Écrits de guerre & guerre à l’écriture
1Résumer le livre d’Anne Mounic, poète, essayiste et universitaire, est à la fois aisé et malaisé. Aisé, car la thèse ambitieuse et forte s’énonce clairement, chapitre après chapitre, et convainc sans coup férir : avec les poètes et écrivains de la Première, puis de la Seconde Guerre mondiale, s’affirme un enjeu majeur, d’ordre éthique, qui tient au refus manifesté par les Isaac Rosenberg, Wilfrid Owen, Siegfried Sassoon, Robert Graves, Henri Barbusse, Blaise Cendrars, Edmund Blunden et autres David Jones, etc., de céder, ne serait‑ce qu’un pouce, à l’ivresse du sacrifice, au culte de la puissance virile, à l’idéologie de la guerre, d’un mot. Au grand théâtre de la mort, et à sa valorisation esthétique, les poètes et écrivains en question n’avaient que leur voix singulière à opposer, soit une réponse existentielle « puisée au silence énigmatique de l’instant, à son chaos » (p. 342). Une voix à même de dramatiser l’existence, rapportée à « une puissance d’être » elle‑même singulière, car elle‑même proche, à l’occasion, d’une forme de passivité apparente mal perçue en des temps d’affrontements. Une voix, des voix, pas forcément en mesure de renouveler l’expression poétique — A. Mounic, pourtant poète elle-même, et prolifique par dessus le marché, ne croit pas en l’innovation en matière poétique —, mais de nature à plaider pour une autre conception de la modernité en poésie. Là se tient du reste la dimension la plus polémique d’un ouvrage qui n’en oublie pas de faire la guerre contre tout ce qui relève, à plus ou moins juste titre, et pour le dire rapidement, de la sacralisation de l’écriture, ou de la forme, ce monde clos dans lequel A. Mounic n’est pas loin de voir une reprise de l’antique « rêve de pierre » accordé aux autres fixités mortifères de l’Idéal.
2Malaisé, car le Monde terrible où naître contient en son sein la matière d’au moins trois livres, censés en renforcer l’unité profonde, laquelle se situerait du côté, justement, de l’agon, de l’affrontement. Un premier livre poursuit, littéralement, le combat précédemment engagé par A. Mounic, dans son Jacob ou l’être du possible (Caractères, 2009) où l’épisode biblique de Jacob luttant contre un inconnu en qui il finit par reconnaître Dieu (Genèse 32, 25‑31) lui servait à mettre en place, dans le prolongement des thèses du poète et penseur Claude Vigée, leur vision commune d’un sujet poétique s’opposant à l’extériorité de l’objet, qu’il soit concept, Idéal, ou objet esthétique. Le second ouvrage entreprend de retracer l’évolution de la littérature de guerre, de l’Iliade d’Homère jusqu’à l’expérience du gouffre rapportée par Benjamin Fondane dans Le Mal des fantômes, dans une perspective qui est celle de l’histoire littéraire la plus classique, et débouchant sur des confirmations ou des redécouvertes tout à fait étonnantes — on songe aux belles pages qu’elle consacre à Charles Hamilton Sorley (1895‑1915) ou à Lynette Roberts (1909‑1995). Un troisième livre, enfin, anticipe sur l’essai à venir : centré cette fois sur ce que Imre Kertesz nomme l’« esprit du récit » — notion elle‑même empruntée à Thomas Mann —, il ouvre la voie à l’ouvrage éponyme qu’A. Mounic a publié en 2013, consacré à la façon dont la voix singulière, grâce au conte et à ses figures, donne chair aux métamorphoses de la liberté, pour le dire aussi succinctement que possible.
3De là vient que la matière de ce livre‑gigogne, procédant par emboîtements et/ou agrégats successifs, est d’abord considérable, la somme de travail qui a permis à A. Mounic de traiter toute cette information en un temps record dépassant l’entendement. Dans le même temps, cependant, on ne pourra s’empêcher de la trouver excessivement foisonnante, voire inutilement surabondante, à l’image des sept citations, dont une d’une pleine page (!), placées en ouverture du livre. Si bien qu’il arrive qu’on perde de vue le fil du propos, dès lors qu’il s’ouvre trop généreusement à des auteurs et à des œuvres extérieurs au motif initial de la guerre (c’est le cas des deux chapitres consacrés au Roi Lear de Shakespeare et à l’œuvre poétique de G. M. Hopkins). Autre risque : publié dans la « Bibliothèque de Littérature générale et comparée », chez Honoré Champion, le livre se laisse aller, en plus d’une occasion, à trop généraliser, à trop comparer, semblant perdre en tranchant ce qu’il gagne en extension. Du coup, il s’affadit, alors qu’il se voulait radical de bout en bout, en plus d’être polémique, on l’a dit. Il est d’ailleurs ironique de songer qu’à une notion près, celle de transgression, étrangère au lexique mounicien, la thèse défendue dans Monde terrible où naître rejoint dans ses conclusions le point de vue tranché d’un Philippe Sollers, pourtant situé aux antipodes de son univers, ne serait‑ce que par sa sacralisation bien française de l’écriture, mais par ailleurs ardemment convaincu, comme A. Mounic, qu’au commencement sont l’exception, la singularité, l’exceptionnalité de l’artiste, qui bondit hors du « rang des meurtriers », pour le dire avec Kafka (cf. Théorie des exceptions, Gallimard, 1985).
4De fait, n’est‑ce pas le propre de tout écrivain que de revendiquer l’équivalent d’une « chambre à soi », soit une « voix singulière face à l’histoire » ? Existe‑t‑il un auteur sans cette chambre, sans cette voix ? Cette ligne de l’élan créateur, ligne de vie davantage que ligne de force, A. Mounic s’emploie à la suivre à la trace chez des artistes qui, bout à bout, constituent une troupe un brin hétérogène, dans laquelle, à l’arrivée, il ne manque pas grand monde. C’est même cette absence relative de discrimination qui en viendrait à lasser le lecteur, s’il n’y avait, têtue autant que passionnée, cette foi sans faille accordée à une parole « singulière » entre tous, celle du poète. À plus d’un titre, elle finit par forcer le respect. Mais voyons et entendons cela de plus près.
Écriture de guerre
5Le vrai commencement de ce livre, il faut aller le chercher au chapitre 9, « Le poème, d’une guerre à l’autre », le plus long du livre, puisqu’il compte une bonne centaine de pages. On y trouve la première mention des War Poets, des « poètes de guerre » : de même qu’ils étaient censés servir de chair à canon pour leurs états‑majors respectifs, ils fournissent la matière première de l’ouvrage d’A. Mounic : c’est leur voix singulière qu’elle se propose d’étudier, face à l’histoire et sa grande hache. C’est bien parce que la notion de « poètes de guerre » ne veut pas dire grand‑chose en France, malgré l’existence de quelques anthologies, que l’universitaire, angliciste de formation, s’était donné comme objectif, il y a de cela plusieurs années, d’étudier l’importance du phénomène outre Manche, et plus généralement, dans le monde anglo‑américain. On se souvient que W. B. Yeats avait écarté de l’anthologie de poésie d’Oxford, en 1936, les poètes de guerre, au motif que « la souffrance passive ne peut pas être un thème pour la poésie », et que c’est le tragique qui donne sa beauté et sa justification esthétique à la douleur. Mounic prend le contre‑pied intégral de Yeats, et ouvre grandes les portes de son étude aux War Poets. Dans le chapitre intitulé « Le poème, d’une guerre à l’autre », ils sont plus d’une vingtaine à défiler, impliqués à des titres divers dans les deux conflits mondiaux : Charles Péguy, Blaise Cendrars, Erich Maria Remarque, Ernst Jünger, mais encore Dorgelès, Barbusse, sans oublier Apollinaire, Reverdy, Benjamin Péret, Georg Trakl, etc. Le vertige menace, tant les noms et les œuvres se bousculent. Un peu moins d’exhaustivité n’aurait pas nui au propos, et pourtant A. Mounic est la première à regretter qu’elle n’ait pas trouvé de place pour Keith Douglas ou Edward Thomas, toujours bien traités dans les anthologies de langue anglaise.
6Reste que la thèse est d’importance, on l’a dit. A. Mounic, dans sa propre campagne d’Égypte, prend à revers le culte de la force, et la rhétorique martiale dans laquelle se drapent les bellicistes et autres marchands de mort (et de canons), pour lui opposer, assez triomphalement, le choix de la souffrance, issue des tranchées et dénuée d’ornements, ainsi que l’adhésion pleine et entière à une passivité, entendue, après Keats, comme negative capability, et élevée au rang de véritable source de l’élan créateur. Dans les poèmes d’Ivor Gurney, par exemple, il est démontré avec éclat que la parole joue à plein son rôle d’instance réparatrice, occupée à exprimer l’exigence d’une reconnaissance, d’ordre éthique, « de la personne humaine en son originelle nudité, pareille à un cri, donnant un visage à l’individualité anéantie par la souffrance et l’arrogance » (p. 351). Pour chacun des auteurs convoqués, la démarche est globalement la même, et la conclusion à peu près identique — les poètes de guerre ont retrouvé le singulier en contemplant le visage de la souffrance —, ce qui ne va pas sans entraîner des répétitions, des reprises ou bien encore des variations sur le même motif. On songe à Péguy, piétinant aux abords de la cathédrale de Chartres, preuve que le ressassement a parfois du bon, dès lors qu’il n’est pas stérile ou mécanique.
7À partir de ce chapitre, cœur battant de l’ouvrage, le livre se réorganise et les chapitres consacrés à Shakespeare, Hopkins, mais encore Katherine Mansfield (au nombre de deux), voire Imre Kertesz, finissent par retrouver, du fait de cette mise en perspective tardive, la pertinence que leur statut périphérique semblait initialement leur dénier. Quant au chapitre consacré à « L’impasse tragique chez T.S. Eliot », s’il étonne par la vigueur de son ton, et la véhémence des attaques portées contre l’un des plus grands poètes de langue anglaise, n’en déplaise à Geoffrey Hill, il s’explique, à défaut de se justifier. A. Mounic a la dent dure, tout particulièrement à l’endroit de la poétique éliotienne, accusée de reposer sur une vision de l’avenir involuté par le poids du tragique, le fardeau de la mémoire et du péché originel. Procureur implacable, elle lui reproche encore d’hésiter entre le collectif et l’individu, entre ce dernier et l’universel, ce qui a pour effet de saper la confiance en la « voix même », cette puissance fécondante dont parle Claude Vigée. Elle récuse son esthétique du collage, toute d’ornementation et de surface, et sa fascination pour le sacrifice, qu’elle met sur le compte d’une complicité sourde pour la destruction, que la Grande Guerre avait portée à son comble. À quoi elle oppose la volonté de faire pièce au désenchantement, par les vertus du Poème, la grâce d’une poétique se fondant, soutient‑elle avec Joë Bousquet qu’elle se plaît à citer longuement, sur cette déclaration : « On fait sa vie au lieu de la subir. Aimer la vie ». Reste que ce n’est pas forcément bien lire Eliot que de le représenter doutant « de la puissance réparatrice du sujet en dépit de l’imperfection du monde » (p. 190).
8A. Mounic a tendance à percevoir les auteurs dont elle parle par le filtre ou le prisme de ses auteurs fétiche, au premier rang desquels figurent Kierkegaard et Rilke. De même qu’il n’est pas aisé de se déprendre de l’emprise du « choix éthique », il n’est pas simple d’échapper au dialogue du poète avec l’ange. Il y a même lieu de croire que Rilke s’est glissé jusque dans le titre de l’ouvrage, pourtant emprunté à Robert Graves. Le vers « Outrageous company to be born in », extrait du poème « To Lucia at Birth », est en effet rendu par « Monde terrible où naître ». Traduction hardie, tirant vers un certain « Tout ange est terrible » de sublime mémoire, alors que l’original mettait plutôt l’accent sur la compagnie, la communauté scandaleuse ou indigne des humains, dans laquelle la fatalité (l’accident) veut qu’on naisse, en une évocation lestée d’échos shakespeariens et ovidiens, assez étrangers, tout de même, à cette assomption du terrible jusque sur la couverture de l’ouvrage.
Guerre à la modernité ?
9De ce livre touffu mais ardent, comme le buisson du même nom (et qui aurait gagné à être rabattu ou élagué), on retiendra un enjeu majeur — la redéfinition qu’il propose de la modernité en littérature. Une modernité revue et corrigée, qui ferait l’économie de la transgression, qui se détournerait de toute recherche formelle d’originalité esthétique, et qui briserait enfin avec l’exploration d’un solipsisme lyrique, pour privilégier tout au contraire le dialogue du Je et du Tu (repris à Martin Buber), procédant de ce qu’elle nomme la puissance d’être. De là le choix de la voix entendue au sens figuré, en tant que puissance intérieure qui s’oppose à l’extériorité de l’objet. Autant dire une modernité alternative, d’un autre type, à rebours des canons et des hiérarchies en usage. Une modernité « anti‑moderne », comme l’a proposé Antoine Compagnon, dans un livre devenu célèbre ? Son nom n’est pas cité, pas plus que les critères qui fondent son approche.
10On sent plutôt chez A. Mounic un prévention, enracinée de longue date, contre les tenants d’une critique esthétique, ou formelle, auxquels il manque de pouvoir comprendre où se situe l’essentiel, à ses yeux, à savoir la saisie, généralement anxieuse et éprouvante, de la terrible ambivalence de la condition humaine — ce que Claude Vigée appelle « danser vers l’abîme » (p. 459). Le débat n’est pas anodin et il faut être reconnaissant à A. Mounic de le poser. Est‑ce à dire qu’il n’y a qu’une manière de l’aborder, la sienne ? Est‑il vrai, comme elle le soutient sans trop s’embarrasser de nuances que le jugement de goût « préserve de l’engagement existentiel », et que les adeptes de la critique formaliste chercheraient à se soustraire ou à échapper à une conscience (du poème) qui fût « dépourvue de toute objectivation idéaliste » (p. 459) ?
11La vigueur du ton ne saurait tromper sur le degré de retentissement, voire de ressentiment, personnel. Quelque blessure secrète, et toujours pas cicatrisée, serait‑elle à l’origine de cette défiance absolue envers le formalisme ? De bout en bout cohérente avec elle‑même (parfois avec excès, du reste), A. Mounic affiche une fidélité sans faille à Kierkegaard, et à son stade éthique, seul à même de résorber ce qui est présenté ici comme « le dualisme du phénomène et de la chose‑en‑soi, qui dissocie le principe de vie de la subjectivité, impliquant simultanément la perte du monde et de soi dans la brisure de l’être » (p. 24). Avec une constance qui force le respect, elle persiste et signe, en revendiquant une éthique qui arrache l’individu à son anonymat au sein d’une société de masse, marquée par l’« horreur économique », le triomphe des « ressources humaines » et l’asservissement de l’humain aux diktats du marché. L’idéologie de la guerre continuée par d’autres moyens, croit‑on comprendre, par transposition. Elle n’a de cesse de penser le subjectif, et la subjectivité, à la lumière de l’intersubjectivité, de la réciprocité. L’individu ne prend véritablement chair que dans l’instant où s’articulent le Je et le Tu, dans la réciprocité de la voix singulière — c’est à l’aune de cet exigeant critère que s’évaluent les écrits qu’A. Mounic passe systématiquement en revue. Acid test, diraient les Anglais (A. Mounic enseigne la littérature anglaise, prioritairement), pour mieux signifier la nature décapante de l’exercice, qui n’est pas sans rappeler la « méthode infernale » de Blake, à base d’eau‑forte attaquant le cuivre de la plaque à graver. Seules trouvent grâce à ses yeux les œuvres qui, à l’art pour l’art, assimilé à l’art contre la vie, préfèrent l’art pour la vie. On ne peut que donner acte à A. Mounic de s’être dépensée sans compter, au service de ses convictions éthiques, actes poétiques et œuvres critiques à la clef. Mais est‑il éthiquement fair (juste) de dénigrer aussi sommairement les attachements d’ordre esthétique ? Le binarisme simpliste, voire manichéen, dérivé des deux stades, esthétique et éthique, empruntés au système philosophique de Kierkegaard, et qui servent à A. Mounic de compas à faire le point, est‑il la seule, ou bien encore la meilleure des réponses aux interrogations que soulève l’apparition de la modernité en littérature et dans les arts ? Sa dévalorisation de l’esthétique s’apparente à une pétition de principe. Qu’on en juge plutôt : « Une approche esthétique du poème demeure aveugle à ce qui nous paraît la clef de voûte de l’existence individuelle — la quête de l’Ouvert » (p. 360). La caution qu’apporte une nouvelle fois Rilke, auquel A. Mounic emprunte sa définition de l’Ouvert comme « au‑delà du tragique par dépassement du souci », de ses récriminations et de ses appréhensions, de sa plainte à l’égard du passé et de l’avenir, ne saurait à elle seule suffire.
12À cet égard, on soutiendra l’hypothèse que Monde terrible où naître ouvre un nouveau chapitre dans la longue querelle des Anciens et des Modernes. Sans le dire, mais on le devine entre chaque ligne qu’elle écrit, A. Mounic règle leur compte à ceux qui, dans les années cinquante et soixante, ont fait de la forme l’objet d’une vénération confinant à l’idolâtrie. Le rejet du formalisme, A. Mounic le vit comme la sortie d’Égypte, comme l’irruption de l’Ouvert dans le champ clos et stérilisant du (post)structuralisme, de la métapoésie ou de l’« excentricité », perçus comme autant de symptômes de la maladie infantile de la littérature. Que les enjeux du poème puissent n’être qu’exclusivement textuels et, à ce titre, privés du rapport vital au hors‑texte, sans voisinage immédiat au contexte et autre Umwelt, lui semble une hérésie, d’autant plus insoutenable qu’elle a été (trop) longtemps soutenue. Mais si le retour de balancier auquel on semble assister de nos jours, dans le domaine de la critique littéraire comme dans celui de la philosophie, paraît lui donner raison, qu’on n’aille surtout pas croire que Mounic a pour ambition de paraître à la page ou dans l’air du temps. Dans le concert de la critique actuelle, et parce qu’elle se veut autant étrangère aux modes venues des campus américains que foncièrement hostile à ce qui fonde la doxa universitaire française, sa « voix » est sans doute destinée — vouée ? — à demeurer « singulière ».
« Voix singulière » ou « parole singulière » ?
13Sans forcément reprendre les termes du débat tel que le présentait en son temps Laurent Jenny, l’auteur de La Parole singulière (1990), jamais mentionné dans le livre, on pourrait néanmoins s’étonner qu’A. Mounic évacue aussi rapidement la question de la langue dans son rapport aux textes poétiques. L’apprentissage de la liberté, de l’Ouvert, ne passe pas, chez l’essayiste qui est pourtant aussi une poète reconnue (avec plus d’une vingtaine de recueils à son actif), par les chemins explicites de la phrase, du vers, de la parole dans leur singulière puissance d’ébranlement et de déplacement. Comment cela se fait‑il ? Que le poème soit un moyen de faire vie, « décrivant un certain mode de fabrication des choses, de la vie, du cosmos », ainsi que l’affirme Christian Doumet (Poète, mœurs et confins, Champ Vallon, 2004), la cause paraît entendue. Mais pourquoi en écarter a priori l’investissement explicite dans la langue ?
14Est‑ce parce qu’A. Mounic privilégie la démarche du comparatiste, ramenant au moule d’une langue commune, en l’occurrence le français, l’irréductible différence des langues de poètes ? L’hypothèse ne tient pas si on considère que les morceaux choisis qu’elle commente figurent dans leur langue d’origine, en pleine page, suivis de leurs traductions. Traductions fidèles, précises, qui témoignent du savoir‑faire de l’universitaire, auteur de traductions de poètes aussi divers que Robert Graves, Stevie Smith, Vincent O’Sullivan, ou Michael Edwards. Serait‑ce plutôt qu’A. Mounic est décidément moins française qu’il n’y paraît ? Ses maîtres, en poésie comme en approche critique, ne sont ni les formalistes et rhétoriciens hexagonaux, qu’elle semble avoir reniés ou bannis une fois pour toutes de son lexique, alors même qu’elle connaît leur poids prépondérant à l’Université, ni les idéalistes, auxquels elle en veut énormément. Mais bien plutôt les grands common readers d’outre Manche que sont Woolf, Graves ou Lawrence. Certes, elle cite, et d’abondance, Maine de Biran, Teilhard de Chardin, Reverdy, Simone Weil, Michel Henry, et son propos, débordant d’emprunts aux penseurs spiritualistes (« visagistes » comme Lévinas ou bien encore « personnalistes » comme Mounier) n’est pas sans résonance dans le champ des lettres françaises qu’elle connaît sur le bout des doigts, mais la patrie intellectuelle et spirituelle dont elle se revendique n’est que très accessoirement française. Elle serait d’inspiration européenne, dépassant le cadre étroit des frontières nationales ; elle vise l’universel et la communauté des esprits. C’est ici que le chapitre, le deuxième du nom, qu’elle consacre à la poésie de G.M. Hopkins (chapitre 2) se révèle à la fois fondateur et symptomatique. S’y trouvent privilégiés, moins le travail sur le signifiant ou la syntaxe, que « l’intensité vocale du singulier », ce qui pourrait revenir au même, s’il n’y avait cette préférence systématiquement accordée à « la capacité intérieure de donner chair au temps dans la dialectique du devenir, l’esprit s’engendrant contre l’usure de la survie métabolique » (p. 73). Cela est réaffirmé comme un choix d’ordre éthique, alors que l’évidence du vers disloqué à même la page plaide d’abord pour la recatégorisation grammaticale, laquelle arrime le sens au surgissement abrupt du singulier, inexplicablement occulté dans la traduction proposée par Mounic : « it is the rehearsal / Of own, of abrupt self there so thrusts on, so throngs the ear » (« c’est la répétition / de l’inaliénable, de l’être sans apprêt qui là s’impose, qui comble l’oreille) — là où Pierre Leiris, moins conceptuel dans son approche, propose pour sa part : « mais la parade / du moi propre, du moi abrupt qui tant force et peuple l’oreille » (G.M. Hopkins, Poèmes accompagnés de proses et de dessins, Choix et traductions de Pierre Leyris, Seuil, 1957). À la langue, et il faut en prendre son parti, Mounic préfère à l’évidence l’œuvre, la Dichtung, entendue au sens le plus large du terme — et renoncer à l’œuvre, dès lors qu’œuvrer revient à se choisir, ce serait se renier, se passer de toute « demeure intérieure ».
15Du reste, c’est bien son cher Robert Graves, l’auteur de La Déesse blanche, qui permet à Mounic de situer son rapport toujours‑déjà existentiel au langage, terme préféré à celui de langue (sans doute en raison de ses connotations implicitement lacano‑derridiennes) :
Mercure, figure du poète s’opposant au soldat, se refuse à occire Méduse, parce qu’il veut apprendre d’elle le secret des lettres de l’alphabet. Il accède alors à la parole existentielle, conversion du cri d’effroi en langue du choix éthique, ou poétique. (p. 246)
16Cette façon de choisir la vie comme on choisit le langage, pour être gravesienne, n’est est pas moins commune à tous ceux qu’une certaine théorie rebute et indispose.
17Reste l’objection selon laquelle, objectivement — mais on comprend que l’objectivation n’a pas droit de cité dans l’univers poétique et critique d’A. Mounic —, les créateurs, artistes, poètes, écrivains, dès lors qu’ils se sortent du lot, se retrouveraient, tous autant qu’ils sont, à la fois adeptes et redevables de cette « voix singulière ». La multiplicité des auteurs mentionnés — certains le sont en passant, d’autres, de manière plus suivie — semble témoigner du fait que le programme est sinon universel du moins commun — « comme‑un », dirait Michel Deguy. Elle ne permet pas d’échapper à la question sous‑jacente à ce travail, question que Mounic, avec sa lucidité coutumière, pointe du reste spontanément : cible de tous les totalitarismes, le singulier peut‑il lui‑même être totalisé ?
18Ajoutons à cela le retour lancinant des mêmes références, et on n’échappera pas au sentiment que tout est dans tout et réciproquement. Chestov se retrouve cousin de Fondane, Vigée proche parent de Baudelaire (à moins que ce ne soit l’inverse), Robert Misrahi penche du côté de Spinoza, Wordsworth d’Ivor Gurney, Michel Henry de Camus, Kierkegaard de Keats — et Shakespeare, needless to say, les contient tous. Ce qui n’est sans doute pas faux, mais Anne Mounic ne court‑elle pas le risque de brouiller son message relatif à la singularité irréductible des uns et des autres ? Sans se démonter, elle répondrait que non, que sa méthode, comparatiste ou dialectique, comme on voudra, consiste à conduire cette « maïeutique du singulier » par la communion des voix multiples et de leurs résonances analogiques.
19C’est du reste dans les mêmes termes qu’elle conclut L’Esprit du récit ou la chair du devenir, son dernier ouvrage à ce jour, également publié aux éditions Honoré Champion (2013). Elle y enfonce le clou, accouchant à nouveau d’une semblable communauté de vues et de vies, où chaque « mouvement de lèvres » accouche du singulier en son unicité partagée, par identification commune à la vie et au devenir. Preuve, s’il en était encore besoin, que la « puissance d’être » si souvent invoquée dans ses propres écrits se doit de rimer, poésie oblige, avec persévérance dans son dire comme dans son être. Dont acte.