Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Septembre 2013 (volume 14, numéro 6)
titre article
Nathalie Mauffrey

Exercices de style

Le Style en acte. Vers une pragmatique du style, sous la direction de Laurent Jenny, Genève : MētisPresses, coll. « Voltiges », 2011, 176 p., EAN 9782940406371.

1Réaffirmer la nécessaire « extension du domaine du style1 » tout en recentrant le débat sur l’objet même des sciences humaines, à savoir l’homme et ses pratiques, telle est la double gageure du Style en acte. Cet ouvrage collectif est le fruit d’un colloque que Laurent Jenny a organisé à l’Université de Genève en mai 2010 et se situe dans la droite lignée du numéro de Critique coordonné par Marielle Macé, publié quelques mois auparavant.

2Cette filiation est revendiquée. Dans l’introduction de cet ouvrage, L. Jenny, après avoir rappelé l’évolution paradoxale de la pensée du style, divergeant entre le déclin de la stylistique qui « peine toujours à se situer épistémologiquement » et le « dynamisme théorique » actuel qui rend disponible une notion « pour la compréhension d’une dimension essentielle de toute une pratique » (p. 11), propose de prolonger les questionnements et les réflexions de ce numéro en donnant la parole aux mêmes contributeurs (Marielle Macé, Jean‑Marie Schaeffer, Anne Herschberg Pierrot) ou recensés (Éric Bordas, Guillemette Bolens, Richard Shusterman) et quelques personnalités nouvelles (Alexandra Bidet, Jérôme David et Natacha Allet) afin d’approfondir la dimension pragmatique du style. L. Jenny adopte le même souci affiché par Marielle Macé dans l’avant propos du numéro de Critique d’ouvrir le domaine du style à toutes les sciences humaines et à toutes les pratiques, de confronter toutes les disciplines sur cette question et de l’ancrer dans une « anthropologie » du style. Partant d’un constat similaire à celui de Philippe Jousset qu’« il n’y a pas d’essence du style, ni même de manière unique de l’envisager, mais autant d’approches qu’il y a d’usages2 », et faute de méthodologie commune aux différentes disciplines qui utilisent la notion, L. Jenny envisage les fonctionnalités du style en acte. Le style ne relève pas seulement d’un acte sémantique et énonciatif ; dans sa dimension pragmatique, il est « l’instrument d’un geste d’individuation et de relation à l’autre ». Malgré la variété des disciplines et des objets convoqués (anthropologie, esthétique, littérature, psychologie cognitive, comportement social, dossier de genèse, attitudes perceptives), cet ouvrage collectif se lit de manière suivie comme un parcours, une marche dans le temps, des pratiques d’un style en exercice qui oscille sans cesse entre l’individuel et le collectif, la nature et la culture, la création et la réception, véritable « instrument d’une hominisation toujours en cours et forme organisatrice de vie » (p. 15).

Corporéité du style

3Tout commence avec le corps de l’homme, dans sa plus grande nudité, qui, en se mettant debout, avant même le développement cérébral, libère ses gestes, et associe à la maîtrise de l’espace et du temps par sa déambulation, la possibilité de créer des formes par le mouvement rythmique de ses bras. Alexandra Bidet, dans « Le Style chez André Leroi‑Gourhan, ou le social dans la nature », analyse la fonction socialisante du style comme logique de « contact, d’entrée en relation » (p. 26) à partir des travaux de l’anthropologue et ethnologue André Leroi‑Gourhan sur les Australopithèques et le Japon3. Tout au long de son hominisation, le style est, selon ce dernier, un élément nécessaire à l’homme pour s’insérer par une création rythmique dans un milieu naturellement social. Dans ses études sur le Japon, dans lesquelles « l’esprit du thé » constitue le fil conducteur, associant conscience de la fragilité du monde et essai pour trouver un équilibre, l’anthropologue ne considère pas le social comme une domination sur l’individuel qui lui imposerait ses codes, mais revêt « le statut d’une charnière » (p. 27). « Le style en acte se nourrit du mouvement » et « se ressource toujours au dehors » ; soit au travail comme « dynamique de stylisation d’une forme ou d’un mouvement », soit en travail, « marqué par des emprunts, des compilations, des brassages, des mutations brusques » (p. 25).

4Ce corps comme lieu d’une expérience esthétique première, autant dans son rôle perceptif que dans la stylisation de soi et dans l’appréciation esthétique d’autrui, préside à la soma‑esthétique de Richard Shusterman dont il retrace les principes et les modalités d’usage et de perception dans « Le style somatique ». « Style » et « soma‑esthétique » sont en effet étroitement liés : la soma‑esthétique entendue comme « l’étude capitale et méliorative de la façon dont un sujet éprouve et utilise son corps comme un locus d’appréciation sensorielle‑esthétique4 » (p. 54‑55) pourrait être aussi bien définie comme une « stylisation créative de soi ». Pour apprécier un style somatique, les cinq sens traditionnels sont sollicités, auxquels s’ajoutent la proprioception, la kinesthésie et les sensations liées au système nerveux ; les qualités du style somatique relèvent des différentes parties du corps et du schéma corporel, mais aussi des accessoires et de l’aura. L’importance stylistique des parties du corps dépend de la mobilité de chacun d’eux (le visage et les mains sont ainsi les plus expressives). Rompant avec une vision manichéenne du corps tombeau de l’âme, Richard Shusterman donne à la soma‑esthétique une dimension éthique selon laquelle travailler sur la forme externe du corps, c’est exprimer ses valeurs les plus chères, de la même façon que travailler sur ses valeurs spirituelles revient à embellir le corps.

Le style en mouvement

5Guillemette Bolens associe à la corporéité du style le mouvement dans « Les Styles kinésiques. De Quintilien à Proust en passant par Tati5 ». À partir des notions de ratio et d’actio développées par Quintilien dans L’Institution oratoire, Guillemette Bolens se rapproche de l’holisme de Richard Shusterman : l’actio de l’orateur, c’est‑à‑dire « sa kinésie au moment où il plaide » (p. 60) n’est efficace que couplée à la ratio, un « acte d’estimation » (p. 61) autant du contexte que de sa propre nature, qui elle‑même ne se manifeste que dans l’actio. C’est ce point de contact entre actio et ratio qui est déterminant, du point de vue du style kinésique, dans les œuvres burlesques. Dans ces films, les styles kinésiques du réalisateur, du personnage et du film sont mis en relation. Une étude comparative de scènes d’action face à un morceau de guimauve dans My Wife’s Relations (1922) de Keaton puis Les Vacances de Monsieur Hulot (1953) de Tati permet de distinguer chez ces deux auteurs deux styles kinésiques antagonistes : tandis que l’humour de Buster Keaton consiste dans un déploiement d’énergie à créer la distance avec autrui par l’impact des corps entre eux (la guimauve devient corde à sauter puis fouet), celui de Tati est plus économe de gestes, se contentant de porter notre attention sur l’acte de perception du style kinésique (la guimauve va tomber). Chez Proust, enfin, le corps vivant devient un corps narré : Guillemette Bolens recourt aux neurosciences et la théorie de l’embodied cognition pour analyser le travail de Proust dans la figuration d’un geste, le sourire ou bien les narines de la Duchesse de Guermantes.

6Dans « Baudelaire à Bruxelles. Style de la flânerie et individuation esthétique », la kinésie devient condition d’écriture. Jérôme David interprète la rage de Baudelaire dans Pauvre Belgique ! comme « les tâtonnements d’un style qui ne se trouve pas » (p. 89). À travers les manques constatés en Belgique, par opposition à Paris, il définit les conditions d’une flânerie réussie en termes de polysensorialité et de déplacements dans l’espace, pour permettre au processus d’individuation du flâneur d’aboutir.

7Le mouvement est inversé dans « le style d’Héliogabale ou « l’anarchie en acte » de Natacha Allet: il s’agit pour Antonin Artaud de faire sortir la poésie des livres afin que « l’œuvre rejoigne la vie » (p. 99). Pour ce faire, dans Héliogabale ou l’anarchiste couronné, Antonin Artaud, en stylisant les façons d’être d’Héliogabale, empereur romain et prêtre du soleil, rend visible sa propre poésie.

8Appliqué aux dossiers génétiques, le mouvement est celui de l’œuvre dans ses processus de transformation de l’écriture mettant en relation le scripteur6 et la singularité de son œuvre et réalisant le style. Anne Herschberg Pierrot, dans « Peut‑on parler d’un style de genèse ? », poursuit les réflexions initiées dans Le Style en mouvement : Littérature et art7; « parallèlement à l’idée moderne du style comme singularité des œuvres » pour le texte littéraire, et « à l’idée plus générale du style comme pratique d’individuation » débordant le cadre du texte, elle propose « l’idée d’un style de genèse qui serait spécifique d’une œuvre et comme sa signature » et qui combinerait « à la fois les pratiques de l’écrivain et les traces du travail d’écriture » (p. 113). Anne Herschberg Pierrot établit les conditions de possibilités et les enjeux de cette idée : pour construire un style de genèse, la matérialité graphique des documents de genèse autant que l’énonciation doivent être prises en compte. Ces documents sont constitués de toutes les traces de travail d’écriture ainsi que les témoignages divers de cette écriture, y compris les commentaires de l’écrivain sur sa propre genèse, qui valent dans ce cas « comme une mise en scène, ou une représentation imaginaire de la genèse ». Le style de genèse est « une construction du critique généticien. C’est une stylisation du travail de l’écrivain, une stylisation d’éléments hétérogènes qui sont en devenir » (p. 116). Faute de typologie, Anne Herschberg Pierrot esquisse alors une véritable méthodologie pour dresser le style de genèse : les composantes de cette stylisation sont affaire de temporalité (chronologie, durée et rythmique du travail), de rapport à l’espace (lieu et position d’écriture), de moyens d’écriture (cahiers, stylo, ordinateur) et de l’utilisation graphique de la page (les dessins, les schémas, les annotations indiquant la présence d’une intertextualité). L’enjeu n’est pas de « percer les mystères de la création », mais pour l’écrivain de constituer un rituel nécessaire ou au contraire une habitude qu’il faut fuir, et pour le critique de relever les caractéristiques d’une signature et des pratiques d’un écrivain.

Le style comme méthode

9Ce style de genèse, du point de vue de l’écrivain, peut constituer une véritable méthode. Quand le style ne porte plus sur la marche de l’homme ou d’un poète mais sur la démarche de la pensée, la méthode (étymologiquement, « qui suit le chemin ») n’est pas loin.

10Éric Bordas, auteur du « Style », un mot et des discours8, poursuit sa cartographie des usages du mot « style » notamment dans les pays anglo‑saxons, où le mot est employé comme synonyme de « méthode » dans les métadiscours des sciences. La notion de « styles de pensée scientifique » ou de « styles de raisonnement scientifique » permet de signaler des changements de paradigmes ou bien d’envisager la pluralité des approches scientifiques d’un même fait, redessinant la dichotomie d’usage en Arts et en Lettres entre la fonction universalisante et la fonction individuante du style.

11Jean‑Marie Schaeffer, dans « Styles attentionnels et relation esthétique », définit les « modalités de l’attention cognitive qui caractérisent l’expérience esthétique ». Le lecteur, grâce aux stratégies mises en œuvre par l’auteur, adopte un « style attentionnel » spécifique qui le rend sensible à l’analyse des propriétés stylistiques d’un texte. Dans le cadre d’une relation esthétique, ce style attentionnel spécifique est un « style cognitif divergent » : l’auteur, en retardant la diffusion de l’information par la polyphonie entre les strates de son texte, crée un hiatus entre signes et signification qui retarde le traitement de l’information par le lecteur et renforce chez lui sa perception des traits stylistiques. Si dans le numéro de Critique, Jean‑Marie Schaeffer associait structure poétique et style cognitif divergent, il élargit cette fois la nécessité de cette divergence à toute créativité et toute expérience artistique et esthétique. La polyphonie s’exprime certes différemment dans les autres arts, mais demande quoi qu’il en soit toujours un « surinvestissement attentionnel » au lecteur à qui elle propose chacune de ses couches comme « l’enjeu d’un investissement attentionnel propre ».

Un style en devenir

12C’est à Marielle Macé que revient l’honneur de clore cet ouvrage et de proposer un lien entre les modalités de réception et la possibilité de stylisation, cette fois du lecteur ; elle définit dans « Du style comme force » ce que pourrait être une « stylistique de l’existence » en croisant une perspective anthropologique du style avec la pratique de la lecture : dans cette vision dynamique du style, la force du style mobilise la perception du lecteur et nourrit en retour son « effort de stylisation » (p. 167). « Ce qui est en jeu alors, dans la perception du style, c’est la compréhension d’une force, la force d’une individualité en puissance de généralisation et de relance » (p. 151). Le style est un phénomène d’individuation, qu’il faut distinguer de l’individualisation et de la singularisation, en ce qu’il ne vaut que dans « le rapport des individus aux modèles, la relation au temps, à l’intention, à l’intersubjectivité qui entre dans les pratiques » (p. 157). Analysant les lectures de Michaux et de Baudelaire par Pierre Pachet, Marielle Macé développe alors deux exemples de « processus d’individuation réciproque ». Ainsi, la pratique de l’individuation chez Baudelaire « comme une lutte entre le n’importe qui et le dandy, entre l’écrasement d’un individu dans la foule et l’exigence d’être distingué » (p. 160) « nous aide à comprendre, à éprouver et, si nous le voulons bien, à employer autrement, la violence rageuse et impuissante de l’individu moderne, détruisant‑détruit » (p. 162), tandis que, chez Michaux, l’individu est « une passivité, une force de recul et d’écroulement » (p. 163).

13En 2000, L. Jenny appelait déjà au « Style comme pratique9 » en pointant les manques de l’exemplification goodmanienne, dont une approche taxinomique du style ne saurait rendre compte, et en valorisant la fonction déictique du style orientant « la réception de l’objet en différenciant la pertinence de ses propriétés remarquables » ; Le Style en acte concrétise cet appel et valide les propositions théoriques qui y avaient été faites. « Pas de style, sans stylisation », disait‑il, et pas de visibilité de cette stylisation sans pratique. Si le style n’a pas d’essence, il est néanmoins à saisir au point de contact entre l’actio et la ratio, l’intention de l’artiste et l’attention du lecteur, à approcher dans le faisceau de correspondances et d’influences diverses qu’il convient de baliser, à l’aune de ses forces et de ses effets, toujours affaire de contexte, d’intersubjectivité et d’intertextualité. Richard Shusterman a rappelé cette « quintuple complexité du style » (p. 36) qui repose sur une opposition de significations entre l’évaluatif et le purement descriptif, le générique et le personnel, l’explicitement conscient ou réflexif et le purement spontané ou inconscient, le volontaire et l’involontaire, le constitutif et le contextuel (p. 37‑42). Les dichotomies qui déchirent la notion de style au point d’en faire un cliché ou de rendre toute théorisation du style absconse ou vaine, puisqu’à chaque proposition on brandira son terme opposé, ne sont pas à résorber, mais nécessitent une approche souple, Edgar Morin dirait une « pensée complexe ».


***

14La tâche est ardue et le chemin « vers une pragmatique du style » ne vise pas son terme. Cet ouvrage est néanmoins un jalon nécessaire et indispensable à la progression de la pensée du style et de ses pratiques. Par ouvrages interposés, Marielle Macé et Laurent Jenny proposent un dialogue riche de perspectives. En réorientant la pensée du style vers une approche exclusivement pragmatique et en recentrant le débat autour de la question du corps, L. Jenny propose avec cet ouvrage une réflexion sur le style au plus près de l’homme, déchargé de ses oripeaux culturels et des contraintes techniques propres à chaque art qui auraient pu masquer l’authenticité de ses mécanismes. L’exercice n’est pas vain : de‑ci de‑là, faute de pouvoir espérer une « stylologie à vocation totalisatrice » (p. 12), des méthodes spécifiques à la littérature ont émergé et ont ouvert le pas, définissant ici les styles attentionnels dans la relation esthétique (Jean‑Marie Schaeffer) ou dégageant là un « profil de stylisation10 » propre à une genèse (Anne Herschberg Pierrot), nous invitant à explorer à l’aune de leurs propositions les autres domaines.

15Enfin, l’approche pragmatique du style considéré comme un phénomène d’individuation a mis à jour le caractère cinétique du style dont la pensée peu à peu emprunte des problématiques similaires aux recherches actuelles sur le rythme entendu comme « manière de fluer des individus » et nouveau paradigme scientifique en construction auquel la pensée du style gagnerait, nous semble‑t‑il, à se confronter11.