Aux sources de l’entreprise théâtrale moderne
1Dans cet ouvrage, tiré de sa thèse soutenue en 2004, Martial Poirson croise approche économique du fait littéraire et théâtral (production, diffusion, consommation) et interprétation dramaturgique et littéraire des pratiques et idées économiques véhiculées par les œuvres, afin de dégager leur « soubassement anthropologique commun », en laissant toutefois de côté « les enjeux théoriques d’une dramaturgie de l’argent » (p. 14). M. Poirson justifie son choix « indisciplinaire » par les divers apports de chaque science à la question qu’il aborde, de l’analyse quantitative et pratique des données recueillies par l’histoire économique et sociale, à la compréhension du système social d’Ancien Régime grâce à l’anthropologie culturelle (Weber et Elias), en passant par la philosophie de dépense « improductive » à l’œuvre dans « l’économie générale » des spectacles et des jeux (Bataille), l’autonomisation de la notion de valeur et de l’individu pointés par la sociologie de l’argent (Georg Simmel), ou les nouvelles « humanités scientifiques » (Bruno Latour) qui pensent les relations entre capitalisme, art, culture et interprétation. Une telle approche a pour ambition d’éviter les écueils des perspectives marxistes sur l’économie, en profitant du regain d’intérêt et des nouveaux courants qui pensent les relations entres économie et littérature, dont l’auteur est l’un des plus représentants les plus productifs dans le champ francophone.
2Soutenue par une bibliographie riche et bien documentée (p. 555-604), ainsi que par une série de tableaux analytiques ou synthétiques (p. 541-553), l’analyse porte sur un corpus large de quatre‑vingt quinze auteurs dramatiques du dernier tiers du xviie au dernier tiers du xviiie siècle, et tente de dégager un lien hypothétique entre le statut et la compétence économique propre à ces auteurs et la représentativité thématique de l’économie, mais aussi du statut d’auteur et d’artiste, dans les œuvres. Le principal mérite de cet ouvrage est la clarté de son argumentation, même si son contenu est critiquable parfois : l’emploi anachronique des termes (humanitarisme, dispositif dramaturgico-économique, etc.) dénonce une tendance à extraire les textes étudiés de leur contexte historique et surtout littéraire, en amont et en aval. Néanmoins, l’analyse de M. Poirson témoigne de l’influence en France des cultural studies et d’une nouvelle perspective critique sur les textes théâtraux, qui gagnerait à être exploitée davantage.
La « crise de croissance » de l’économie du spectacle
3Dans une première grande partie (p. 39‑148), M. Poirson campe le contexte de son analyse en décrivant la mutation qui s’opère à la fin du xviie siècle dans l’économie du spectacle, qui acquiert une dimension d’entreprise théâtrale, orientée vers la rentabilité et le profit dans un système concurrentiel en expansion, tout en demeurant cependant soumise aux instances politiques de régulation et de légitimation. Si la mutation ici pointée est clairement sensible — dans les archives comme dans les textes, où les références aux conditions de production et de réception du spectacle apparaissent —, le vocabulaire économique employé (« rationalisation des processus de production et de diffusion », « stratégies d’optimisation du rapport dépenses-recettes », « dynamique cumulative », etc., p. 41‑42 et sq) semble ici dangereusement anachronique et peut mener à des confusions sur le propos de l’auteur, alors que celui‑ci précise que ce type de procédés relèvent d’une stratégie commerciale précapitaliste.
4Les textes font état d’une dramatisation de l’économie croissante, avec l’apparition de plus en plus récurrente et directe de préoccupations d’ordre économique dans les paratextes (prologues, arguments, etc.), au cœur de l’intrigue ou bien au sein de scènes de genre, comme les scènes d’audition de comédiens, qui deviennent des moments incontournables de la représentation. Cette nouvelle thématisation témoigne de l’évolution économique des spectacles dès la fin du xviie siècle, secteur commercial de plus en plus attractif et dépensier pour satisfaire aux nouveaux goûts d’un public avide de merveilleux et de diversité, qui tend à une libéralisation de l’idéologie théâtrale, mais également à la précarisation des compagnies les plus faibles, situation que M. Poirson qualifie de « précapitaliste » (p. 59).
5Cette expansion nécessite l’invention d’une organisation du travail créatif, où la main‑d’œuvre salariée et stable est complétée par un réseau de métiers « sous-traitants » (p. 78) qui apportent leur savoir-faire de l’extérieur. À côté de la troupe fondée sur le modèle corporatif (comme l’Illustre-Théâtre de Molière), où les membres obtiennent des parts des recettes et une pension après l’arrêt de leurs activités, émergent des « compagnies d’artisanat indépendant », gérées par un « directeur de spectacles », d’abord en lien avec ce monde, mais qui s’en sépare au fil du temps, pour se concentrer sur la production de spectacles, jusqu’à déléguer le pouvoir décisionnel à une tierce personne dans de véritables fabriques de théâtre, gérées comme des manufactures, conséquence de la financiarisation croissante des spectacles au xviiie siècle et de la création de nouveaux personnels comme le dramaturge, ou les techniciens de la scène (régisseur, par exemple). Dès lors, les théâtres se livrent une « guerre économique » qui dépasse la simple concurrence : il s’agit de l’acquisition cruciale d’un marché du spectacle devenu bien de consommation courante. La politique interventionniste de l’État en matière de culture continue d’avoir court, même hors du domaine public, mais les entreprises privées réussissent à imposer une dynamique propre, et à développer des arrangements commerciaux et des groupements d’intérêt avec leurs concurrents directs. Ce travail minutieux de description des différentes stratégies mises en œuvre débouche sur un essai de périodisation de l’évolution en trois phases. De 1680 à 1715, le système concurrentiel se met en place non sans tensions ; il est confirmé de 1715 à 1748 par l’extension du principe de capitalisation, qui crée une rupture historique dans le domaine des arts et libère le théâtre de l’ancien monopole de la Cour en matière de jugement esthétique ; enfin, de 1748 à 1789, le marché des spectacles se libéralise devant la nécessité de rentabiliser les investissements énormes consentis, tout en accueillant encore avec beaucoup de réticence les métiers du spectacle dans le giron de la société.
6Récusant la distinction théâtre officiel/non officiel qui manque de pertinence pour cette période, M. Poirson propose une typologie qui distingue théâtre somptuaire, mercantile et non lucratif, typologie plus à même de penser la naissance de l’entreprise théâtrale et la manifestation de ses différents phénomènes (concurrence, recherche ce profit, financiarisation des spectacles, division du travail et spécialisation des tâches) dans les comédies métathéâtrales et autoréférentielles. Les théâtres somptuaires bénéficient d’un soutien public qui se systématise au xviiie siècle. Outil de prestige au service du prince, patrimoine national et service public censé garantir la cohésion sociale et la permanence de ses valeurs éthiques, ces institutions sont souvent victimes du surendettement (Comédie-Française, Académie Royale de musique) ou adoptent une gestion mixte (Comédie-Italienne) qui garantit une adaptabilité plus grande aux événements économiques et aux décisions politiques. Les théâtres mercantiles, en lien étroit avec le monde du commerce, se fondent quant à eux sur la recherche de profit pour assurer leur subsistance, et prônent volontiers une dramaturgie de la consommation où la marchandise est exhibée sans scrupule. Tel est le cas des théâtres de foires, dont l’évolution passionnante est ici racontée, du Moyen Âge aux dynasties foraines des Nicolet ou Audinot, jusqu’à la gestion par Jean Monnet de l’Opéra-Comique. Les théâtres non lucratifs regroupent les théâtres en marge de la commercialisation, mais qui répondent néanmoins d’une logique et de problématiques économiques. Ce « théâtre de société » se fonde sur des gratifications plus symboliques (prestige de l’hôte, éducation des enfants de la bourgeoisie, etc.) que marchandes, et réduisent la relation économique à trois acteurs : l’auteur appointé, le commanditaire et le public, qui à la fois produit et consomme le spectacle. M. Poirson propose de comparer ce système très particulier de commerce sans profit, qui participe du don désintéressé et du soutien à un métier d’auteur encore peu reconnu, à un « protectorat » (p. 126 et p. 131‑132), où l’échange entre commanditaire de la pièce et auteur est librement consenti et où les deux parties sont autant impliquées dans l’élaboration de l’œuvre. Les comédies dites « polémiques » (les « procès » ou les pièces à thématique médicale notamment) dramatisent cette concurrence commerciale, selon une stratégie métonymique (ou publicitaire, via la parade par exemple) ou métathéâtrale (ou allégorique) qui fait surgir sur scène un « discours d’économie du spectacle » (p. 142). Tentative de réponse à la crise que connaissent les spectacles, ces pièces posent la question de la légitimité de l’argent sur scène, et de la revendication d’un statut économique pour les gens de théâtre, discours qui démystifie les pratiques marchandes au cœur du processus spectaculaire.
Portrait de l’auteur dramatique en agent économique.
7La deuxième partie (p. 151‑277) explore l’émergence de l’auteur dramatique en tant qu’ « agent économique » dans la production du spectacle, du point de vue des enjeux sociohistoriques que cette professionnalisation de l’auteur implique, du point de vue sociologique de sa condition concrète et du point de vue dramatique de la structure de ses œuvres.
8Dépendant économiquement de la commande, réduit souvent à un état misérable, le statut d’auteur dramatique paraît de plus en plus inacceptable à la fin du xviie siècle. S’il développe un prestige sans précédent entre les années 1650 et 1680, qui autorise des attitudes revendicatives de la part des gens de l’art et de leurs héritiers, ce statut doit être relativisé par un manque d’autonomie vis-à-vis de l’État et de l’Église d’une part, d’un ethos aristocratique de pratique désintéressée de l’autre. Mais le xviiie siècle voit naître leur conversion idéologique et leur prise de conscience d’une vocation professionnelle, fait remarquable en littérature. Payé « au pourcentage des recettes », ou au « forfait », les auteurs dramatiques doivent trouver de nouveaux moyens de vivre de leur plume devant la baisse du clientélisme et du patronage, et se mobilisent autour de deux combats, celui de l’édition et des droits de représentation. Les textes nouveaux, facilement faussés et dont l’édition est verrouillée par les « permissions d’imprimer » et les privilèges, deviennent, au gré d’une législation nouvelle en 1777, un bien culturel que l’auteur peut céder à divers prestataires de services, éditeur, imprimeur, libraire, socle idéologique inédit sur lequel se fondent des revendications auctoriales sur la représentation elle‑même.
9Dans un deuxième chapitre, M. Poirson aborde la réalité économique concrète de ces auteurs, considérés ici comme des « opérateurs économiques », à l’aide d’une étude sociologique précise sur un vaste panel d’auteurs de plusieurs pièces ou d’une seule œuvre, et dont les résultats sont présentés dans des tableaux et graphiques en annexe du livre. Il apparaît que la majorité des auteurs vit dans une certaine précarité, malgré des origines majoritairement bourgeoises (métiers du commerce, professions libérales, fonctionnaires) et éduquées, très souvent dans des formations négociantes ou juridiques, qui débouchent sur des emplois très divers au cours d’une même carrière. On peut seulement regretter que ces résultats, qui autorisent M. Poirson à rapprocher formation et milieu social et culturel des dramaturges du propos économique ou judiciaire de leurs œuvres, ne soient pas mis en perspective au sein d’un contexte plus large de gens de lettres (romanciers, essayistes, etc.). Cet écueil est en partie comblé par l’étude des réseaux de sociabilité dans lesquels s’inscrivent ces auteurs. Les milieux artistiques font partie des « cercles » économistes dès la fin du xviie siècle, où alliances et stratégies commerciales se nouent dans une quadruple économie du spectacle : vénale ou symbolique d’une part, gratifiée ou rentière d’autre part, qui gère le succès des auteurs à plus ou moins long terme. M. Poirson propose donc une typologie nouvelle des auteurs dramatiques qui invalide la thèse de la marginalité croissante de l’artiste/dramaturge par rapport aux mondes de la politique et de la finance. Il observe une tendance à la professionnalisation du métier d’écrire, qui se détache ainsi du dilettantisme et acquiert un certains poids économique. Une galerie de portraits de dramaturges illustre les types du dilettante nanti, établi ou protégé, et du professionnel enrichi (par sa plume) ou précaire.
10Cette transformation de la typologie des dramaturges n’est pas sans écho dans les œuvres elles-mêmes, écho parfois déformé de la réalité, comme ce troisième chapitre le prouve. Les auteurs affirment davantage leurs revendications au sein même de leur œuvre, allant jusqu’à transformer en saynètes des genres comme la critique ou le prologue, tandis que leurs contemporains posent un regard volontiers polémique sur les métamorphoses de leur statut. Se plongeant encore une fois dans des archives oubliées dont il montre avec conviction tout l’intérêt pour le champ des économies de la littérature, paratextes, métatextes et « fictions dramatiques » (p. 257), M. Poirson montre que les désirs des dramaturges sont parfois contradictoires et difficiles à faire entendre, alors que la valeur de l’œuvre n’est pas clairement définie en termes de marchandise consommable et rentable. Au‑delà de l’insertion difficile d’un auteur, volontiers dénigré pour son indigence ou au contraire sa vénalité et son appât au gain, dans un nouveau marché culturel, cette partie montre l’émergence d’un public populaire comme potentiel allié de l’auteur dans sa quête de reconnaissance, et l’évolution de la figure du commanditaire, caricaturé dans certaines comédies en personnage riche, grossier et inculte.
11La production fictionnelle de l’Ancien Régime dénonce donc encore un « refoulement des questions économiques » (p. 276) fondé sur le refus de l’esprit négociant dans la pratique de l’écriture, et non plus sur le mépris aristocratique traditionnel. Pourtant, les auteurs forgent les outils indispensables à la reconnaissance de leur fonction vénale mais non dégradante dans un ordre social encore en construction : écrire pour de l’argent permet en effet d’écrire en toute indépendance, donc de « décrire » l’argent et ses mécanismes, en prise avec la philosophie « contractualiste » contradictoire qui se substitue alors à l’économie politique consensuelle où l’intérêt privé était seulement compris et toléré (p. 277). M. Poirson insiste sur les pistes de réflexion ouvertes par cette nouvelle perspective sur le croisement non déterministe entre enjeu économique et esthétique, mais reste cependant encore vague sur leur teneur et surtout la manière de les aborder.
Fonctions & structures dramaturgico-économiques : les « dramaturgies de l’argent »
12La troisième partie de l’ouvrage — la plus fournie — se consacre à l’exploration des enjeux esthétiques et idéologiques « majeurs » nécessairement à l’œuvre dans des comédies où l’argent est omniprésent, sur scène et structurellement, pour l’économie politique (p. 281). Trois fonctions dramaturgiques de l’économie sont ainsi suggérées : à travers les objets qui attribuent de la valeur ; les systèmes d’échange privés ou globaux entre personnages ; le genre poétique comme mode de « prédiction créatrice » (p. 282) comme l’est la théorie économique en formation, ce qui souligne la conformation des discours idéologiques et économiques, à l’heure où l’économie cherche à se dégager du joug politique.
13Plus que les comédies du xixe siècle pour lesquelles le terme a été employé (Corvin1, Ubersfeld…), les comédies de l’âge classique reposent en grand nombre sur une « dramaturgie de l’argent » qui montre ostensiblement sa matérialité sur la scène et structure l’intrigue, de telle sorte qu’il est possible d’en définir plusieurs schémas typiques. L’accroissement des moyens mis dans une production théâtrale, notamment l’amplification des accessoires et des décors, participe de cette démonstration de la richesse où paraître, être et avoir se confondent, et favorise l’émergence d’une conscience des nécessités d’une mise en scène. Objet scénique (appui pour le jeu), transactionnel (relations entre les personnages), dramaturgique (cristallisation de l’intérêt ou de l’émotion) ou scénographique (mise en scène de la richesse), sa présence est marquée et désignée avec une précision nouvelle, comparativement aux anciennes bourses et autres cassettes. Pourtant, M. Poirson rejette trop radicalement les textes de Molière de ses schémas d’analyse : s’il est vrai que l’argent demeure plus souvent caché qu’après le dernier tiers du xviie siècle, il tient déjà une place scénique importante dans L’Avare, où les déplacements de la cassette et son contenu (« dix mille écus bien comptés2 ») déterminent l’action et le dénouement (bien que le moteur principal de l’intrigue soit encore l’amour), et où d’autres signes de richesse (diamant, fruits exotiques) permettent aux personnages de prendre position dans l’échange, situation qui annonce bien des schémas ultérieurs analysés par M. Poirson. L’inflation des didascalies et leur teneur morale et symbolique dans la représentation-narration des différences sociales constituent un argument plus convaincant pour la périodisation proposée. Les espèces comportent une valeur d’échange solide sur laquelle s’appuient différents moments de l’intrigue (embrayeur, source de péripéties, facteur de résolution de crise), tandis que les formes abstraites de l’argent, nominales/scripturales et fiduciaires, notamment les contrats, nécessitent un débat et une authentification de leur valeur dans la fluctuation générale des choses qui accapare tout l’intérêt dramaturgique d’un grand nombre de comédies. Ainsi se met en place un « théâtre des affaires » (p. 316) qui interroge les pratiques juridiques et économiques contemporaines et crée une dramaturgie de la circulation du flux (des biens, des personnes, des conditions, des fortunes, du théâtre) où l’argent peut altérer la structure dramatique elle-même. L’exhibition de l’argent comme objet scénique et non plus simplement objet de discours est en effet caractéristique, comme le conclut Poirson, du théâtre de la fin de l’Ancien Régime. Par un processus mimétique, les pièces de théâtre deviennent également des objets économiques circulant, phénomène visible dans le système des personnages.
14Les personnages sont majoritairement caractérisés par leur rapport à l’argent à partir de la fin du xviie siècle, affirme M. Poirson, et leurs relations sont d’ordre d’abord économique (fils prodigue, père avare, généreux, bienfaisant, etc.), fondé sur l’échange, social, monétaire, sexuel, etc., nouveau paradigme dont le « drame bourgeois » est l’aboutissement. La comédie déploie ses formes (comédie de mœurs, théâtre pathétique) et renouvelle ses genres (satire, farce), à partir de types non plus psychosociaux comme dans la comédie de Molière, mais socioprofessionnels, qui mettent en évidence des rôles opérateurs (travailleur, négociant, financier) et perturbateurs (voleur, avare, dissipateur) économiques, efficaces dans une dramaturgie fondée sur la relation d’échange entre les personnages. Ces modes de relations sont structurés en trois catégories (appartenance sociale, sexe, âge), en fonction de leur inscription dans la sphère domestique ou publique. La sphère domestique (relations conjugales, familiales ou amicales) est marquée par une « économie des affects », qui « s’inscrit dans un ancien régime de l’économie du sentiment » (p. 348) et a tendance à euphémiser les relations anciennes de domination, tandis que dans la sphère publique le lien social et les solidarités traditionnelles priment, dans des relations qui exacerbent l’inégalité de l’échange et les rapports de force dans un espace social hiérarchisé de la Cour à la campagne, mais aussi à travers les conflits d’âge et de générations, ou encore génériques (position asymétrique de la veuve, de la « femme d’affaires » par rapport aux hommes) ou sociaux. Les services rendus entre serviteurs et maîtres forment dès lors un cas limite, où l’échange marchand rationnel fait son entrée dans la sphère privée de l’échange affectif traditionnel. On peut craindre que cette division constante et schématique tende à dissocier des catégories indistinctes dans les spectacles. De plus, elle ne replace pas les genres comiques dans leur filiation historique, ce qui permet à l’auteur de souligner en conclusion une deuxième homologie entre économie et comédie, les transactions entre personnages s’apparentant à la circulation du marché et à la fluctuation des valeurs monétaires contemporaines (p. 367). Cependant, le théâtre présente une vision illusoire de la réalité, avec des relations économiques volontiers harmonisées et équitables.
15Dans un troisième chapitre, M. Poirson explore la troisième homologie « poétique » entre économie et comédie « considérées comme deux modes substituables de croyance et d’illusion consenties » (p. 369). Il distingue les formes comiques mimétiques, qui se confondent avec leur objet économique, les formes emblématiques qui jouent sur l’efficacité symbolique de l’économie et les formes critiques qui subvertissent et détournent les valeurs virtuelles de l’économie. Elles agissent sur le signe linguistique et dramatique dans un rapport non seulement analogique mais homologique avec le signe monétaire (théâtre magasin, auteurs marchands, spectateur-consommateur) et sur la portée métatextuelle d’un « dispositif dramaturgico-économique » (p. 370) (merveilleux ou burlesque mythologique, pièces à machines comme La Devineresse de Donneau de Visé et Thomas Corneille). La question de l’intérêt devient vers les années 1750 un paradigme économique et poétique incontournable pour la définition du genre comique, tendu entre le rire contre la vénalité, l’émotion face à l’infortune et la terreur suscitée par la déchéance des cupides. Il devient plus important que la construction de l’intrigue elle-même, car il se pose en valeur absolue de compassion pour les théoriciens dramatiques comme Beaumarchais ou Diderot, qui développent les genres du drame, de la comédie larmoyante ou du genre dramatique sérieux dans un théâtre militant qui jette les bases d’une réconciliation entre argent, morale et intérêt. Le cas de la tragédie bourgeoise d’inspiration anglaise montre au contraire les hésitations des dramaturges envers l’implication de l’économie dans leur pratique, et privilégie l’horreur du spectacle du vice à l’édification par celui de la vertu. Ainsi, au fil du xviiie siècle, un retournement axiologique s’opère contre la fonction pragmatique de l’économie dans la comédie, et s’exprime au niveau politique et idéologique.
16Le quatrième chapitre explore enfin les discours économiques et les enjeux idéologiques portés par cette évolution de l’homologie entre économie et comédie durant la fin de l’Ancien régime et présents au sein des œuvres elles-mêmes. Histoire des formes et des idées sont étroitement associés à travers la réflexion sur le théâtre comique : « partant de considérations morales destinées à situer la crise des valeurs issue de l’économie nouvelle (fondée sur l’intérêt individuel), les dramaturges en arrivent à la suggestion d’une solution politique plausible reposant sur la croyance collective dans la nécessité du don et de la bienfaisance, y compris et surtout de la part du pouvoir politique en place » (p. 411), récusant par le fait même toute mobilité sociale. La « pensée comique » (p. 412) est donc une pensée conservatrice : justification d’une morale hédoniste d’une part, et résignation à la frugalité d’autre part, adoucie par les déboires subies par les riches et le bonheur simple des frugaux :
Cet effet de substitution [déclin de l’intérêt au sens dramaturgique et légitimation de l’intérêt économique tout au long du xviiie siècle] explique une grande partie des enjeux éthiques et intellectuels de la comédie à l’âge classique. (p. 413)
17M. Poirson retrace efficacement l’histoire de la pensée philosophique et anthropologique sur la question du bien et du mal, de l’intérêt public et privé, pour expliquer le recul de la comédie face à la radicalité du nouvel individualisme possessif, accepté dans la vie économique, mais menaçant le genre comique lui-même. Les pièces adoptent dès lors un discours double, qui sépare bonheur privé, fondé sur la rationalité dans la gestion des richesses, et bonheur public (ou obligation curiale) fondé sur la libéralité et la charité. Les « embarras de la richesse » sont assimilés aux schémas traditionnels de l’avarice en scène (enfermement d’un bien qui tombe du ciel et perte du repos, d’une vie simple et joyeuse), sans cependant que ce type de pièces soit resitué dans sa filiation dramatique (Plaute, commedia dell’arte, etc.). Au contraire, la vertu des indigents laborieux est formidablement rehaussée, chez Mercier par exemple, et soutenue par une sensibilité nouvelle à la misère et aux inégalités sociales, qui s’expriment parfaitement dans la poétique de la comédie larmoyante. La figure du notaire en est même transformée chez Mercier, puisque c’est lui qui prend la défense des pauvres. Ce dogme a eu une forte influence, selon M. Poirson, sur la littérature sociale du xixe siècle, et éclipse pour un temps le moyen terme du « bonheur bourgeois3 », incompatible avec la poétique comique du désordre à rétablir. Mais quand la question de l’intérêt est posée au niveau de la structure sociale, la position des dramaturges devient contradictoire. En effet, s’ils accusent les inégalités intolérables à l’heure où la prospérité s’étend à tout le pays, leur critique de la mobilité socioprofessionnelle dénonce le chaos social engendré par l’abandon d’une justice distributive qui récompense les individus selon leur catégorie socio‑économique. Dans cette société rigide, où les aspirations économiques et libidinales se confondent souvent pourtant (question de l’exogamie) le rire de la comédie désamorce la portée critique des pièces, qui se reporte dans un modèle politique « humanitaire » de bienfaisance et d’assistance. M. Poirson revient en détail sur la conception de bienfaisance au xviiie siècle, qui se distingue de celles de générosité et d’humanité : dans le genre comique, la « dramatisation du don » s’inscrit parfaitement dans une veine pathétique, où le vrai et le faux généreux s’opposent. Les figures du « bienfaisant forcené », ou de la « courtisane au grand cœur » (surtout dans le roman et l’opéra) sont des types anthropologiques du don sécularisé, non plus au nom de l’intérêt individuel mais du désintéressement et du bien public, ce qui tend à prouver une sensibilité nouvelle aux écarts de conditions, malgré les réticences persistantes envers leur redistribution. L’usage légitime des richesses est un motif théâtral et philosophique qui dépasse la peinture morale de l’intérêt et de l’avarice pour ouvrir vers une proposition d’économie politique qui respecte les valeurs nobiliaires opposées à l’esprit mercantile. Le dramaturge « clame sa foi en l’homme » (p. 486) et se fait le chantre de l’humanitarisme moderne, bouleversant l’économie des affects et la représentation de l’humanité. De la morale des affaires de Chamfort à la dénonciation de la marchandisation de l’humain à partir des années 1780 (Olympe de Gouges), l’esclavage est un thème fondamental dans une réflexion politique contre le colonialisme, dont les pièces dénoncent les enjeux financiers, et prônent une « vision unifiée de l’espèce humaine » (p. 502). L’administration saine des richesses et l’arbitrage économique juste et généreux, par l’État et par le monarque, permettent également de réinstaller le politique au cœur de la question économique, et donc de contrer ses effets néfastes par une croyance économique affichée (dispositif pathétique marquant pour les spectateurs).
***
18Martial Poirson démontre ainsi l’étendue, dans la mentalité d’Ancien Régime, de l’analogie entre fiction littéraire et croyance économique, fondées toutes deux sur des « régimes virtuels » d’illusion acceptés par leurs agents respectifs (p. 520). Cela n’empêche pas la construction d’une identité professionnelle de l’auteur dramatique, dont l’affirmation est cependant problématique du fait même de l’intrusion de l’économique dans la logique créatrice. Dans la production dramatique du xviiie siècle, ce problème est dépassé par la triple homologie qui existe entre comédie et économie, et qui est « constitutive » de ses œuvres (p. 523) : la circulation des objets dans l’intrigue est d’abord mimétique de la circulation monétaire ; le système d’échange entre les personnages dans la sphère privée et publique s’apparente à la place centrale de l’argent dans l’échange commercial ; la croyance en l’arbitraire du signe, monétaire comme linguistique, reconnue comme principe du genre comique, met l’intérêt au cœur de la poétique économique moderne. Après la Révolution et l’autonomisation et la libéralisation de l’économie, cette configuration esthétique et idéologique entre dans l’ère de la « littérature industrielle » (Sainte-Beuve), et fait basculer « une poétique de l’échange et de l’intérêt vers une poétique de la production sérielle, massifiée, technicienne », qui n’est qu’un prélude, d’après M. Poirson, à « l’essor des industries de l’immatériel » et des fictions projectives et affectives du capitalisme contemporain (p. 529).
19M. Poirson s’attarde pour finir sur quelques pistes de recherche ouvertes par son ambitieux travail : l’analyse des pratiques économiques au sein du champ théâtral, de l’évolution des pratiques de consommation culturelle en un temps de « volatilité de la valeur » de l’art (p. 530), ou encore les liens entre institutionnalisation de l’art et construction sociale. Mais l’ouvrage vaut surtout pour l’histoire de l’émergence d’une « économie des singularités » (Lucien Karpik), celle de l’œuvre d’art en général et du théâtre en particulier, et de ses difficultés à s’ancrer dans le régime de valeur des biens consommables dans le modèle économique classique. Ces questions sont cruciales pour la définition de notre modernité culturelle, qui se cristallise sur la question de la valeur du fait littéraire ou théâtral, bien symbolique qui ne peut trouver d’inscription nette dans un système économique en transformation vers un « capitalisme cognitif4 » qui à la fois valorise et précarise le travailleur intellectuel et créatif face aux « mythocraties » nouvelles et aux dérives de toute « société de la communication et de l’information » (p. 535). Dans une conclusion polémique, M. Poirson propose de suivre les perspectives résistantes proposées par des penseurs de gauche comme Gérard Noiriel ou Jacques Rancière, qui appelle justement l’affirmation d’un « spectateur émancipé5 » contre le processus de standardisation des discours sociaux et du storytelling politique contemporain. Une telle ouverture, si elle semble loin du propos initial, montre néanmoins les résultats de processus nés il y a des siècles, dans un contexte qui a évolué de façon assez inattendue, mais dont ce livre important retrace l’origine, pour tenter de produire des solutions ou des avertissements pour l’avenir.