse. Le plan général du catalogue suit un ordre chronologique. Il débute par la première page de l'hebdomadaire Marianne, du 28 juin 1939, où un montage hallucinant fait se côtoyer l'ensemble des dirigeants politiques de l'époque s'ébattant joyeusement dans l'eau (« S'ils pouvaient être réunis ainsi… Quelles belles vacances nous aurions ») pour se clore sur la une de Libé-Soir du 18 juin 1945 : un portrait de de Gaulle, qui est aussi — peut-être eût-il été judicieux de le marquer plus nettement — une manière pour les concepteurs de l'exposition de proposer leur interprétation de la Résistance ou de l'immédiat après-guerre. Mais il s'agit aussi d'une véritable plongée dans la variété des documents présentés, pour la plupart issus des fonds extrêmement riches de l'IMEC, souvent inédits. Ils conduisent le lecteur dans de multiples directions, historiques, intellectuelles ou affectives. De la pénurie du papier pendant la guerre qui oblige Jacques Audiberti à écrire sur du papier peint, à la photographie d'un professeur de Sorbonne aux lunettes rondes, à la moustache fournie, au sourire paisible (Marc Bloch, torturé puis fusillé en juin 1944 pour son appartenance aux Mouvements unis de Résistance), du manuscrit d'un des poèmes les plus poignants de l'époque, "Liberté" d'Eluard, tout d'abord intitulé "Une seule pensée", aux couvertures de Guignol's Band de Céline et du Cheval blanc d'Elsa Triolet, publié par un Robert Denoël majoritairement collaborationniste et accessoirement opportuniste, de la fausse carte d'identité du résistant Robert Lapoujade, devenu Lucien Reynaud, à la question de Robert Antelme lors son retour de déportation, griffonnant sur un morceau de papier destiné à sa mère, "Où est Minette ?" (sa sœur, dont il ignore qu'elle est morte pendant son retour des camps), ces pièces suscitent chez le lecteur les sentiments les plus divers.
2Sentiment de désorientation tout d'abord, qui pourra peut-être en exaspérer certains, mais qui restitue en réalité, avec une force inouïe, la violence, les incertitudes et le trouble qui règnent à l'époque. L'impact des documents, anodins ou terribles, joue ici un rôle majeur, parce qu'il confronte le lecteur/spectateur à la réalité dans son ensemble, y compris celle concernant des individus que la mémoire collective n'a pas forcément inscrit dans ses colonnes. Sentiment de menace aussi, car la première apparence d'un vaste chantier de papier laisse progressivement place aux contours bien dessinés d'un bâtiment ô combien solide, celui d'une bureaucratie omniprésente, qui contrôle tous les aspects de la vie. La très belle préface de Jérôme Prieur rend compte de ce paradoxe qui n'en est pas un, tant la dictature s'alimente du renseignement : "que voyons-nous émerger ? Du papier d'abord, des papiers d'identité, des cartes professionnelles, des livrets militaires, des passeports, des laissez-passer, des sauf-conduits, des autorisations de circuler, des cartes de rationnement, des tickets d'alimentation : tout semble avoir été contingenté, réglé, organisé. L'apocalypse s'approche, c'est la déroute mais tenir, à défaut de résister, c'est administrer la catastrophe. […] Tout un pays est mis en carte." (p. 5). Cette explosion maniaco-politique du renseignement ne renvoie pas seulement à un monde de mots : jamais autant qu'à cette époque les personnages de papier n'ont eu une telle réalité, jamais l'écrit n'a eu un tel impact sur la vie des hommes et des femmes. S'il manque un document officiel, si le nom ne sonne pas juste, si une pile de livres est découverte, c'en est fini. Mais sans ces papiers, ces noms qui se masquent, ces piles de livres ou de poèmes, c'en était fini aussi… Archives des années noires montre, pour ceux qui l'auraient oublié, que le symbolique, à toute époque, est la trame même du réel, que l'écriture est faite de sang et de chair, que la vie et la mort découlent de la politique, et celle-ci des mots prononcés et des silences habiles.
3L'archive de la seconde guerre mondiale nous parle donc, aussi, de notre époque, et de ses débats sans contradicteurs. Elle parle surtout, et c'est là qu'elle se fait bouleversante, des années noires en les conjuguant au présent. Certes, l'archive est jaunie, datée, pieusement dépliée : elle sent le passé. Mais un coup d'œil sur elle suffit pour rendre l'histoire concrète, quotidienne : présente. Henri Calet le sent à la Libération, certaines archives sont plus précieuses, plus précaires, plus terribles que d'autres : il se rend à la prison de Fresnes, photographie ses murs, ses gamelles, quelques pages de livres, où les prisonniers déportés et pour la plupart jamais revenus ont inscrit, à tous les sens du terme, leurs derniers sentiments ou leurs dernières pensées, parfois juste un prénom (Les Murs de Fresnes, republié par les éditions Viviane Hamy en 1993). Olivier Corpet et Claire Paulhan le précisent avec force : l'archive, surtout si elle est privée, donc moins accessible que l'archive publique, n'est pas seulement un document permettant à l'historien d'opérer son travail de recherche et d'interprétation. Elle est aussi ce qui permet de rendre le passé complexe, en lui conférant une "dimension personnelle, existentielle" absente du récit d'histoire. L'archive, parce qu'elle est un vestige, commotionne, et porte dans sa texture le témoignage des conflits et des interrogations d'un passé qui fut en son temps un présent indécis et incertain. Cette "présence" fait de l'archive "un support essentiel de mémoire", d'une "mémoire individualisée, unique" (p. 11). L'objet, la chose n'est pas cet en-soi tant commenté par les existentialistes de l'après-guerre : c'est au contraire une trace et une empreinte, un morceau ou un moment d'humain. En ce sens, la présentation de l'ouvrage le suggère, il s'agit là aussi d'un travail sur ce que c'est que l'Histoire (avec une grande hâche, disait Perec) et d'une autre manière de présenter le passé.
4On pourra d'autant plus regretter le parti pris parfois confidentiel du catalogue, sans doute par impératif pratique éditorial, peut-être parce qu'il ne se veut pas ouvrage d'histoire. Certaines allusions… restent des allusions, et présupposent chez le lecteur une connaissance qu'il n'a pas toujours : il serait dommage que seuls des intellectuels opèrent ce retour dans une histoire qui nous prouve, à tout les moments, la nécessité de l'engagement et de la vigilance. L'itinéraire trouble et hallucinant de Maurice Sachs, juif converti au catholicisme puis au collaborationnisme via des dénonciations à répétition, n'est mentionné qu'allusivement; celui de Jacques Audiberti (que fait-il exactement à la NRF de Drieu la Rochelle, p. 124 ?) ou de Maurice Halbwachs, dont on peine à saisir, dans le catalogue, le rapport entre l'assassinat de ses beaux-parents (il n'est pas précisé que Victor Basch était président de la Ligue des droits de l'homme) et les tergiversations qui eurent lieu à son propos lors de son élection au Collège de France (il n'y siégera jamais, puisqu'il mourra en déportation), laissent parfois perplexes. Les fragments de vie, pas toujours mis en perspective, obligent donc le lecteur à des conjectures. Sur un autre plan, l'idée était excellente de reproduire le texte inédit d'Alain Robbe-Grillet, "Comment vient l'enthousiasme" : mais de le transcrire en eût sans doute été une aussi bonne. Inversement, l'extrait passionnant des anti-mémoires inédits de René Tavernier (qui tenteront, espérons-le, un éditeur…), aurait gagné à être illustré par un fac-similé. Enfin, certains documents, qui auraient nécessité un gros-plan ou un agrandissement, sont parfois difficilement lisibles ou visibles.
5Mais le parti pris de livrer, peu ou prou, les documents de façon brute, avec des notes explicatives succinctes qui ne polluent pas l'impact du document et l'incorporation du savoir, a aussi ses raisons. Les ellipses obligent le lecteur à rouvrir d'autres livres, à chercher d'autres témoignages ou sa loupe, à vouloir, peut-être, consulter les archives d'où sont tirés les documents. Il vit paradoxalement un temps suspendu, alors même qu'il se confronte à une époque d'urgence. Il passe ainsi de la liste Berhard énumérant les ouvrages interdits (établie par les Allemands) à la liste Otto, bien plus complète, et établie par les éditeurs français en septembre 1940. Ceux-ci sont en effet "désireux de contribuer à la création d'une atmosphère plus saine" en supprimant de la vente des "livres qui, par leur esprit mensonger et tendancieux ont systématiquement empoisonné l'opinion publique française; sont visées en particulier les publications de réfugiés politiques ou d'écrivains juifs qui, trahissant l'hospitalité que la France leur avait accordée, ont sans scrupule poussé à une guerre, dont ils espéraient tirer profit pour leurs buts égoïstes. Les autorités allemandes ont enregistré avec satisfaction l'initiative des éditeurs français (…)" (p. 36). Nul doute que le lecteur l'enregistrera lui aussi... et qu'il n'en rétablira que mieux dans son contexte celle de l'office professionnel du livre, qui en janvier 1945, établit une autre liste : Hitler, Pétain, Céline et Drieu la Rochelle y remplacent Stefan Zweig, H.-G. Wells, Sigmund Freud, Paul Claudel ou Léon Blum…
6Avec l'exposition et le catalogue de l'IMEC se trouve ainsi contrée la crainte justifiée de Léon Werth, citée par Jérôme Prieur, qui se demandait, en 1943, au cœur de la tourmente : "Qui donc, après la guerre, songera à recueillir les plus belles perles de la propagande Goebbels et de la propagande de Vichy ? Tout sera oublié, versé aux poubelles de l'histoire" (Déposition, Paris, Grasset, 1946). En ce sens, Archives des années noires est bien une méta-archive, à parcourir et à conserver.