Mesure & démesure du roman
1Copieux, difforme, monstrueux, dilatoire, interminable, industrieux ou industriel, total, infini même : le roman‑fleuve, le roman‑monde, le roman‑univers, bref le roman long fait dans La Taille des romans l’objet d’une réflexion à la fois transhistorique et interdisciplinaire. Décliné sur une quinzaine d’interventions, l’ouvrage, dirigé par Alexandre Gefen et Tiphaine Samoyault et publié en 2012 par les éditions Classiques Garnier, part du principe que, lorsque le nombre de pages qui les composent ne peut plus passer inaperçu pour les lecteurs1, les romans, entre mesure et démesure, ne peuvent non plus faire l’économie d’un examen critique. « S’interroger sur des questions de quantité, c’est en effet réfléchir sur le genre par le biais de la forme » (p. 7). Des grands cycles des Continuations de Graal du xiie siècle dont Mireille Séguy étudie les manières dont ils ne finissent pas, au cycle du Grand incendie de Londres de Jacques Roubaud achevé, lui, il y a quelques années, le roman long, très long, voire trop long, soulève des questions qui lui sont propres. Ces questions irradient cependant dans le genre romanesque tout entier, et interrogent par contraste le statut du roman bref, aux limites de la nouvelle.
Un genre pluriel & transhistorique
2Françoise Lavocat examine avec une ironie rafraîchissante le gigantisme du roman pastoral français. L’élaboration d’un lieu imaginaire, abstrait et sans référence (p. 32‑33), permet à une parole poétique, empruntée à Virgile et à la mythologie, de se désolidariser progressivement d’un régime initialement conçu comme rhétorique, et de jouer à l’envi avec les figures de l’amplification et de la dilatation narrative. À partir d’un petit nombre de principes — dont l’inconstance sentimentale des personnages et leur propension étonnante à se travestir (p. 39) — le roman pastoral est ainsi capable de tourner à plein régime, sans que le lecteur puisse (ou veuille) en apercevoir la fin ni, au reste, le moindre mouton.
3Anne Duprat et Delphine Denis étudient respectivement le roman maritime du xviie siècle et les logiques d’expansion qui régissent le style des romans longs à l’âge baroque. Conçu sans doute par ambition mimétique « à l’image de l’univers, tout à la fois saisi dans son infinie diversité et compris selon l’idée de sa parfaite unité2 » (p. 68), le roman n’en reste pas moins aux prises avec une accumulation d’épisodes dont le caractère aussi aléatoire que « structurellement prévisible » (p. 71) est compensée par sa force d’attraction romanesque, à laquelle Madame de Sévigné ne restera pas insensible (p. 73).
4Les années 1660, cependant, marquent un tournant dans la sensibilité des lecteurs qui, s’ils ne s’opposent pas à la grande taille des récits, demandent cependant qu’on s’y ennuie moins par excès de longueur, et qu’on cesse de s’y perdre par excès de complexité. Une exigence d’unité d’action voit le jour ; elle se traduit par « une diminution volumétrique » des œuvres proposées au public. Camille Esmein‑Sarrazin, dont la contribution se concentre sur cette époque, voit dans Zayde, roman héroïque de Mme de Lafayette, une œuvre charnière, qui continue d’emprunter en surface les codes (et les longueurs) du roman baroque, mais qui, en profondeur, se rapproche de la structure tragique qui fera de La Princesse de Clèves un des premiers romans modernes.
5Dans l’étude qu’elle consacre aux romans publiés en feuilletons au xixe siècle, Marie‑Ève Thérenty voit dans la presse de l’époque un levier formidable dont Balzac, Hugo, Sue et d’autres se sont servis avec une ambition d’exhaustivité pour décrire le monde d’alors. Empruntant, dans le cas de Balzac, jusqu’aux rubriques du journal pour organiser son œuvre, et exploitant la porosité de son travail avec celui de journaliste qu’autorise la proximité sur le papier, le romancier se trouve à même de concevoir et de réaliser un « objet hybride, mi‑fiction, mi‑étude sur le monde contemporain3 ». D’autres après Balzac, iront plus loin encore, accueillant dans leur œuvre ce qui relève de la sociologie de la presse : sa périodicité, le temps qu’on peut consacrer à sa lecture, son appétit pour le détail et l’explication. Le quotidien, sous toutes ses formes, se déploie dans le roman, et ce faisant l’autorise à se dilater (p. 135).
Travaux pratiques
6Si un roman est long, quels attributs faudrait‑il mettre en sourdine ou éliminer pour le rendre bref sans lui faire perdre son identité ? F. Lavocat montre que les tentatives de réécriture pour transformer L’Astrée, ouvrage de trois mille pages, en un « digest » de deux cents, se soldent par la disparition d’un modèle d’éloquence consubstantiel à l’œuvre (p. 35‑36). Au final, le lecteur dispose d’un ouvrage qui n’est plus L’Astrée, ni même son résumé. C’est autre chose qui mérite sans doute à peine le nom de roman pastoral. Nul doute que cette opération de réduction par l’absurde de La Recherche du temps perdu fournirait un résultat tout aussi peu probant comme a pu le montrer ailleurs Pierre Bayard4. Umberto Eco n’a pas tort non plus quand il affirme l’échec annoncé d’une traduction des romans d’Alexandre Dumas qui voudrait faire l’économie de leurs redondances stylistiques.
7Cette question de changement de taille, voulu ou imposé, théorique ou réalisé, se pose de manière pratique au sujet de l’œuvre de Tolkien. La parution en 1977 du Silmarillion, qui constitue un montage et une réécriture de manuscrits inachevés, doit aujourd’hui être mise en regard des six mille pages d’archives en cours de parution. Sans cesse en expansion, l’univers de Tolkien offre plusieurs configurations de lectures, plusieurs manières d’envisager une entrée dans l’univers de la Terre du Milieu. L’étude que Vincent Ferré consacre à cette œuvre montre que le terme de « taille » renvoie tout autant au nombre de pages écrites par Tolkien qu’au travail de coupe exécuté par son fils Christopher après sa mort.
8La Taille des romans est ainsi traversé de ces tentatives de travaux pratiques pour éprouver la solidité d’un modèle théorique du roman long. Alain Schaffner se penche sur les cas particuliers des œuvres courtes (ou relativement, dans le cas de Jean Santeuil) ayant subi une amplification de taille. Quels enseignements tirer lorsque Céline passe de L’Église à Voyage au bout de la nuit, Alexandre Vialatte de Battling le ténébreux et de La Complainte des enfants frivoles aux Fruits du Congo, Jean Giono d’Angelo au Hussard sur le toit, Albert Cohen de Solal à Belle du Seigneur ? Schaffner propose une règle de base, qui suppose « un peu comme les dinosaures ou les voûtes des cathédrales (...), une charpente plus solide pour supporter leur énorme poids » (p. 192). Ainsi, le passage d’une œuvre à l’autre ne peut avoir lieu par simple augmentation de taille de ses parties constitutives. Le résultat serait monstrueux, et structurellement intenable. La Recherche du temps perdu forme bien là un cas emblématique, puisqu’on a pu dire à son propos que son amplification de deux à sept volumes n’a pas vraiment modifié son centre de gravité. De fait, il est partout, dans chaque phrase qui le constitue.
9Damien Zanone note que « si le désir de roman, irrésistiblement, naïvement, exprime un vœu de longueur, de quantité » (p. 150), ce vœu ne peut être tenu qu’avec la promesse d’un achèvement. Et, de fait, Nathalie Piégay‑Gros observe que peu d’œuvres longues ont fait faux bond à leurs lecteurs. Car « dès que la fin du roman n’est plus conçue comme un point de convergence orientant toute la progression du récit et justifiant a priori son développement, la question de la taille du roman ne se pose plus » (p. 215). Cela dit, il est utile d’essayer de comprendre, comme le fait N. Piégay‑Gros, les raisons d’un abandon, ou d’un inachèvement voulu, inhérent à l’œuvre. Marc Escola, quant à lui, examine ce qui arrive lorsque les conditions même de publication des romans ne donnent pas nécessairement à leurs auteurs la possibilité d’anticiper la fin de leur récit, rompant ainsi avec le principe de « détermination rétrograde des moyens par les fins » (p. 100). Une fois engagé dans un processus d’édition, le récit change alors de régime, passant à ce que M. Escola nomme un principe d’économie prospective, partagé aujourd’hui pas les scénaristes de séries télévisées. Une stratégie prudentielle se met alors en place pour avancer dans le récit (et mériter l’endurance du lecteur ou du spectateur) alors que le surplomb est rendu impossible. D. Zanone mentionne le cas de Consuelo de George Sand qui, dans l’urgence de satisfaire à chaque livraison, a dû « se déployer dans l’ignorance de sa fin » (p. 155).
10Un autre défi lancé aux lecteurs n’est pas tant d’anticiper pour le récit qu’ils lisent un dénouement encore lointain, mais d’accepter qu’en différant l’achèvement du récit par sa lecture, ils puissent perdre le souvenir de ce qui le forme. La longueur d’un roman menace en effet d’amnésie sa composition et sa réception. C’est, pour Emmanuel Bouju, ce qui définit la « vraie » taille d’un roman. Les bons romans longs sont donc ceux qui parviennent à contenir leurs agencements, à équilibrer leurs développements, à déployer « une mémoire propre à la lecture du texte [...] Pour dire encore autrement, cet effet de mesure, on suggérera que la “taille des romans” n’est rien d’autre qu’une chronologie de l’esprit — ou plus exactement une “mnémologie” de la lecture » (p. 236). De quoi se souvient‑on, longtemps après leur lecture, des Misérables, du Comte de Monte‑Cristo, du Manuscrit trouvé à Saragosse (grand absent de cet ouvrage), ou pour prendre un exemple dans un domaine se situant aux marges de la littérature, des deux‑cent‑quatre‑vingt‑dix‑neuf premiers volumes des aventures traduites en français de Perry Rhodan ? La mémoire, ici, n’est pas nécessairement celle des faits constitutifs du récit, mais celle d’un rendu, qui peut renvoyer à une connaissance infinie du monde. Et, au fond, « qu’est‑ce donc qu’un “grand” roman, sinon celui dont on se souvient longtemps après l’avoir lu ? » (p. 237). « La mémoire diégétique est une forme de réplique historique », note E. Bouju (p. 238), pour qui le roman total peut tenir tout entier dans un récit de quelques lignes, et dont les analyses roborative sur le sujet, présentées sous formes d’axiomes empruntés à l’arithmétique, valent le détour.
Temps & durée
11Proust serait trop long et, paraît‑il, la vie trop courte. Même pour réfuter ce qui est devenu pour certains un adage pénible à entendre, les lecteurs de romans longs doivent inconsciemment se poser la question de l’investissement, en heures ou en jours, d’une lecture au long cours. Parallèlement, ils doivent envisager une durée de récit qui peut, en théorie, tenir en quelques secondes de la vie d’un individu. La lecture doit trouver un rythme qui entre en phase avec celui de la durée narrée. Les notions de longueur et de durée, étudiées par Ricœur et Gérard Genette, sont au cœur des réflexions de plusieurs contributions.
12Dans celle qui conclut ce volume de taille très raisonnable (275 pages), A. Gefen et T. Samoyault se proposent justement de lier la taille des romans au temps, et à son occupation, en proposant quatre types de régimes romanesques. Le premier est d’ordre nocturne. Le roman qui occupe la nuit raconte une durée brève ; la vitesse du récit est lente ; il renvoie à un temps immémorial ; il peut être long ou court. « Le temps de l’œuvre et le temps découvert par la mort se rejoignent » (p. 251). Le second modèle est diurne. La durée du récit est brève, sa longueur importante ; le temps est occupé dans son intégralité, et la vie est présentée « dans son mouvement apparemment inarrêtable » (p. 252). Troisième modèle : le roman occupe des jours et des jours, sa durée est étale, et sa structure le plus souvent linéaire. Quatrième et dernier modèle : le roman occupe une saison : le récit est de vitesse régulière, le roman est court. Ces quatre modèles peuvent être illustrés respectivement par les œuvres suivantes : La Mort de Virgile de Hermann Broch, Ulysse de James Joyce, le cycle des Hommes de bonne volonté de Jules Romains et Une Affaire personnelle de Ōe Kenzaburō. Il ressort alors que seuls le deuxième et le troisième modèles ont pour vocation de se dérouler sur un grand nombre de pages.
13La taille des romans est donc une question de logique interne, certes, mais également de sensibilité. L’intérêt de cet ouvrage est qu’il ne néglige pas la mise en perspective de la réception critique en fonction des époques où elles s’inscrivent. Il tâche même de comprendre pourquoi, à une certaine époque, le public était plus enclin à lire des romans longs que des textes courts. Comme se demande N. Piégay‑Gros dans une note, « s’il n’y avait pas eu les dimanches et les week‑ends de l’Angleterre et les rentes des Français, le roman de l’Europe Occidentale aurait‑il eu la figure que nous lui connaissons ? » (p. 214). La longueur du récit est centrale parce que, selon C. Esmein‑Sarrazin, elle « articule changement esthétique et reconnaissance culturelle » (p. 83). Dès la deuxième partie du xviie siècle, la longueur apparaît comme le « corollaire d’une construction complexe et comme l’un des caractères définitoires du genre » (p. 85). À rebours, et malgré les nombreux contre‑exemples présentés sur une dizaine de pages (p. 257‑267), la tendance observée aujourd’hui dans la production romanesque est celle d’une certaine brièveté. T. Samoyault et A. Gefen proposent, au‑delà des considération économiques et éditoriales, deux raisons d’ordre esthétique : l’envahissement du temps grammatical du présent, qui « semble effacer la distance avec le temps de la vie, avec le souci moins de la restaurer que de la performer » (p. 254) ; et l’usage de l’ellipse, dont Jean Echenoz est sans doute l’utilisateur le plus consommé, et qui, au lieu de l’amplifier, force le récit à effectuer de larges bonds.
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14On le comprend à présent, la taille d’un roman ne tient pas uniquement au nombre des signes qui le composent, et, serait‑ce même le cas, elle n’engage pas les lecteurs de la même manière. Par sa polysémie, le terme de « taille », et celui de « mesure » invitent à plus de subtilité. Dans certaines conditions, le roman « précipité », qui peut alors n’être pas plus long qu’une très courte nouvelle, contient, potentiellement, une taille aux mesures d’une bibliothèque universelle. Ainsi, de ces deux textes, lequel contient‑il la plus grande démesure : L’Homme sans qualité de Musil ou « La Bibliothèque de Babel » de Borges ?