« La prière du matin de l’homme moderne ». L’imaginaire du journal au xixe siècle
1L’excellent ouvrage de Guillaume Pinson forme un nouveau jalon dans le développement passionnant de la recherche sur le journal1 telle que la portent depuis le début des années 2000 les dix-neuvièmistes en littérature, à la suite en particulier d’Alain Vaillant et de Marie‑Ève Thérenty, dont G. Pinson rappelle en introduction le rôle : corréler « l’invention de la littérature moderne » et « l’avènement de la culture médiatique » (p. 8) et faire « la démonstration que le journal était un espace littéraire de part en part » (p. 9). Leur ouvrage 1836 : l’an I de l’ère médiatique. Analyse littéraire et historique de La Presse de Girardin2 a constitué ainsi en 2001 un stimulant pour ce champ d’étude, où s’inscrit dix ans plus tard la synthèse La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle3. Ces recherches récentes sur les rapports entre littérature et journal étaient également au cœur du colloque Journalisme et littérature : problématiques de la longue durée et recherches en cours (Université libre de Bruxelles, 2011) dont les actes ont été publiés en 2012 dans la revue COnTEXTES sous le titre Le Littéraire en régime journalistique4: la question était cette fois étendue chronologiquement, mais aussi géographiquement, en esquissant une étude comparée du journalisme français et de son rival et modèle anglo-saxon dans leurs rapports à la littérature5.
2G. Pinson, qui a travaillé sur la chronique mondaine lors de sa thèse de doctorat6, est un acteur important de ce champ de recherche, où il travaille en particulier dans la perspective de la sociocritique des textes — L’Imaginaire médiatique s’inscrivant notamment sous le patronage de Marc Angenot, dont le livre 1889, un état du discours social7est régulièrement cité. Avec M.‑È. Thérenty, il dirige à l’heure actuelle la plateforme scientifique Médias 19 (http://www.medias19.org/) dont l’un des principaux objectifs est de mettre à disposition du chercheur des corpus jusque-là en partie négligés parce qu’inaccessibles. Ce souci du corpus, au‑delà de cette question pragmatique, touche un point nodal de la recherche sur la presse, qui englobe des problèmes à la fois méthodologiques et théoriques, en mettant en question les frontières de la littérature, telles qu’on les découpe sur le fond de la masse écrite, comme le souligne Guillaume Pinson :
Ces travaux sont au fondement de l’articulation d’une nouvelle histoire littéraire du xixe siècle, marquée par une réintégration de la littérature dans le vaste ensemble médiatique qu’on lui avait fait artificiellement quitter. (p. 9)
3Les enjeux du présent ouvrage sont certes autres : faire « l’histoire de l’imaginaire du journal » (p. 10) et s’inscrire de la sorte « dans le prolongement de ce que certains chercheurs ont élaboré autour du concept d’imaginaire social, à commencer par Marc Angenot » (p. 233). La question du corpus y est cependant essentielle, et s’articule à l’une des dimensions majeures de L’Imaginaire médiatique : mettre en évidence la relation au temps de l’objet journal au long de ce « premier siècle médiatique (1836-1914) » (p. 14).
Miroir, mon beau miroir
4À côté du matériau romanesque attendu pour mener une telle étude de l’imaginaire du journal au xixe siècle — et au premier chef Les Illusions perdues et Bel‑Ami, qui nourrissent largement notre propre représentation de la presse de l’époque — G. Pinson incorpore à son corpus littérature panoramique, bibliographies critiques, historiographie du journal et souvenirs de journalistes. Comme il le souligne dans La Littérature en régime journalistique, ce choix consiste à
faire des sources primaires, qui s’imposent à tout historien du journal, l’objet d’une attention critique qui interroge la représentativité, l’historicité et les effets de sens propres à ce corpus. Autrement dit, traiter moins ces sources pour leur valeur documentaire que pour ce qu’elles peuvent révéler d’un rapport sensible d’une époque au journal et aux journalistes8.
5G. Pinson rappelle régulièrement dans l’ouvrage que ces documents sont des représentations, à ne pas identifier sans autre examen à la réalité du journal au xixe siècle. Mais ce n’est pas une entreprise de démystification qu’il se propose, en traquant le journal réel sous le journal fantasmé, et le sous‑titre, Histoire et fiction du journal au xixe siècle, n’est pas à comprendre dans ce sens. Il s’agit bien là de proposer une histoire des représentations, de mettre au jour des récits, pluriels, aux temporalités complexes, donnant sens à cet objet, le journal, qui s’impose comme un emblème de la modernité. L’hypothèse qui porte la recherche de G. Pinson, au‑delà de cet ouvrage, est que le discours médiatique est fondamentalement réflexif, d’une part, et d’autre part que c’est dans cette réflexivité que se constitue la culture médiatique en tant que telle. La conclusion ouvre ainsi un nouveau chantier, présenté comme une « deuxième phase de l’enquête » (p. 235), portant sur le métadiscours produit par le journal lui‑même — ici écarté en raison de l’ampleur de ce corpus — deuxième phase qui serait elle‑même le prélude à une « histoire des sensibilités médiatiques » (p. 236).
La « délittérarisation » du journal
6Le corpus retenu pour le présent volume est déjà fort vaste, comme le démontrent les dix pages de bibliographie primaire (p. 243‑252). Guillaume Pinson, de manière fort intéressante, fait reposer sur sa composition générique le plan de son ouvrage. Les cinq chapitres qui forment le livre — « L’impossible panorama », « Le journalisme est un roman », « Le journal et le temps », « Temps présent », « Le journaliste est un héros » — reposent en effet à chaque fois sur un ou deux genres privilégiés, respectivement la littérature panoramique, le roman, les histoires de la presse et les souvenirs de journalistes, les manuels et bibliographies critiques, les romans populaires enfin, l’ouvrage proposant en guise d’« épilogue » (p. 216) une incursion dans le domaine de la bande dessinée avec le personnage de Tintin.
7Cette succession des genres correspond également à une périodisation nous conduisant de la Monarchie de Juillet, « période archaïque » (p. 23) de cette histoire de l’imaginaire médiatique, jusqu’au début du xxe siècle. L’auteur ne s’interdit cependant pas lorsque cela est pertinent d’avancer dans la chronologie, poursuivant dans le premier chapitre l’analyse des « tableaux » de la Monarchie de juillet par celle des biographies de journalistes et des inventaires de journaux qui fleurissent dans les années 1850, ou montrant dans le deuxième chapitre comment les romans de mœurs parisiennes, à la fin du siècle, placent au premier plan un élément accessoire du scénario du « devenir journaliste » qui se met en place durant la Monarchie de Juillet.
8Ces aperçus sur l’évolution des formes à l’intérieur des chapitres et d’un chapitre à l’autre rendent sensible la transformation de l’imaginaire du journal et du journaliste au fil du siècle, en donnant un aperçu clair de ses lignes de force, sans masquer la coexistence à une époque donnée d’images multiples du journal. Les deux chapitres consacrés au roman permettent par exemple de saisir l’autonomie et la légitimité conquises par la presse au regard de la littérature, à travers la représentation romanesque du personnage du journaliste : au scénario du « devenir-journaliste » que laisse lire Illusions perdues, mettant en scène l’échec d’un aspirant écrivain provincial, happé par la sphère du journalisme, se substitue l’héroïsation d’un reporter mis au centre d’un roman d’aventures ou d’un roman d’enquêtes. Comme y insiste G. Pinson, il ne s’agit pas là véritablement d’une métamorphose, puisque les deux scénarios « n’appartiennent pas à un champ commun » (p. 187) : le premier relève de la littérature consacrée et témoigne des difficiles relations de l’homme de lettres au journalisme, le deuxième émerge dans la littérature populaire et manifeste, sans en montrer la genèse, la valorisation d’un métier de journaliste délié de la figure de l’homme de lettres, par le biais, notamment, du développement du grand reportage — genre qui, d’ailleurs, sera au xxe siècle un nouveau pont entre le journalisme et la littérature — associant le journaliste à l’aventurier et à l’enquêteur. Et fait significatif, alors que l’écriture est l’enjeu principal des romans du « devenir-journaliste », ces reporters (Rouletabille, plus tard Tintin, pour en citer les exemples les plus célèbres) n’écrivent pas ou peu, alors même que le roman peut être envahi par l’écriture du journal, qui devient un élément essentiel de l’intrigue comme il l’est de la vie moderne.
9De même, la mise en parallèle de la représentation des journalistes dans la littérature panoramique de la Monarchie de Juillet (chapitre 1), qui se concentre sur la sociabilité des journalistes et propose des inventaires sans ordre des métiers du journal, fait contraste avec l’image de la machinerie du journal étudiée à travers les premiers manuels du journalisme publiés autour de 1900 (chapitre 4) où l’inventaire « des rôles et des fonctions » « prennent tout leur sens au sein d’entreprises journalistiques gérées de manière rationnelle et selon les principes de la division du travail » (p. 156). Il ne s’agit pas seulement là d’une professionnalisation accrue du journalisme au fil du siècle, ni d’une meilleure connaissance de celui-ci, mais bien d’un changement d’imaginaire, qui marque le mouvement de « délittérarisation » (p. 154) du journalisme au fil du siècle que rend avec évidence ce cliché de la « machine ». Le maintien, dans les souvenirs de journalistes parus à peu près à la même époque, de l’image d’un journalisme de café, fondé sur la camaraderie et la sociabilité (chapitre 3), souligne ce changement de régime de l’imaginaire journalistique, tout en faisant apparaître la coexistence de représentations distinctes du journal. L’intérêt du livre de G. Pinson est ainsi de ne pas se contenter de mettre au jour les sources d’époque d’une histoire connue du journalisme — racontant en somme la perte d’influence du journalisme littéraire à la française face au reportage anglo-saxon et à son souci des faits — mais de montrer cette histoire comme nourrie par des représentations d’époque, qui ne donnent pas accès de manière directe ni simple à la réalité du journalisme.
Le temps des médias
10Dans cet imaginaire médiatique, G. Pinson s’attache en particulier à un aspect qui est pour lui caractéristique de la période : la modification progressive du rapport au temps que porte le journal. Celui‑ci, en effet, et paradoxalement du fait de son aspect éphémère, permet de constituer une archive du temps présent. À partir de la deuxième moitié du siècle, le journal devient source de l’histoire et, corollairement, objet de l’histoire (p. 108), ce dont témoignent par exemple les bibliographies et ouvrages historiques d’Eugène Hatin dans les années 1840‑1860, auxquels G. Pinson accorde une place essentielle (voir p. 114‑115). Ce que L’Imaginaire médiatique permet de voir à l’œuvre est l’identification qui se crée peu à peu entre le passé proche et la représentation qu’en donnent les journaux, dont la compilation vaut de la sorte pour une ressaisie de l’événement (chapitre 3). Ainsi « [a]vec la Commune, la pensée politique et les événements les plus graves de la société française deviennent plus que jamais indissociables de la compréhension médiatique que l’on peut en avoir » (p. 112). Cette analyse est rapportée à la Une dans le chapitre suivant où, en quelques pages suggestives (p. 168‑183), G. Pinson étudie les balbutiements d’une saisie du journal comme matière à voir, « image du texte »9, à partir des fac-similés de Unes publiés à la fin du siècle dans les revues ou les bibliographies de journaux. Portrait du journal, la Une constitue en effet également le « témoin particulièrement éloquent d’un état de société » (p. 177) — ce qui est aujourd’hui une évidence qui légitime la republication de Unes en volume10, mais dont Guillaume Pinson livre ici les premiers exemples, comme la reproduction par Henri Avenal dans son Histoire de la presse française depuis 1789 jusqu’à nos jours (1900) de Unes de la presse révolutionnaire (p. 178 et ill. 6).
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11On le comprend, le livre de Guillaume Pinson est tout aussi intéressant par son architecture et sa démarche que par son contenu. En dégageant l’imaginaire du journal au xixe siècle, il propose dans le même temps une archéologie de notre représentation du journal et recomplexifie notre vision de la presse du xixe siècle. Sans invalider les images transmises en particulier par les romans de Balzac et de Maupassant, L’Imaginaire médiatique resitue cette écriture romanesque dans un ensemble éclectique de textes faisant du journal un objet de discours, relativisant de la sorte le poids de la fiction dans la construction des représentations. Le plan choisi, unissant de façon souple dans les cinq chapitres la périodisation du siècle considéré (1836-1914), les genres de discours et les relations nouvelles au temps suscitées par le journal, est une des grandes qualités du livre, par l’équilibre qu’il établit entre le dégagement de lignes de forces créant le sens et la prise en compte de la complexité inhérente à la saisie d’un imaginaire collectif à partir de sources forcément lacunaires, et aux relations complexes avec le réel. C’est d’ailleurs la frustration que crée le livre, de ne pas donner suffisamment d’aperçus sur les correspondances ou les écarts, les décalages entre cet imaginaire du journal et sa réalité, ce qui n’est certes pas le propos de G. Pinson, mais suscite par moments un sentiment de flottement chez le lecteur insuffisamment informé.
12Se présentant modestement comme une simple étape dans un ambitieux programme de recherche ayant pour horizon l’histoire des sensibilités médiatiques, L’Imaginaire médiatique joue aussi un rôle de stimulant pour la recherche. Il invite à reproduire sa démarche à propos d’autres médias pour saisir cet imaginaire médiatique devenu, comme le souligne G. Pinson, une part essentielle de notre représentation du monde11, en collectant en particulier ce métadiscours médiatique qui fait aussitôt du discours du média un objet de représentation, et dont l’auteur n’a de cesse de souligner l’abondance et la portée signifiante.