Le biographique & ses légendes
1Le volume d’études, réunies par Nathalie Lavialle et Jean-Benoît Puech, reprend les travaux d’un colloque qui s’était tenu, sous le même titre, à Orléans en 1997. Le parcours proposé va de la Renaissance jusqu’à Céline et Althusser : c’est dire que le sujet est volontairement traité en diachronie, et que la fabrication du personnage de l’écrivain par lui-même, par ses tiers ne date pas du Romantisme.
2L’objet de ce livre (car c’en est un vraiment) est indiqué par son titre : il s’agit d’analyser « l’auteur comme œuvre ». Ce n’est donc pas le retour à « l’homme et l’œuvre », une revenance improbable de Sainte-Beuve. L’idée programmatique de ce volume est qu’il y va de la production d’une instance, d’une fonction à la fois sociale et esthétique qui donne autorité, qui « auctorise » (comme l’écrit Jean-Benoît Puech page 11, dans sa passionnante présentation) l’écrivain à être le promoteur de son œuvre, ou même (variante plus romantique) à penser sa vie toute entière comme œuvre d’art.
3Les différents travaux réunis s’inscrivent donc, comme le rappelle justement la présentation, dans la vogue du biographique — qui a mis fin à l’interdit structuraliste des années 60-70. Jean-Benoît Puech en articule précieusement les caractérisques. « Ces activités ne concernent pas la personne et sa vie réelle, mais le personnage et sa vie représentée » (p. 10). À ce titre le biographique ainsi entendu est bien celui que prônait Barthes avec les « biographèmes », qu’envisageait Gérard Genette dans son étude sur Stendhal, que suscite une collection comme « L’un et l’autre » dans son croisement entre biographie et fiction. Filant la métaphore du personnage, Jean-Benoît Puech propose de répertorier ainsi toutes les activités significatives de ce domaine d’étude relativement neuf. On pourra choisir le « dialogue » si l’on privilégie les entretiens, les conversations rapportées. S’attacher au « costume » (la robe de chambre de Diderot, l’habit d’Arménien de Rousseau), aux « décors » (les maisons, les paysages où l’on ira pieusement visiter en pélerinage) ou aux « accessoires » (la canne de Balzac, tous les fétiches qui peuplent les musées d’écrivains). L’ensemble des ses données seraient la biographie, mais conçue comme « drame », un drame qui a besoin d’agents extérieurs, de passeurs plus ou moins volontaires, plus ou moins manipulés par l’auteur.
4C’est en ce sens que J.‑B. Puech suggère que l’auteur peut devenir « souffleur » (p. 11) et dicter son texte à des intermédiaires plus ou moins complaisants. Eckermann endosse l’habit mais Catherine Pozzi rechigne au rôle que lui attribuerait facilement Valéry, comme le rappelle justement Françoise Simonet dans sa contribution « Paul Valéry secret (article que l’on complètera avec le remarquable livre de Benoît Peeters : Paul Valéry ; une vie d’écrivain ?, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 1989). L’auteur devient, d’une certaine façon, metteur en scène de sa propre image, et les études qui suivent en montrent les multiples facettes.
5Avant d’en faire un rapide parcours, il faut noter que cette « gestion » n’est pas si récente et que Ronsard en offre un exemple intéressant dès le xvie siècle. Il faut noter aussi que, même lorsqu’il semble se détourner de cette posture affichée, même lorsque l’écrivain refuse de poser pour la photographie dans sa bibliothèque, il ne participe pas moins d’une autre représentation de l’écrivain (un « anti-écrivain » note J.‑B. Puech, p. 12), d’une autre idéologie, plus directement active au xxe siècle, qui fait du refus d’incarner « l’homme de lettres » une autre façon de lier l’œuvre à son auteur. La négation de l’image couve une dénagation qu’il faut analyser.
6C’est ce que montre très bien Philippe Roussin à propos de Céline (« Céline ou la dénégation du statut d’homme de lettres ») : Céline, avant la guerre, prolétarise sa biographie officielle, fait le médecin, affiche avec cynisme qu’il écrit pour l’argent. L’auteur de Voyage au bout de la nuit ne doit pas être confondu avec les « hommes de lettres » de la NRF. Cette image, qu’il promeut lui-même, donne l’orientation de lecture de son roman: elle est en rapport de congruence. Ph. Roussin souligne que Céline change, pourtant, radicalement d’attitude après la guerre et que, dans son système de défense, il devient alors capital de n’être qu’un écrivain, qui ne cherche qu’à faire danser la langue, et surtout pas un idéologue collaborateur. On voit sur ce dernier exemple qu’appréhender l’auteur comme œuvre, c’est se situer au cœur de l’interprétation idéologique de la littérature.
7« L’auteur comme œuvre » n’est ainsi pas un retour à la biographie façon Lagarde et Michard. La cause n’est pas forcément unilatérale : l’œuvre produit l’auteur comme son effet aussi. Le vœu de J.‑B. Puech n’est pas de personnaliser le texte : il continue, lui aussi, de rêver à l’impersonnalité de l’Œuvre. De façon plus intéressante et plus provocante aussi, c’est la présence biographique qui devient une « pseudo-présence » (p. 12) qui entre dans l’espace littéraire. La Vie de l’auteur se fait texte des tiers qui la constituent, trame de voix et d’icônes au point que Puech peut conclure sa présentation par la formule suivante :
Sa vie est devenue l’un des tomes de ses œuvres complètes, ou mieux encore : l’une des versions de son œuvre. (p. 12)
8On aura peut-être reconnu dans cette affirmation l’auteur de Benjamin Jordane, l’éditeur de L’Apprentissage du roman (Champ Vallon, 1993).
9L’architecture du volume est chronologique. Jean Lecointre, dans « Le pélerinage aux sources : de la fontaine de Vaucluse à la fontaine Bellerie », étudie, de façon érudite et documentée, autour des figures de Pétrarque et de Ronsard ce qu’il nomme lui-même la « structuration de l’espace biographique à la Renaissance ». Il ouvre là des pistes très riches. Nathalie Lavialle s’intéresse, elle, plus précisément à Ronsard et montre comment, de son vivant comme après sa mort, l’œuvre et la personne de Ronsard sont produites par les fidèles, les disciples, les épigones du poète.
10Les trois études suivantes traitent du xviie siècle. Dans « À l’ombre des peupliers, le tombeau de Jean-Jacques ou la naissance d’un mythe », Pierre Naudin revient sur l’extraordinaire mouvement de piété et de pèlerinage qui s’est constitué juste après la mort de Rousseau. Roucher ou Le Tourneur fournissent de fascinants exemples de cette dévotion immédiate et Pierre Naudin remarque subtilement qu’ils comblent ainsi le fantasme rousseauiste tel qu’il se donne à lire dans Les Rêveries lorsque Jean-Jacques imagine qu’il se rend invisible grâce à l’anneau de Gygès. Ignoré mais dispensant la paix, invisible mais bienfaisant, le fantôme de Rousseau, idéalisé après sa mort, accomplit le vœu impossible de l’écrivain solitaire. Geneviève Haroche-Bouzinac s’intéresse à la figure contradictoire que donne de lui Voltaire. Dans sa Correspondance, elle repère le motif obsessionnelle du « moi chétif » que l’écrivain met sans arrêt en avant, parlant de sa fragilité, évoquant sa mauvaise santé. Elle met en tension cette image de soi avec le projet de statue, commencée du vivant de Voltaire et montre comment se métamorphose celui qui devient un « monument à la liberté de penser » (p. 47). Jean-Claude Bonnet, dans « Les vies brèves de Diderot », revient sur l’incertitude diderotienne de ce qui serait son essence : mobilité, changement, impossibilité du portrait défont toute représentation arrêtée — dont le souci reste pourtant central pour un auteur obsédé par sa propre marginalité littéraire.
11C’est à José-Luis Diaz qu’il revient d’effectuer le saut du Romantisme, dans un article qui rappelle les nombreux travaux qu’il a consacrés à cette question (voir sa thèse : « L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique en France (1770-1850) »). Il souligne dans « Le poète comme roman » comment l’individuation romantique donne à l’écrivain un statut de personnage de fiction, « dont la vraie œuvre est sa propre vie » (p. 55). Si le poète romantique doit faire de son existence une œuvre d’art, le pendant paradoxal de cette attitude nouvelle serait peut-être, c’est ce que suggère la fin de l’article, de produire en retour des figures fictives d’auteurs "supposés" à l’intérieur même des romans.
12L’étude de Jean Nivet « Pélerinages littéraires, promenades esthétiques » est un beau parcours des raisons qui poussent écrivains et lecteurs depuis le xixe siècle à aller sur les lieux hantés par les auteurs. Invention du tourisme littéraire, exploitation régionale de cette mode aujourd’hui (on a ainsi nommé un morceau de Touraine « le pays de Racan »), récits de pèlerinage donnent à cet article une saveur particulière. L’anecdote de Gautier visitant incognito à Tarbes les lieux héroïsés d’une jeunesse qu’il y avait à peine passée en est un des meilleurs passages. Mais Jean Nivet rappelle aussi l’utile distinction, proposée par Olivier Nora dans Les Lieux de mémoire à propos de la visite au grand écrivain : d’un côté le fétichiste qui sacralise la moindre brosse à dent; de l’autre, le voyeur qui se réjouit devant la même brosse à dent qu’un écrivain aussi doive se laver les dents. C’est finalement Proust qui lui fournit la vérité de ce mouvement (si souvent décevant) qui nous porte à aller sur les lieux décrits, dans les maisons habitées : il en va d’un « devoir de mémoire » (p. 87). Ce que le touriste fait, sans le savoir vraiment, est du même ordre que l’artiste : il cherche dans l’éphémère à immortaliser le singulier. Cette maison banale mais où tel auteur a vécu s’est ainsi métamorphosée, contre l’oubli du temps, en objet de beauté, de création.
13J’ai déjà évoqué les deux études qui suivent, celle de Françoise Simonet sur Valéry et Pozzi, et celle de Philippe Rousin sur Céline. C’est Éric Marty qui conclut le trajet avec une contribution (que l’on retrouve en partie dans son livre récent) sur Louis Althusser. É. Marty y montre comment le philosophe s’invente une sorte de témoin extérieur, de tiers (celui de sa folie, celui du non-lieu juridique) pour pouvoir produire cette étrange autobiographie qu’est L’Avenir dure longtemps. La limite entre biographique et autobiographie se fait alors ténue et c’est sans doute l’une des perspectives de ce livre. L’invention de soi, de sa vie, de soi comme auteur de soi reste toujours dans un rapport problématique à la preuve, à l’attestation de vérité. Où est l’original, où est la reproduction ? Qui produit qui ? Un peu de ce vertige passe dans ce livre, vertige heureux, borgesien. Ce serait celui que procure la conversation ininterrompue dans les rayonnages d’une bibliothèque entre Rimbaud tel que je l’ai connu, Rilke vivant, Vie de Mallarmé et Vie de Samuel Johnson (du moins est-ce ainsi que j’entends l’invitation que nous donne la belle couverture, avec les jaquettes de tous ces livres mises les unes à côté des autres, comme autant de rencontres à la fois des auteurs et des œuvres).