Maître & disciple : les relais du savoir des premiers théoriciens à nos jours
1Dresser un portrait de la figure du maître, dans sa relation complexe avec son disciple ou envisagé pour lui‑même (mais cela a‑t‑il un sens ?), pris dans sa gloire et dans ses parts d’ombre, voilà l’ambitieux projet que se sont fixés les deux ouvrages dont nous parlons ici.
Perspectives épistémologiques
2Figures du maître. De l'autorité à l'autonomie1 et De l’un à l’autre. Maîtres et disciples2 s’intéressent au sein d’une longue tradition de recherche à la relation maître‑disciple, à laquelle George Steiner, notamment, a consacré en 2003 un ouvragedans lequelil dépeint ce qu’il nomme lui‑même « les merveilles de la transmission3 » — terme que reprend Aurélie Névot dans son excellente introduction à De l’un à l’autre4. Selon celui‑ci, l’on peut distinguer trois configurations, trois modes topiques de transmission de l’un à l’autre : le premier trope est celui de la « destruction » du disciple par son maître, par l’usage excessif des pouvoirs à celui‑ci conférés par la confiance même de son disciple. La deuxième forme de ces relations, symétriquement, se conclut par la destruction du maître par le disciple ; ainsi Wagner éconduisant Faust, Heidegger ingrat à l’égard de Husserl. Toutefois c’est la troisième configuration qui domine les esprits aussi bien que ces deux recueils, celle d’un échange, d’« un éros fait de confiance réciproque et, en vérité, d’amour5 », lien topique incarné entre autres par Socrate et Alcibiade, Héloïse et Abélard, ou Arendt et Heidegger.
3Afin de se situer par rapport à cet objet largement étudié, les contributeurs de nos deux ouvrages citent également Francis Wolff, qui, dans son ouvrage L’être, l’homme, le disciple. Figures philosophiques empruntées aux Anciens6, paru en 2000, s’attache lui aux figures de disciples qui accompagnent ces maîtres souvent préférés par les études, qu’il ordonne en trois catégories correspondant aux écoles de philosophie grecques antiques. Ainsi, il distingue une première figure « épicurienne » du disciple, malade guéri par son maître et passeur d’une doctrine unique et immuable, sans intervention de son propre génie, par opposition au disciple « aristotélicien », qui se fait commentateur et interprète des écrits du maître dont il livre une lecture née de sa compréhension intime de l’enseignement magistral. Le disciple socratique enfin, ami ou amant, est celui qui fonde sa propre école autour d’un savoir mis à l’écrit à partir de l’oralité ignorante assumée par Socrate.
4Steiner et Wolff apparaissent ainsi comme deux références contemporaines des études menées sur la question de la transmission et de l’apprentissage, de la relation maître‑disciple et de ses tropes ; ils balisent un champ de recherche dont les premières sources remontent à l’Antiquité. Régis Coutray dans Figures de maîtres nous rappelle que Saint Jérôme déjà dressait une typologie des maîtres, inscrite en une dialectique du lien incontournable, entre le maître et l’élève, qui empêche de concevoir l’un sans l’autre et prescrit de toujours y avoir recours, de toujours « user le seuil des maîtres7 ». Encore une fois, la clé de cette relation pédagogique fondée sur l’imitation à travers le maître d’une figure paternelle — qui prend le pas sur le père biologique —, est la transmission. Dans la perspective hyéronimienne, elle doit se faire dans l’ordre d’une chaîne chronologique et pédagogique qui implique une éthique de la communauté : on n’apprend pas pour soi seul, c’est aux autres que l’on doit d’apprendre. Jérôme s’inscrit dans la tradition initiée par Longin, de l’émulation et de l’imitation : l’aemulatio, élan inspiré par les grands maîtres, mène au sublime par l’imitatio de cet exemple.
Deux études complémentaires & presque concentriques
5Figures de maîtres affiche l’ambition d’une figuration la plus exhaustive possible du maître tel qu’il apparaît dans différentes traditions (de l’Antiquité grecque à l’Inde védique, en passant par les premiers saints chrétiens et les premiers âges universitaires) comme porteur de l’auctoritas, dans une approche thématique et diachronique. C’est cette même ambition que partage De l’un à l’autre, au fil des huit articles détaillés qui le composent. Il s’agit d’analyser la relation pédagogique et les modalités de transmission du maître à l’élève par‑delà les frontières culturelles et historiques, en suivant le fil de la métaphore éclairante et féconde du lien, proposée par A. Névot, qui noue ensemble les deux thèmes centraux du recueil : les supports de transmission et leurs effets, et la relation duelle qui unit le maître et le disciple sous le signe de l’affect.
6Si cet ensemble aux multiples facettes est fermement articulé dans De l’un à l’autre, autour du cap annoncé dès le seuil du recueil par A. Névot, on peut déplorer au fil des contributions variées et exigeantes de Figures de maîtres une évolution du propos peu sensible, malgré un effort de circonscription en cinq parties dont la pertinence est souvent mise à mal par la richesse même des communications dont les aspects se recoupent souvent. Si cette profusion s’explique par la nature même de l’ouvrage, qui regroupe les actes d’un colloque organisé en janvier 20118, on regrette qu’aucune ligne de force ne soit clairement dégagée dans les parties éditoriales, donnant l’impression d’un portrait éclaté et parfois anecdotique du maître. Peut‑être un regroupement plus précis par traditions ou époques, ou un effort de liaison par parangonnage entre les communications qui soulignerait les nuances et évolutions subtiles du propos auraient‑ils, en la structurant davantage, permis à cette réflexion collective de donner de son objet une analyse plus efficace.
7Enfin, cet ouvrage s’organise autour d’une grande absence que de nombreuses participations pointent du doigt : la figure du disciple, présente mais rarement dépliée, pour appuyer les analyses multiples de celle du maître dont elle est le double spéculaire. Au contraire, De l’un à l’autre ne se limite pas à la figure magistrale dans son analyse des tropes figuratifs de la relation d’apprentissage depuis l’Antiquité, mais fait du couple maître‑disciple le double objet de son étude, selon un principe de réciprocité essentiel à la définition de ces deux figures.
8Commençons donc ce voyage dans le temps et l’espace, à la rencontre de figures dont la célébrité et l’évidence ont pu parfois occulter la complexité.
Maître & disciple, portraits croisés
9Figures du maître dresse un portrait varié et riche de la figure magistrale, auctor à double titre puisqu’elle incarne le modèle à imiter, l’exemple pour ses disciples, et qu’elle porte également une parole d’autorité. Ainsi se dessine au fil des contributions une figure qui frappe, à travers les continents et les siècles, par son unicité, la similarité de ses traits, tant dans l’idéal qu’elle est chargée de symboliser que dans la relation intime qui se crée avec son disciple. On voit s’esquisser un parangon du maître, tant savant qu’exemplaire sur le plan moral et éthique, passeur de savoir‑faire comme de savoir‑vivre, au sein d’une relation de transmission intellectuelle et affective, relation d’élection qui peut être filiale comme elle peut être amoureuse, selon l’idéal de la paideia grecque. L’imitation, toujours, intervient au cœur de l’apprentissage, que l’on contemple l’Antiquité grecque ou que l’on s’attarde sur l’Inde Védique, sa contemporaine. Aussi Albert le Grand désigne‑t‑il cet agent de transmission par le concept de manuductio, « conduite par la main », médiation nécessaire pour le disciple au passage de l’expérience du sensible, qui est multiple, à la connaissance du spirituel, qui est un. Sans un guide manuductor, explique Julie Casteigt dans son article9, il est impossible à l’intellect humain, chauve‑souris habituée aux ténèbres, de voir et reconnaître le monde spirituel, qu’il désire pourtant. La manuductio est cette admiration, ce mouvement vers la philosophie et l’image qui redonne de la proportion à l’insaisissable en rétablissant la continuité entre le sensible et le spirituel, et définit un idéal universel de la figure du maître.
10Toutefois, et nous retrouvons ici l’un des reproches que l’on faisait plus haut à ce recueil, de nombreuses contributions s’appesantissent sur la nécessité de considérer la figure magistrale dans son lien avec celle du disciple, nécessaire à l’accomplissement du maître en même temps qu’il en dépend, dans une relation réciproque et spéculaire. L’un ne peut être ce qu’il est que grâce à la médiation et la présence réfléchissante de l’autre, et de nombreux articles mettent en garde contre la préséance traditionnellement accordée au maître pour des raisons chronologiques et scientifiques : il s’agit d’envisager leur relation comme une osmose génératrice de leur identité réciproque. Ainsi Baldine Saint Girons, dans son exposé10 sur Charles Malamoud (que cite également Gérard Toffin, dans De l’un à l’autre11), propose d’opérer le transfert de l’exaltation du maître à celle du disciple. Dans la tradition védique, explique‑t‑elle, l’élève est au premier plan, l’élève est la raison d’être du maître. Le maître n’est plus alors considéré comme une figure statique de transmission uniquement : il s’accomplit par la deuxième naissance de l’élève, il est lui aussi une figure en voie de réalisation. Chacun est le moyen de l’accomplissement de l’autre ; la relation ne se fige pas en médiation immuable et identique pour tous, d’une situation initiale à un aboutissement prévu d’avance. Ce qui se joue ici n’est pas seulement une relation de pédagogie : c’est un savoir et un rituel garants de l’ordre du monde qui se transmet.
Corps du maître
11Françoise Waquet livre dans ces deux ouvrages, avec une version plus détaillée dans De l’un à l’autre sur laquelle nous nous appuyons pour ce paragraphe12, l’étude d’une série de portraits de professeurs dressés par leurs anciens élèves, analyse du recueil de Jean‑Marc Joubert et Gilbert Pons, Portraits de maîtres13. Ce qui retient l’attention de l’auteur est l’importance du portrait physique, le souvenir d’une voix, d’une chorégraphie rituelle effectuée avant ou pendant la leçon, d’une gestuelle globale qui imprègnent le souvenir du maître et constituent, pour une large part, son identité de professeur aux yeux de l’élève qui le raconte. La voix, le geste, les déplacements dans l’espace, sont autant d’éléments qui concourent à un portrait placé sous le double signe d’une « infériorité reconnue et d’une émotion avouée ». L’émotion suscitée par le corps en mouvement du maître ne ressort pas uniquement de la stimulation intellectuelle, elle est un bouleversement réel, un véritable choc affectif, qui se traduit par la métaphore — récurrente au point d’en être devenu un poncif des romans d’éducation — de l’affection filiale ou paternelle entre un maître et son disciple, et qui s’incarne parfois dans le sentiment amoureux : chez Isocrate, le disciple devient l’amant car c’est aussi par son corps que le maître mène à la vertu. Nous pouvons également penser à Héloïse et Abélard, parmi d’autres exemples.
12Pour désigner l’aspect proprement charnel de la relation pédagogique, Jean‑Philippe Grosperrin, dans son exposé consacré au Télémaque de Fénelon14, emploie le terme de « charme ». Dans ce livre, le maître et précepteur du jeune prince, Mentor, outre le sème d’affection paternelle qui le caractérise et dont nous parlions plus haut, est physiquement mis en scène, le corps devenant le reflet de sa sagesse exemplaire. Il n’est d’ailleurs pas le seul, puisque les doctes que le héros rencontre en chemin, vieillards chenus et vertueux, font aussi l’objet d’une véritable esthétisation du corps du sage. Jean‑Philippe Grosperrin introduit ici l’idée d’un portrait stéréotypique du maître, qu’on lui prête les traits de Socrate ou de Jésus Christ, dans une dimension incarnée qui se lie en réseau avec l’affection et le lexique de l’amour — même sensuel. La valeur éthique est concrétisée en valeur esthétique sous les traits de la sagesse, la virtus, à tous les sens que le mot peut revêtir. Le corps du maître est mis en scène comme instrument de médiation de la doctrine ; la transmission ne s’opère qu’à la condition de la « conjonction d’une autorité des paroles et d’un ascendant de la personne ».
13Tel est le propos de Vivien Bessières, qui travaille sur le projet pour la télévision de Roberto Rossellini, L’Encyclopédie historique, composée de Socrate, 1970, et d’Augustin d’Hippone, 1972. Le point d’entrée de cette étude est la mise en scène dans le média visuel de la figure magistrale. Socrate apparaît successivement comme marcheur, la déambulation concrète œuvrant comme traduction télévisuelle de la mise en scène rhétorique chez Platon d’une pensée toujours en acte ; rêveur, tourné vers la contemplation du monde céleste des Idées ; parleur, puisque la pédagogie orale triomphe chez lui contre la lettre morte de l’écrit ; et ignorant enfin, figure du maître paradoxal, du maître‑disciple. C’est alors la caméra qui ouvre le dialogue, qui reprend à son compte et selon sa propre grammaire le principe qui se tient au cœur de l’enseignement socratique dans tout son paradoxe : « mostrare et non dimostrare ».
14À l’horizon de ce constat s’esquisse, comme le souligne Jean‑Philippe Grosperrin, le paradoxe de la séduction et l’ambiguïté inhérente à la figure magistrale, que l’on retrouve dans une autre mesure chez les maîtres pervers de Sade. Fénelon déjà semble fasciné par cet horizon sombre de la relation pédagogique, la persuasion séductrice : étymologiquement, qui détourne du droit chemin, et semble à l’opposé du rôle du maître tel qu’il se définit traditionnellement. C’est là une des forces et un intérêt majeur de ces deux ouvrages, qui ne s’en tiennent pas aux chemins battus et aux définitions topiques du maître ou de la relation qui l’unit à son disciple : au contraire, ils explorent les zones d’ombre de ces figures et de ces tropes, en exposant leurs limites et leurs failles et sans hésiter à mettre en question le parti pris de départ de leur recherche.
Les voies de la transmission
15Puisque la figure du maître est à ce point incarnée, rien de surprenant à ce que l’oralité prime dans les modes de transmission magistraux. Selon George Steiner cité par A. Névot, la voix du maître scelle la relation, elle est elle‑même le medium de transmission. C’est la conviction également de Françoise Waquet, qui entend dans la voix vive et efficace du professeur une pensée en mouvement, « parole incarnée » qui est le produit d’une « gestation intérieure », d’une pensée qui s’élabore en se formulant et que l’élève capte frénétiquement dans ses notes manuscrites. L’auteur décrit ainsi l’enseignement tel qu’il se donne à voir à travers les souvenirs d’anciens lycéens comme un processus théâtral porteur d’un rituel, qui convertit l’ignorant en savant.
16Telle est également la perspective d’Alexander Schnell dans son exposé sur Fichte15 : contre la retranscription écrite de la parole enseignante, qui fixe sans enrichir de l’intérieur, empêche l’évolution et le libre mouvement de la pensée, l’oralité est porteuse de nouveauté et d’invention. Selon Fichte, le contact entre le maître détenteur de la science et le disciple est prépondérant. Toutefois, et tel est le paradoxe soulevé par Alexandre Schnell, c’est bien dans l’écriture que le maître, pour contrer les mauvaises retranscriptions de son enseignement, a trouvé recours. Reste alors à lui insuffler l’énergie de la pensée vive, l’employant comme un processus interactif doté d’une efficience, d’un pouvoir de « réeffectuation » et d’engendrement de pensée. Il convient de distinguer entre deux usages de la transcription par écrit de la science, qui semble venir toujours seconde : pour les uns, professeurs de lycée, les notes viennent fixer une pensée prête à être ensuite redéployée en cours à l’oral, quand d’autres rêvent à une écriture qui participe de l’acte générateur, espoir qui s’affronte à la hantise de stérilité.
17Pour Danielle Cohen‑Lévinas, auteur d’un article consacré à Franz Rosenzweig et Emmanuel Lévinas16, la parole seule est porteuse de mémoire dans la tradition juive. Cette parole est transindividuelle : elle ne s’incarne pas dans une figure singulière mais passe de bouche en bouche pour générer le lien communautaire. L’acte de parole est indissociable de l’exercice du souvenir, seul garant de la vitalité de l’objet transmis. C’est cela que Lévinas souligne lorsqu’il écrit que la dimension dialogique de la transmission doit être approfondie : la raison n’est pas une maîtrise personnelle, mais une ouverture à l’autre.
18Le véritable enjeu de cette dispute reste bien la transmission : transmission indirecte cette fois‑ci, une fois la voix du maître éteinte pour toujours. Comment assurer la pérennité d’un savoir si n’en subsiste aucune trace originelle ? Comment s’assurer de la neutralité d’un passeur qui devrait savoir restituer un enseignement sans céder aux appels de la paraphrase forcément modificatrice ?
19Au‑delà de cette interrogation première, l’ouvrage n’hésite pas à aborder une limite de l’enseignement magistral tel qu’on le conçoit dans une tradition majoritairement occidentale. Ainsi le principe même d’une transmission médiatisée se voit remis en question lorsque l’on aborde les doctrines confucéenne et taoïste, telles que les éclaire Jean Levi dans De l’un à l’autre17. L’objet que doit transmettre le maître selon Confucius n’est pas un « savoir‑faire », science à l’objet défini et au contenu délimité, mais plus essentiellement un« savoir‑être ». La relation du maître au disciple ne repose pas sur un ensemble de connaissances à transmettre, elle est son propre contenu, labile et non figé. Selon cette lecture, c’est à la fois dans et par la relation avec autrui que se forme l’individualité. Pour autant la transmission n’est pas privée de medium : c’est la parole seulement qui s’en voit écartée, au profit le plus souvent de la musique, vecteur privilégié des sentiments profonds et des pensées secrètes, dotée en plus d’une force de persuasion plus directe. Dans le taoïsme également, l’intimité de l’élève avec la Voie fait de la parole un recours inutile. L’apprentissage devient intime, et prend ainsi ses distances avec le modèle plus connu de la manuductio, avec lequel nous avons ouvert cet article. On pense aux maîtres de Pascal Quignard dans Tous les matins du monde ou La leçon de musique, dont un volet se situe précisément en Chine. L’initiation taoïste est un dépouillement de ce que l’on sait, contrairement à l’enseignement confucéen qui suppose l’acquisition d’un savoir. Aussi dans cette tradition le mutisme est‑il, paradoxalement, la condition de l’apprentissage. Contre l’écrit, ce que Confucius a laissé doit être perçu comme une « chorégraphie existentielle18 », inscrite originellement pour perpétuer la tradition et la gloire du maître, mais détournée ensuite par les élèves pour soutenir leur propre lecture figée et rigide qui s’éloigne tant de ses préceptes.
20Jean Levi pointe exactement le problème que soulève une telle approche, qui enlève au maître sa parole et au disciple le moyen traditionnel de son apprentissage. « La pédagogie s’avère problématique voire aporétique », écrit‑il, interrogeant la postérité d’une doctrine dont la transcription verbale représente une trahison ou un figement, et mettant au jour ainsi un double paradoxe : qu’en est‑il d’une transmission dont l’objet serait elle‑même, et qui se mourrait de ce recentrement ? Comment penser un savoir‑être qui prend le pas sur le savoir‑faire, et la médiation de ce qui doit devenir immédiat19 ?
Le maître disgracié
21Déjà ouverte lorsque nous parlions de la sensualité du maître et de la dimension inévitablement incarnée de cette figure, prolongée souvent par un investissement affectif et/ou charnel de sa relation avec le disciple, et reprise à présent sous un angle différent à propos de la pertinence du support de la transmission que cette relation implique, la perspective qu’ouvrent nos deux recueils est celle des formes de remise en question de l’autorité magistrale. Maîtres sadiens, Faust, Œdipe : les modèles de ce retournement abondent, aussi bien du maître devenu tyran que du disciple distant, ingrat ou assassin.
22Dans son article20 consacré à Les temps du carcajou d’Yves Thériault, auteur québécois contemporain, Sylvie Vignes analyse l’évolution de Bruno Juchereau, narrateur du roman, personnage de pêcheur solitaire qui se mue en meneur d’hommes sadique, emporté par la colère après avoir découvert l’infidélité de celle qu’il aime. Submergé par une soif de vengeance qui ne s’apaise qu’après l’acte accompli, Bruno constitue autour de lui une troupe de marins vicieux et cruels, et les mène de désastre en désastre jusqu’à parvenir à enlever la femme qui l’a trahi, et exercer sur elle toutes leurs fureurs réunies. Charismatique et tendu vers un horizon qu’il pense salvateur et cathartique, Bruno incarne une figure pervertie du maître, pris par un vertige collectif et guidé par une forme d’hybris, jusqu’à l’assouvissement de son noir dessein et la chute interminable dans les méandres du regret. Ce n’est pas seulement ses disciples qu’il perd, littéralement puisque ceux-ci succombent dans le naufrage de son navire dont il est le seul survivant, c’est lui‑même, lorsqu’il prend conscience qu’il a suivi jusqu’au terme une voie sans issue, que son erreur a germé en amont de son aventure et l’a conduit à sa perte irréparable. Tout ce que Bruno transmet, c’est la mort, l’anti‑don.
23Rappelons que George Steiner distingue, en premier lieu parmi les trois configurations qu’il dégage, la destruction du disciple par le maître comme un trope caractéristique de cette relation. Loin de l’amour et de l’idéal de la paideia, voire comme un retournement directement lié à ceux‑ci, le renversement de la figure magistrale en ordonnateur du chaos est l’un des thèmes abordés par ces nombreuses représentations. Contre la transmission, le maître est alors celui qui brise le lien et défait la communauté.
24Outre ce premier trope de la fracture entre le maître et le disciple, que l’on peut étendre à de nombreuses figures de la littérature depuis les premiers textes, certaines participations aux deux recueils soulignent son pendant : le dépassement du maître par l’élève, sa remise en question, et la nécessaire rupture qui mène à l’autonomie du disciple. S’appuyant sur la psychanalyse, Henri Chabrol21 rappelle le présupposé d’une telle approche, qui est que, de la soumission première inhérente au processus, l’on passe d’un rapport d’idéalisation à une progressive remise en question. Selon Lacan, la figure du maître absolu est une figure de mort, qui réduit l’élève à un clone imparfait. La véritable innovation doit s’affranchir d’un modèle qui l’étouffe et la proscrit, elle est rebelle, et s’ensuit souvent d’une scission destructrice. Philippe Loraux, cité par A. Névot, concourt à cette conception du parricide créateur, nécessaire aboutissement de la transmission sur plusieurs générations, et conclut en redéfinissant la nature de la vérité que l’on cherche à transmettre, qui contient en elle‑même la règle de sa transformation : « La vérité n’est pas cette rigidité cadavérique qui doit se maintenir, mais la souplesse infinie qui suit le rythme du temps, mais qui conserve néanmoins l’essentiel22. » S’éclaire alors le paradoxe du disciple contestateur, fils victorieux du père, qui prouve par ce meurtre (symbolique, ou non) sa plus grande compréhension et sa plus grande fidélité — car on ne s’oppose vraiment qu’à ce que l’on comprend intimement. Ainsi d’Aristote et de Platon, ou de Zhuangzi et Confucius.
25A. Névot conclut ainsi ce basculement paradoxal, en reprenant le schème de la corporéité inhérente à la relation du maître au disciple, pour l’enrichir du concept repris de George Steiner de l’« homoérotisme ». La transmission se fait par l’amour que l’on porte à ce qui est identique à soi, elle ne s’effectue que lorsque l’on reconnaît cet autre, magistral, comme un reflet de soi‑même. Alors seulement s’accomplit la relation pédagogique, dans la transmission du savoir d’un corps à un autre jusque dans le symbolisme du parricide. Ce que le disciple devient sous l’autorité d’un maître est un alter ego, non pas une réplique exacte et stérile mais un prolongement du mouvement perdurant d’une pratique ou d’une pensée. « Être disciple, c’est aller hors de son soi antérieur pour acquérir son soi propre, transmué par la relation duelle. C’est devenir soi par l’autre23 », conclut la directrice de De l’un à l’autre.
Perspectives magistrales
26La traversée que nous proposent ces deux ouvrages livre un portrait complexe et profond de la figure topique du maître et de sa relation à son disciple, en puisant à la fois dans la philosophie, la littérature, la psychanalyse, et dans les arts visuels. Elle commence à la source de l’admiration que suscite cette figure pour explorer ses modes d’expression, en plaçant la transmission au cœur de son interrogation elle déplie les richesses et les paradoxes de ce couple jusqu’au déchirement parfois, au dépassement toujours.
27Le grand enjeu de cette réflexion, nous semble‑t‑il, tel que le soulignent et s’y affrontent certaines communications, est celui de l’avenir d’une telle configuration pédagogique. C’est ce que pointent les articles, aussi clairs que stimulants, notamment de Jacques Verger et Baldine Saint Girons. Tous deux posent la question brûlante du pourquoi : dans un monde où l’éducation est affaire de multitude et la culture un plaisir solitaire, où les sources sont immédiatement accessibles grâce à la technologie avec une quantité et une variété inégalables, pourquoi s’accrocher encore à la figure du maître, vestige d’une société intellectuelle hiérarchisée peut‑être dépassée ?
28Jacques Verger24 part d’une analyse des bouleversements induits par les premiers âges universitaires dans la conception de la pédagogie et de l’apprentissage pour développer cette question. Mobilité des étudiants et des maîtres, diversité des lieux de science, hétérogénéité des individus soudain multipliés, autant d’évolutions historiques qui impliquent un bouleversement, et modifient profondément le rapport maître‑élève. À la première heure de l’université déjà, le livre transforme l’étude en activité solitaire, la dimension communautaire de l’universitas implique une interchangeabilité des individus en son sein. Un sentiment individualiste émerge : on ne doit son statut et ses privilèges à rien d’autre qu’à soi, et non à un nom ou un milieu. Le contact direct avec la parole magistrale est moins fondamental. Aujourd’hui, a fortiori, a‑t‑on encore besoin de maîtres ? Sous quelles formes la maîtrise peut-elle encore s’exercer pour rester en coïncidence avec l’époque ?
29On lit une réponse possible dans le bel exposé de Baldine Saint Girons25. Elle aussi s’affronte à la question de l’avenir d’une figure chère à notre conception de la transmission, et dont il faut pourtant reconnaître l’anachronisme apparent avec le contemporain : le maître comme médiateur vers un savoir est‑il encore nécessaire aujourd’hui ? Ce que cette figure représente, c’est un mode de hiérarchisation de la communauté. C’est le principe du lien social que le maître transmet, la conversion à laquelle il mène son disciple est le garant d’un ordre qui se perpétue ainsi, porté par la foi réciproque de deux individus qui s’étend à l’universel. Pour bannir le maître et la relation maître‑disciple de notre imaginaire, il faudrait concevoir un monde sans hiérarchie, c’est‑à‑dire sans l’envie, la haine et la souffrance qu’elle entraîne, mais aussi sans l’émulation, l’admiration, la reconnaissance, et l’amour qu’elle seule peut susciter. La force de la figure magistrale n’est pas dans le transfert unilatéral, qui abolit toute valeur et autonomie du disciple ; la transmission est incarnée, elle prend naissance dans le double élan du maître, vers l’élève qu’il voit croître et vers le monde tant physique qu’intellectuel. Abolir cela, selon l’auteur, c’est tenter d’abolir une fausse inégalité, et manquer ce qui fait le cœur de cette étude : la passion des uns pour enthousiasmer les autres.