Bakhtine & sa critique : enjeux de paternité, enjeux d’autorité
1En parcourant attentivement les rayons d’une bibliothèque parisienne, le regard pourrait s’arrêter sur un livre dont la tranche interpelle et désoriente le lecteur. L’éditeur y a scrupuleusement indiqué le titre de l’ouvrage, Marxisme et philosophie du langage, et le nom de l’auteur, Valentin Volochinov. Cependant, une étiquette autocollante attribue au livre la côte 81’27 BAK, qui renvoie au corpus de Mikhaïl Bakhtine. Il serait vain de chercher la raison de ce classement inouï dans la préface du livre, où Patrick Sériot tente au contraire de démontrer que Marxisme et philosophie du langage doit être définitivement rejeté du corpus bakhtinien. Pourquoi donc attribuer à cette nouvelle traduction de l’ouvrage une cote qui l’insère à nouveau parmi les œuvres de Bakhtine ? Du moment que le livre est consulté principalement par les étudiants et les chercheurs qui s’intéressent à l’auteur du Dostoïevski, il est possible que la décision ait été prise uniquement dans un souci de visibilité et de repérage. Cependant, cette réticence à détacher définitivement le nom de Bakhtine du livre signé par Volochinov pourrait trahir le malaise qui règne dans les études bakhtiniennes depuis la parution chez Droz, au printemps 2011, du virulent ouvrage de Jean‑Paul Bronckart et Cristian Bota, Bakhtine démasqué. À côté de Bakhtine, qualifié de « menteur », les auteurs convoquent sur le banc des accusés aussi bien ses éditeurs russes, qui se seraient rendus responsables d’une véritable « escroquerie », en intégrant au corpus bakhtinien des ouvrages écrits par Volochinov (Le Freudisme et Marxisme et philosophie du langage) et par Medvedev (La Méthode formelle en littérature), que la quasi totalité de la critique bakhtinienne, qui, dans une sorte de « délire collectif », n’aurait pas vu (ou aurait fait semblant de ne pas voir) les innombrables contradictions existantes entre les premiers écrits de Bakhtine et les textes de Volochinov et Medvedev qui lui ont été attribués. Mais comment l’ouvrage de J.‑P. Brockart et Cr. Bota a‑t‑il réussi à mettre les spécialistes de Bakhtine dans une position si peu commode que même une piètre étiquette autocollante peut apparaître chargée d’intentions « négationnistes » ? Autant le préciser tout de suite, ce n’est pas en raison de sa valeur scientifique que Bakhtine démasqué met dans l’embarras les études bakhtiniennes : les données factuelles et documentaires rassemblées par J.‑P. Brockart et Cr. Bota sont les mêmes que P. Sériot analyse dans sa préface à la nouvelle traduction de Marxisme et philosophie du langage, sortie un an plus tôt (2010) chez Lambert-Lucas. P. Sériot, aussi, conteste la paternité bakhtinienne des « textes disputés », mais il ne va pas jusqu’à dire que l’abandon de la thèse de l’omni-paternité entraîne inévitablement une disqualification des études bakhtiniennes et, plus particulièrement, françaises. Attaquer le « bakhtinisme » en « démasquant » Bakhtine est en revanche le véritable objectif (polémique donc, non pas scientifique) de l’étude de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota. La question est alors de savoir si admettre que Bakhtine s’est approprié fautivement les travaux de Volochinov et Medvedev signifie nécessairement taxer de complicité ou d’incompétence tous les chercheurs qui ont dégagé de ce corpus facticement reconstitué une seule et unique pensée —discordante, certes, parfois même contradictoire, sans être pour autant « délirante ».
2Il n’est pas insignifiant qu’aujourd’hui le débat sur les textes disputés se rallume en France à l’occasion d’une nouvelle traduction de Marxisme et philosophie du langage. La thèse de l’omni-paternité bakhtienne avait été introduite en Europe par Jakobson dans sa préface à la première traduction de l’ouvrage, parue en 1977 aux Éditions de Minuit (sur la couverture, le nom de Volochinov était mentionné entre parenthèses à côté de celui de Bakhtine). Seulement quatre ans auparavant, Jakobson avait fait paraître une traduction anglaise de Marxisme et philosophie du langage dans laquelle rien ne laissait prévoir qu’il allait en contester la pleine paternité à Volochinov. Ce renversement apparaît aujourd’hui comme d’autant plus étonnant quand on pense qu’entre 1973 et 1977, aucun nouveau manuscrit de l’œuvre n’avait été découvert, que Bakhtine n’avait pas encore fait de déclarations publiques à ce sujet et que Volochinov et Medvedev étaient morts depuis plus de quarante ans. Ce qui a fait changer d’avis Jakobson a été la parution en 1975 d’un article en anglais d’Ivanov, où de nombreux passages tirés des ouvrages signés par Volochinov et Medvedev étaient cités pour illustrer la richesse de la pensée de Bakhtine. L’auteur justifiait cet étonnant procédé en disant tout simplement que « l’appartenance de tous ces travaux à un seul et même auteur […] apparaît de façon manifeste à partir du texte même1 ». Comment est-il possible que la thèse d’Ivanov, malgré sa faiblesse démonstrative, ait réussi à s’imposer comme une évidence en Russie, en France et par là dans tout le monde occidental ? Et pourquoi la plupart des spécialistes de Bakhtine l’ont accréditée pendant presque quarante ans, sans s’interroger sur les circonstances de son apparition si tardive ? Et enfin pourquoi les recherches contemporaines qui en dénoncent l’invalidité sont encore peu connues ou ignorées en France ? Une lecture croisée de Bakhtine démasqué et de la préface de P. Sériot à Marxisme et philosophie du langage aidera à mieux comprendre le rapport entre la falsification du corpus et la fortune de la pensée de Bakhtine. Les thèses de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota —élaborées et présentées comme une sorte de « théorie du complot » —arrivent-elles à rendre compte de la complexité de ce rapport ?
3Tant la traduction de Marxisme et philosophie du langage proposée par P. Sériot et Inna Tylkowski-Ageeva que le livre de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota sont l’aboutissement d’un travail de recherche développé au sein d’une université suisse. Les premiers travaillent en tant que linguistes dans le département de slavistique de l’Université de Lausanne, tandis que les seconds s’intéressent à l’épistémologie des sciences humaines et enseignent à la Faculté de Psychologie et de Sciences de l’Éducation de l’Université de Genève2. Les deux dernières publications en français qui s’attaquent à la question de « textes disputés » ont donc été réalisées en dehors des centres de recherche consacrés aux études bakhtiniennes. Ceci est sans doute regrettable, mais finalement peu étonnant quand on pense que les textes de Bakhtine ont été introduits en France vers la fin des années soixante, à une époque où l’intérêt pour les enjeux de l’auctorialité serait apparu superfétatoire et même suspect. D’ailleurs, Bakhtine n’avait-t-il pas lui-même démontré, par sa théorie du dialogisme et de la polyphonie, que l’auteur n’est pas la source et le garant du sens ? Il existe cependant une raison plus profonde qui explique pourquoi l’affaire des textes disputés interpelle aussi des chercheurs non spécialistes de Bakhtine, car s’interroger sur l’auctorialité de Bakhtine est plus qu’essayer de résoudre un problème d’attribution. Tout d’abord, tenter de comprendre pourquoi les ouvrages signés par Volochinov et Medvedev ont été inclus dans le corpus bakhtinien revient à s’interroger sur la soudaine apparition de Bakhtine sur la scène soviétique et sur la manière dont il est devenu une véritable autorité en sciences humaines. En deuxième lieu, comme le souligne avec beaucoup de justesse P. Sériot, étudier la manière dont la thèse d’Ivanov a été reçue et diffusée en France, c’est « une façon de mieux comprendre notre propre espace-temps, notre propre chronotope… » (p. 17). L’enthousiasme avec lequel la pensée et les œuvres de Bakhtine ont été accueillies en France nous instruit en particulier sur les impasses auxquelles le milieu intellectuel français était confronté au début des années soixante-dix. Enfin, les interprétations avancées dans l’effort de présenter comme unitaire un corpus recomposé de manière factice, obligent à reposer la question de l’herméneutique et à s’interroger sur la pertinence critique d’une approche aux textes qui fait abstraction des conditions de leur production. En un mot, remettre en question l’auctorialité bakhtinienne, c’est inévitablement remettre en question l’autorité de Bakhtine —le crédit qu’on lui a accordé.
L’héroïsation de l’homme
4Le principal mérite de la préface de P. Sériot et de l’ouvrage de J.‑P. Bronckart et Cr. Brota est de montrer que le succès de la thèse de l’omni-paternité et l’héroïsation de la figure intellectuelle et humaine de Bakhtine n’auraient pas pu être possibles l’un sans l’autre. D’une part, la conviction que Bakhtine était un penseur de premier rang a permis d’accréditer la thèse d’une paternité bakhtinienne des ouvrages signés par Volochinov et Medvedev. D’autre part, l’inclusion de ces textes dans le corpus des œuvres de Bakhtine a considérablement augmenté le prestige du théoricien russe, aussi bien sur le plan intellectuel que moral. C’est en effet dans les textes disputés qu’on trouve une première élaboration des notions qui ont fait la gloire de Bakhtine auprès des spécialistes de la littérature : la polyphonie, le dialogisme, la responsivité, les genres du discours. De plus, la légende d’un maître qui aurait laissé à ses jeunes élèves les droits d’auteur sur ses œuvres a largement contribué à diffuser l’image d’un Bakhtine dévoué à ses amis, désintéressé de la publication et insoucieux de sa gloire personnelle.
5J.-P. Bronckart et Cr. Bota démolissent complètement cette interprétation fort édulcorée de la figure intellectuelle de Bakhtine, en montrant tout d’abord qu’elle se fonde sur une reconstruction mensongère de sa biographie. En s’appuyant sur l’examen des documents contenus dans les archives de Vitebsk, Nevel et Leningrad, ou issus de personnes proches de Bakhtine (documents qui avaient déjà été rendus accessibles au publique francophone par P. Sériot), les deux chercheurs dénoncent les mystifications contenues dans les premières biographies du théoricien russe3 et montrent que Bakhtine a lui-même diffusé des informations fausses concernant son origine, son parcours académique et ses relations avec Volochinov et Medvedev. P. Sériot adopte une démarche similaire dans sa préface à Marxisme et philosophie du langage, où il exprime le souhait que soit engagée une correction systématique des leurres et des fausses pistes que Bakhtine a fait circuler au sujet de sa vie. Seulement ainsi, il sera enfin possible de « se débarrasser de l’hagiographie et de l’idolâtrie qui pèsent de tout leur poids sur les études bakhtiniennes » (p. 17). Il est donc utile de s’arrêter sur ces falsifications, non pas dans le but de décrédibiliser le savant en attaquant l’homme, mais plutôt d’invalider la légende qui le peint comme un penseur contestataire, condamné à une vie de misère en raison de l’incompréhension de ses contemporains.
6Les recherches menées par J.‑P. Bronckart et par P. Sériot montrent bien que Bakhtine, loin d’être un intellectuel intransigeant et jaloux de son indépendance, s’est soucié toute sa vie de s’assurer une position académique. Dans les nombreux C.V. qu’il a rédigés pour accéder à un poste, il affirme avoir étudié la philologie classique à l’Université d’Odessa et à l’Université de Saint-Petersburg et avoir effectué un séjour d’étude en Allemagne. Or, aucun document n’atteste que Bakhtine ait entrepris un quelconque parcours académique et, comme le souligne P. Sériot, « il n’existe aucune trace qu’il ait passé même le baccalauréat » (p. 34). En réalité, les informations qu’il donne au sujet de sa formation sont tirées de la biographie de son frère Nikolaij, émigré en France puis en Angleterre, et de son ami Kargan, un philosophe qui avait suivi en Allemagne les cours de Cassirer et d’Hermann Cohen. On peut donc imaginer que si Bakhtine a dû attendre l’intercession de Medvedev en 1936 pour avoir enfin accès à un poste d’enseignement universitaire, c’est moins à cause de son prétendu anticonformisme que de son manque de diplômes.
7Encore plus lourds de conséquences sont les mensonges que Bakhtine et ses promoteurs ont fait circuler au sujet du « cercle » qui aurait gravité autour de Bakhtine entre 1918 et 1929, à Nevel, à Vitebsk, puis à Leningrad. La doxa qui circule depuis la fin des années 60 appelle « cercle de Bakhtine » un groupe hétérogène de jeunes intellectuels dont ce dernier aurait été le leader. Entre autres, auraient été disciples de Bakhtine le poète et musicologue, Volochinov, le spécialiste de littérature, Pumpjanskij, le recteur de l’Université prolétarienne à Vitebsk, Medvedev, et le philosophe néokantien, Kagan. Les travaux de J.‑P. Bronckart et de P. Sériot aboutissent à une conclusion commune : le « cercle de Bakhtine » n’a jamais existé. En effet, il serait impropre de qualifier de cercle une « nébuleuse informelle de gens » (P. Sériot, p. 19) qui, à Nevel, participaient aussi à d’autres regroupements et qui, à Leningrad, fréquentaient plus assidûment des institutions comme l’Institut d’Histoire comparée des langues et littératures de l’Est et de l’Ouest (ILIaZV)4. Même s’il l’on admet qu’à Nevel s’était créé une sorte de cercle à l’occasion du « séminaire kantien » organisé par Kagan à son retour d’Allemagne, il est évident que le leader de ce cercle était Kagan et non pas Bakhtine. Bien que « tardive et apocryphe » (P. Sériot, p. 19), l’invention de l’expression « cercle de Bakhtine » a été déterminante dans l’évolution des études bakhtiniennes, en contribuant aussi bien à l’idéalisation de Bakhtine qu’à l’accréditation de la thèse de l’omni‑paternité. La montée de Bakhtine s’est faite en effet aux dépens de Volochinov et de Medvedev, relégués à un rôle de second plan qu’ils n’occupaient nullement de leur vivant ; au moment de la parution des textes controversés, la notoriété de Volochinov et de Medvedev était en effet bien plus grande que celle de Bakhtine. Parler de « cercle » a permis aussi d’éluder la question de la paternité en disant que les ouvrages parus dans les années 20 sous le nom de Volochinov et Medvedev exposaient des thèses partagées par tous les membres du groupe.
8Un autre « mythe » concernant la vie de Bakhtine touche à ses rapports avec le régime stalinien. L’exil auquel Bakhtine a été condamné en 1929 et les nombreuses années qu’il a passées loin de la capitale ont été souvent lus en Occident comme une preuve de son caractère dissident, du contenu contestataire de ses œuvres et de son marxisme hétérodoxe5. J.‑P. Bronckart et Cr. Bota reviennent tout d’abord sur les circonstances de son arrestation en décembre 1928. Ils rappellent que Bakhtine avait été arrêté en raison de sa participation à l’association religieuse Voskrenie (Résurrection) ; s’il était donc dissident, ce n’était certainement pas par intolérance aux dogmes. Les informations dont disposent les auteurs de Bakhtine démasqué sur la vie de Bakhtine après son arrestation n’accréditent pas non plus la légende de son héroïsme contestataire. Les conditions de l’exil de Bakhtine à Koustanaï, actuel Kazakhstan, étaient très souples (il avait comme seule obligation de se présenter une fois par semaine aux autorités locales), ce qui explique en partie pourquoi il décida de rester à Koustanaï même après la fin de sa période d’exil. Quand il quittera la ville en 1936, ce sera pour accepter un poste d’enseignement à l’Université de Saransk6 où il dirigera, de 1945 à 1961, le Département de Littérature Générale. Loin d’être relégué aux marges, Bakhtine a donc occupé pendant plus de quinze ans un poste de responsabilité, auquel il a renoncé spontanément pour s’occuper de l’édition de ses œuvres. Le peu de textes rédigés pendant ses années d’enseignement manifestent une attitude respectueuse, voire conformiste, à l’égard des positions du régime sur le langage et la littérature. La version originale des Genres du discours, où Bakhtine défend les thèses linguistiques de Staline contre celles de Marr, s’ouvre même sur un préambule d’hommage au « petit père de peuple », qui sera ensuite effacé au moment de la publication.
La falsification du corpus
9L’étude de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota a le mérite de ne pas se borner à dénoncer et à corriger l’image fort édulcorée qui nous a été transmise de Bakhtine, mais d’interroger les circonstances et les raisons qui ont rendu possible —et même nécessaire —cette héroïsation. Les auteurs retracent, dans la première partie du livre, les principales étapes de l’ascension de Bakhtine, dans le but de comprendre pourquoi il a fini par revendiquer la paternité d’ouvrages qu’il n’avait pas écrits. Malheureusement, la démarche critique de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota est gâchée par la tendance réductrice typique des « théories du complot » : la volonté d’expliquer un événement inquiétant par une seule et unique interprétation, censée résoudre toutes les contradictions. Mais commençons par rappeler les faits.
10Bakhtine est resté un auteur presque inconnu jusqu’au début des années 60. À cette date, le seul livre publié sous son nom était le Dostoïevski, paru quelques quarante ans plus tôt à Leningrad. La thèse sur Rabelais, soutenue en 1946 à l’Institut Gorki de Moscou, n’avait pas été publiée, suite à la décision du jury de ne pas lui attribuer le titre de « docteur », mais seulement celui de « candidat ». La situation changea brusquement à partir de l’été 1961, quand Kozhinov, Bocharov et Gachev, trois jeunes chercheurs de l’Académie des Sciences de Moscou, se rendirent à Saransk pour rencontrer Bakhtine, dont ils avait lu le Dostoïevski. Avec l’aide d’autres admirateurs, ils mirent immédiatement en marche ce que J.‑P. Bronckart et Cr. Bota appellent une « entreprise de soutien à l’auteur et de promotion de son œuvre » (p. 39) : ils tâchent de subvenir aux besoins médicaux de leur maître, de publier ses écrits et de faire connaître et célébrer sa pensée. C’est ainsi qu’ils font paraître en 1963 une nouvelle édition du Dostoïevski et, deux ans plus tard, la thèse sur Rabelais. Au courant des années 70, ils commencent à sortir des tiroirs les textes que Bakhtine avait écrits avant l’exil. D’après J.‑P. Bronckart et Cr. Brota, Bakhtine aurait très peu participé au travail de révision de ses textes et Kozhinov aurait considérablement remanié les manuscrits originaux. Ils proposent même de considérer Kozhinov comme une sorte de co-auteur des ouvrages dont il a assuré la publication.
11Or, c’est précisément à cette époque, pendant que les manuscrits de Bakhtine sortaient progressivement des tiroirs et que son nom commençait à devenir familier aux spécialistes de la littérature, qu’Ivanov avance pour la première fois la thèse de la paternité bakhtinienne des textes disputés. Auparavant, personne n’avait jamais mis en doute, du moins publiquement, la pleine auctorialité de Volochinov et de Medvedev sur les textes qu’ils avaient signés. Les auteurs de Bakhtine démasqué, intrigués par cette concomitance, fondent toute leur démonstration sur une hypothèse à la fois simple et bouleversante : les écrits de Volochinov et de Medvedev auraient été ajoutés fautivement au corpus bakhtinien parce qu’ils risquaient de compromettre l’entreprise de célébration de Bakhtine inaugurée par la réédition du Dostoïevski. Mais dans quelle mesure Le Freudisme, Marxisme et philosophie du langage et La Méthode formelle en littérature constituaient-ils une menace pour la gloire de Bakhtine ? Et pourquoi cette menace a-t-elle pu être neutralisée en intégrant ces textes au corpus bakhtinien ?
12L’apport le plus novateur de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota au débat sur les textes disputés réside dans la place et dans l’importance qu’ils accordent à l’édition princeps du Dostoïevski. Trois éléments retiennent leur attention : les étranges conditions de sa parution, les positions contradictoires défendues par l’auteur et l’effacement de certains passages dans l’édition de 1963. Le Dostoïevski paraît pour la première fois en juin 1929, alors que Bakhtine se trouve en prison et que ses amis mènent une campagne pour sa libération (la parution du livre semble d’ailleurs avoir contribué à l’atténuation de la sanction initiale). Les auteurs de Bakhtine démasqué remarquent que les écrits précédents de Bakhtine n’annonçaient nullement les réflexions sur le dialogisme, le discours rapporté et la polyphonie développées dans le texte, tandis que ces thèmes étaient au cœur des recherches que Volochinov menait depuis 1925 à l’ILIaZV. En analysant l’édition princeps du Dostoïevski que personne n’avait auparavant pensé étudier, J.‑P. Bronckart et Cr. Bota se sont aperçus que l’auteur y avançait deux théories contradictoires de la polyphonie et du dialogisme. Dans certains passages, il insiste sur « le caractère inéluctablement inachevé du concert polyphonique » (p. 543), tandis qu’à d’autres moments il fait intervenir une instance surplombante censée « couronner le monde des voix, l’organiser et le soumettre7 ». Il en va de même avec le dialogisme : la parole d’autrui est présentée parfois comme ce qui fait coexister et interagir plusieurs perspectives axiologiques au sein du même personnage, parfois comme un obstacle à franchir pour élaborer une parole véritablement personnelle, « l’ultime parole du héros sur lui-même et sur son monde8 ». Dans la version remaniée par Kozhinov, ces contradictions seraient moins visibles parce que les passages sur la nature intrinsèquement sociale du mot auraient été effacés.
13Ces précisions factuelles et textuelles mènent les chercheurs de Genève vers deux conclusions bouleversantes, que je me limite pour l’instant à rapporter. La première est que Bakhtine ne serait pas le véritable auteur du Dostoïevski : le livre aurait été composé et publié par ses amis dans le cadre de la campagne pour sa libération. Volochinov aurait rassemblé dans cet ouvrage les résultats de ses recherches sur le dialogisme et sur le discours rapporté en y intégrant quelques notes de Bakhtine au sujet de Dostoïevski. Medvedev aurait aussi participé à l’entreprise, en consentant à publier le livre sous le nom de Bakhtine dans la collection qu’il dirigeait. La deuxième conclusion est tout aussi inattendue : l’affaire des textes disputés aurait été montée à la fin des années 60 pour occulter la véritable paternité du Dostoïevski. Après la réédition de ce texte et la publication des premiers écrits de Bakhtine, deux menaces pesaient sur la campagne de promotion de Bakhtine et de son œuvre : il fallait dans le même temps cacher les ressemblances entre les thèmes principaux du Dostoïevski et les théories avancées par Volochinov, et gommer les contradictions entre l’orientation « sociologisante » du Dostoïevski et les questionnements religieux du premier Bakhtine. J.‑P. Bronckart et Cr. Bota reconstruisent ainsi le dilemme auquel Bakhtine et ses promoteurs se seraient confrontés :
Soit Bakhtine reconnaissait qu’il n’était pas le véritable (ou seul) auteur su Dostoïevski princeps […] soit […] il déclarait être l’auteur véritable de l’ensemble du « travail commun », dont les accents sociologiques et marxistes n’auraient procédé que d’une sorte d’égarement momentané, lié au contexte de l’époque et aux nécessités de la censure (p. 590).
14Les dernières déclarations de Bakhtine sont évoquées pour montrer que c’est résolument la deuxième option qui a été choisie : lors de ses conversations avec Bocharov (dont la dernière a eu lieu en 1974, un an avant sa mort), Bakhtine se présente comme le seul et véritable auteur des textes controversés, il affirme n’avoir jamais cru aux principes marxistes et il regrette de ne pas avoir pu développer dans le Dostoïevski la question qui lui tenait le plus à cœur, celle du rapport de Dostoïevski avec Dieu.
« Démasquer » Bakhtine : une démystification mystifiante
15En conclusion de leur étude, J.‑P. Bronckart et Cr. Bota déclarent péremptoirement que « l’affaire des textes disputés est définitivement close » (p. 585). Mais en est-il vraiment ainsi ? Leur démonstration permet-elle de réorganiser le corpus bakhtinien de manière convaincante ? J’avancerai ici trois réserves qui feront progressivement apparaître les insuffisances et les faiblesses de la démarche adoptée par les auteurs. Le premier problème tient à la disparition de tous les manuscrits des ouvrages controversés ainsi que du Dostoïevski princeps. S’il est vrai, comme J.‑P. Bronckart et Cr. Bota le répètent souvent, qu’il n’existe aucune preuve matérielle qui puisse valider la thèse de l’omni-paternité bakhtinienne, il en va de même pour leur hypothèse d’une rédaction à plusieurs mains du Dostoïevski princeps. Quant aux manuscrits qui ont été conservés, J.‑P. Bronckart et Cr. Bota ne les ont pas consultés, sans doute parce que l’accès aux archives reste encore difficile à obtenir, mais aussi parce qu’ils ne maîtrisent pas la langue russe. L’ignorance des manuscrits pose un deuxième problème dans la mesure où l’on comprend mal comment les auteurs de Bakhtine démasqué ont pu se faire une idée du travail éditorial mené par Kozhinov, qu’ils présentent comme une sorte de co-auteur des textes publiés à partir des années soixante9. Faute de pouvoir travailler sur les textes originaux, les chercheurs de Genève appuient toute leur démonstration sur une analyse comparée des écrits signés par Bakhtine, Volochinov et Medvedev, à laquelle est consacrée la deuxième partie du livre. Or, si le travail de rassemblement et de synthèse du matériau factuel opéré dans la première partie de l’ouvrage a le mérite de faire connaître aux non-spécialistes les contours inquiétants de la figure intellectuelle et humaine de Bakhtine, l’analyse des textes est en revanche peu satisfaisante et je dirai même mystifiante. C’est là la troisième limite de cette étude, sans doute la plus considérable.
16Lorsqu’ils analysent les écrits de Bakhtine et lorsqu’ils commentent les textes de Volochinov et de Medvedev, les auteurs adoptent deux attitudes critiques opposées. Dans le premier cas, ils ne font aucun effort interprétatif pour éclaircir les passages moins limpides, ils banalisent la réflexion sur l’art, la normativité et la responsabilité développée dans Pour une philosophie de l’acte, L’Auteur et le héros et Le Problème du contenu, en y voyant seulement l’expression des convictions religieuses de leur auteur. La complaisance de Bakhtine avec le mouvement du « Schisme Joséphite » —un courant conservateur qui reprochait à l’église orthodoxe d’avoir reconnu sa subordination à l’État marxiste —fonctionne comme clé herméneutique pour faire apparaître l’« idéologie radicalement réactionnaire » (p. 408) et le « monologisme radical » (p. 410) de ses écrits. Manifestement, Bakhtine ne mérite même pas que lui soit reconnue une véritable « pensée » : le mot est souvent mis entre guillemets quand il renvoie au théoricien russe. Lorsqu’ils analysent les textes de Volochinov et de Medvedev, J.‑P. Bronckart et Cr. Bota adoptent en revanche une lecture non seulement admirative et bienveillante, mais aussi excessivement indulgente. Ils passent outre la faiblesse démonstrative des textes de Volochinov et ils ne problématisent pas la dimension finalement peu sociologique de la « poétique sociologique » enseignée par Medvedev. Cette approche partielle aux textes se justifie en partie par la volonté de renverser la lecture traditionnelle qui présente Bakhtine comme un penseur hors pair, et Volochinov et Medvedev comme des disciples peu inspirés. L’intention polémique finit par gauchir les résultats de l’analyse : l’étude aboutit à une reconfiguration du corpus bakhtinien excessivement schématique et même tendancieuse. Dans un premier groupe, les auteurs rassemblent les écrits de jeunesse (Pour une philosophie de l’acte, L’Auteur et le héros et Le problème du contenu) auxquels ils n’accordent aucune valeur philosophique et qui refléteraient seulement un fanatisme religieux et slavophile. Ils isolent ensuite un deuxième groupe composé par tous les textes écrits après le retour de Bakhtine à Saransk en 1945 (Les Genres du discours, Le Problème du texte, les Remarques méthodologique pour la seconde édition du Dostoïevski) : ces textes seraient absolument incompatibles avec les premiers et ils tireraient tout leur intérêt des innombrables emprunts masqués aux œuvres de Volochinov et Medvedev. Le Rabelais se trouve ainsi à occuper une position intermédiaire, à la fois sur le plan chronologique et appréciatif : J.‑P. Bronckart et Cr. Bota ne se prononcent jamais sérieusement sur la valeur de cet ouvrage et se bornent à le définir au passage comme « un amalgame (au fond assez réussi) d’emprunts masqués » (p. 581). Le choix d’exclure le Rabelais de l’enquête est particulièrement regrettable, d’autant plus que l’on peut ainsi reprocher à J.‑P. Bronckart et Cr. Bota précisément ce qu’ils dénoncent chez les « bakhtinistes » : d’omettre tout ce qui risque de compromettre leur interprétation ou de restreindre la validité de leurs thèses. En effet, si l’on se tient à leur démonstration, le Rabelais serait le seul ouvrage écrit par Bakhtine dont la valeur ne peut pas être attribuée à Volochinov ou à Medvedev.
17D’un point de vue plus général, on pourrait dire que J.‑P. Bronckart et Cr. Bota démasquent Bakhtine en adoptant la même démarche critique qui a permis à ses promoteurs de le glorifier. Nous avons vu que, pour célébrer et diffuser la pensée de leur maître, Kozhinov et ses collaborateurs ont orienté leurs efforts en deux directions. D’une part, ils ont fait acquérir à Bakhtine un véritable statut d’auteur, en l’encourageant à sortir ses manuscrits des tiroirs et à s’attribuer la paternité des œuvres de Volochinov et Medvedev. D’autre part, ils ont rattaché à son nom une sorte d’autorité morale qui a permis d’accréditer le mythe d’un Bakhtine dissident, désintéressé et antidogmatique. La démarche de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota est parfaitement inverse : leur entreprise de « démasquage » consiste à restreindre considérablement l’étendue du corpus bakhtinien (au point qu’à la fin Bakhtine n’apparaît comme le seul et véritable auteur d’aucun de ses textes) et à tracer un portrait sombre, inquiétant et avilissant du théoricien soviétique. L’objectif ultime de leur étude est de priver Bakhtine de l’autorité qui a été accordée à son nom et de restituer à Volochinov et Medvedev le capital symbolique rattaché aux concepts de dialogisme, de polyphonie et de responsivité active ainsi qu’à la théorie des genres du discours. Le problème est qu’en faisant cela, J.‑P. Bronckart et Cr. Bota ne mettent nullement en question la puissance descriptive et analytique de ces concepts, et ils en proposent une interprétation qui s’éloigne fort peu de la lecture traditionnelle, « à la française », de la pensée de Bakhtine. Pour eux comme pour les premiers « bakhtinistes », la valeur des théories du dialogisme et de la polyphonie réside dans leur orientation marxiste, dans leur inspiration anti-autoritaire et dans leur capacité de décrire des phénomènes à la fois littéraires, linguistiques, psychologiques et sociaux. Plus que de décrédibiliser Bakhtine et d’accréditer le travail de ses amis —en suivant ainsi une démarche qui consiste simplement à déplacer l’auctorialité et l’autorité d’un nom à un autre —il serait important de comprendre pourquoi toute une génération a accordé du crédit au nom de Bakhtine, sans remarquer ou sans donner de l’importance aux incohérences qui existaient entre les textes qui lui avaient été attribués. Cette question est bien plus intéressante et elle interpelle tout particulièrement la réception française de la pensée et de l’œuvre de Bakhtine.
« Défamiliariser » Volochinov : une nouvelle perspective herméneutique
18Dans sa préface à Marxisme et philosophie du langage, P. Sériot rappelle que les œuvres attribuées à Bakhtine ont commencé à être traduites et commentées en France à un moment où le milieu intellectuel cherchait une issue aux apories du structuralisme et aux impasses du marxisme10. On s’enthousiasmait pour les textes parce qu’ils insistaient sur la dimension sociale, historique et culturelle du langage, que l’on reprochait au structuralisme d’avoir négligé ; on admirait l’homme, parce qu’il critiquait l’approche strictement déterministe des faits idéologiques prônée par le marxisme officiel. Ce que P. Sériot regrette est que cette glorification ait été faite en soustrayant complètement les textes de leur contexte d’origine : lorsqu’on commentait en France Marxisme et philosophie du langage, les références à Benveniste, Althusser, Pêcheux étaient bien plus fréquentes que celles à Jakubinskij, Vossler ou Vygotski. On peut dire que Marxisme et philosophie du langage a été en quelque sorte victime du succès de Bakhtine : le texte a été transformé en un « objet franco-français des années soixante-dix, quatre-vingts » (p. 17) et son auteur en un précurseur de la pragmatique, de la sociolinguistique et des théories de l’énonciation. C’est pour en finir avec cette lecture, qu’il considère comme aberrante, que P. Sériot se donne comme objectif de « montrer ce que Volochinov n’était pas » (p. 16), de « passer du Bakhtine francisé au Volochinov russe » (p. 17), de « “défamiliariser” Volochinov » (p. 17). En un mot, « d’être plus près de Leningrad 1929, plus loin de Paris 1977 » (p. 14).
19P. Sériot considère donc que le crédit dont Bakhtine a joui et continue à jouir en Occident repose sur « quatre-vingts ans de méconnaissance » (p. 14) de la culture scientifique russe du début du xxe siècle. Il est curieux de remarquer qu’il est sur ce point parfaitement en accord avec Julia Kristeva : elle aussi croit que la pensée de Bakhtine n’aurait pas suscité autant d’intérêt en Occident, si elle n’avait pas été détachée de son contexte d’origine et restituée dans le débat intellectuel français des années soixante-dix. Les jugements que J. Kristeva et P. Sériot portent sur cette démarche critique sont cependant les plus opposés qui soit : là où elle voit une « modernisation11 » qui a permis de « rendre lisible12 » une pensée éloignée dans l’espace et le temps, lui y voit une stratégie qui a barré « le chemin de toute critique textuelle, philologique, des textes originaux » (p. 15). Au‑delà du cas concret de Bakhtine, ce sont bien deux paradigmes interprétatifs qui s’affrontent ici. Pour J. Kristeva, ce qui compte est de donner aux textes « un destin ultérieur », de les « rendre contemporains », d’éviter qu’ils soient réduits à un « objet du passé », « relevant du folklore »13. Pour P. Sériot, en revanche, il est important de « reconstituer ce qu’on perd » (ibid.) quand on pose le sens « plus dans la réception que dans la production » (ibid.), en transformant une œuvre issue d’un contexte spécifique en « un texte prêt à l’emploi pour être “appliqué” à une situation très différente dans le temps et dans l’espace » (p. 17).
20L’inattention aux conditions de production est effectivement une des raisons qui aident à comprendre comment la thèse de l’omni-paternité bakhtinienne des textes disputés a pu s’imposer si facilement en France et être maintenue pendant presque quarante ans. J.‑P. Bronckart et Cr. Bota en identifient une deuxième : la démarche critique inaugurée par Todorov dans Michaïl Bakhtine, le principe dialogique (1981), « à mi-chemin entre l’anthologie et le commentaire14 ». Ils soulignent à raison que la fragmentation des textes en courtes citations efficaces et la réélaboration conceptuelle effectuée par le commentateur ont contribué à masquer les contradictions stylistiques, idéologiques et épistémologiques apportées par l’inclusion des textes de Volochinov et Medvedev dans le corpus bakhtinien. Les premières traductions françaises sont aussi prises à partie : P. Sériot regrette que les « traductions hâtives » (p. 16) réalisées dans le courant des années 70 pour mettre en valeur l’actualité de la pensée de Bakhtine créent encore aujourd’hui des « effets de reconnaissance » (p. 16) qui donnent l’illusion que Bakhtine questionnait les mêmes notions chères au jargon post-structuraliste15. D’un point de vue plus général, on peut dire que l’ignorance de la langue et du contexte intellectuel russe, l’intervention excessivement envahissante du commentateur sur les textes, la subordination de la rigueur analytique à une visée apologétique sont les trois défauts méthodologiques que P. Sériot reproche à la lecture « à la française » des œuvres de Bakhtine. Or, ce sont précisément les limites les plus profondes du travail de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota. Il devient alors légitime de se demander ce que la critique française gagne à remplacer l’hagiographie par un pamphlet diffamatoire.
Bakhtine démasqué : & si c’était une chance pour les études bakhtiniennes ?
21Même si la pertinence de l’analyse est compromise par l’intention polémique et par la virulence du ton, l’opération de « démasquage » menée par J.‑P. Bronckart et Cr. Bota pourrait se révéler bénéfique pour les études bakhtiniennes. Les comptes-rendus de l’ouvrage se sont déjà révélés une occasion pour leurs auteurs d’exprimer le souhait que la question des textes disputés soit traitée par des chercheurs plus compétents (Serge Zenkine, Cahiers du monde russe, vol. 52, n° 4, 2011), de montrer que la productivité des écrits de Volochinov et de Bakhtine n’est pas entravée par les enjeux de paternité (Sandra Nossik, SEMEN, n° 33, 2012) ou d’interroger la réception de Bakhtine en tant que « moment de la vie intellectuelle française16 » (Laurent Jenny, « De qui Bakhtine est-il le nom », Critique, n°778, 2012-2013). Après une première réaction par le silence (comment répliquer à une attaque qui sort complètement du cadre d’une controverse entre collègues ?), les spécialistes de Bakhtine semblent maintenant avoir repris la parole : ils commencent à réaffirmer l’intérêt scientifique des textes de Bakhtine et à préciser la démarche critique qui a orienté leurs recherches17. Si J.‑P. Bronckart et Cr. Bota ne s’étaient pas appliqués à démasquer Bakhtine, un ouvrage comme celui de Frédéric François (Bakhtine tout nu, Lambert-Lucas, 2012) n’aurait jamais vu le jour. Il faut espérer que cette impulsion soit prolongée par d’autres « bakhtinistes » (notamment par les littéraires) pour qu’une discussion proprement scientifique soit engagée.
22De manière quelque peu paradoxale, Bakhtine démasqué pourrait donner une impulsion aux études bakhtiniennes aussi parce qu’on peut y tirer a contrario des indications sur le chemin à suivre pour investir encore la pensée et l’œuvre de Bakhtine dans la recherche et dans l’enseignement. Admettons pour un instant que Bakhtine ait été effectivement un menteur, que l’entreprise de promotion de son œuvre ait consisté en une escroquerie et que le travail interprétatif de la plupart des « bakhtinistes » mérite d’être qualifié de délire collectif. La reconstruction de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota fait émerger l’élément le plus inquiétant de cette affaire : l’imposture n’aurait pas pu tenir si longtemps si l’autorité de Bakhtine avait été rattachée à d’autres concepts que le dialogisme, la parole d’autrui ou la polyphonie. En effet, il s’est créé une sorte de court-circuit entre les dimensions biographique, théorique et herméneutique : les théories du dialogisme, de la responsivité et de la polyphonie ont été mobilisées pour expliquer les points obscurs de la vie du penseur (notamment pour accréditer la légende de l’existence du « cercle de Bakhtine »), pour gommer les contradictions entre les textes qui lui été attribués et pour justifier les plagiats contenus dans ses écrits. Pour interrompre définitivement ce jeu de miroirs, que J.‑P. Bronckart et Cr. Bota qualifient à juste tire d’« herméneutique spéculaire », un retour aux textes s’impose : il faudra proposer des nouvelles traductions, resituer les théories dans le contexte culturel russe du siècle dernier, identifier les auteurs avec qui Bakhtine est entré en dialogue ou en confrontation… En un mot, on peut espérer que la démarche adoptée par P. Sériot sur Marxisme et philosophie du langage servira de modèle pour les éditions, les traductions et les études futures des textes véritablement écrits par Bakhtine.
23Une autre piste que l’étude de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota ouvre involontairement aux études bakhtiniennes consiste à réinterroger la portée critique des notions qui ont fait la gloire de Bakhtine en renversant en quelque sorte la perspective traditionnelle : au lieu de lire et d’accommoder la vie et les textes de Bakhtine à la lumière du dialogisme, il faudrait éprouver la notion de dialogisme en la confrontant aux problèmes théoriques soulevés par l’affaire de textes disputés. Qu’en est-il de la parole d’autrui lorsque je lui apporte ma signature ? L’auteur est-il véritablement seulement une instance juridique qui transforme un phénomène d’intertextualité en plagiat ? Est-il vrai qu’endosser une posture d’auteur c’est ne pas assumer la nature hétérologique de la parole ? Or, il semble que l’affaire des textes disputés montre bien que deux dimensions de l’auctorialité ont souvent été confondues dans la notion de dialogisme. La responsabilité énonciative se compose en effet de deux éléments : la responsabilité du sens et l’imputabilité de la parole. Au premier, on peut faire correspondre une définition de l’auteur comme source et garant du sens, tandis que du point de vue de l’imputabilité, l’auteur est celui qui prend en charge son discours et qui doit en répondre. Si l’auteur en tant que garant du sens a été une notion énormément travaillée et contestée par la critique des années 70 et 80, les formes de l’imputabilité —les différentes manières d’endosser sa parole et par là d’apparaître et de comparaître —restent encore à explorer18. La question sera de savoir si le dialogisme peut être pensé non plus en opposition, mais en accord avec la « fonction-auteur ».
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24Pour conclure, j’aimerais souligner en quoi l’affaire des textes disputés aide à comprendre les mécanismes de l’accréditation. Aussi bien Patrick Sériot que Jean‑Paul Bronckart et Cristian Bota remarquent que le succès de la thèse de l’omni-paternité tient à une sorte de raisonnement d’autorité : on croyait ces textes géniaux parce qu’ils avaient été écrits par Bakhtine et on les attribuait à Bakhtine parce qu’ils étaient géniaux19. Or, cette circularité entre crédit et valeur est inhérente à toute construction de l’autorité : progressivement le crédit qu’une personne, une chose ou une phrase a acquis en raison de sa valeur finit par devenir la preuve même de sa valeur. Il serait extrêmement réducteur de définir ce processus d’accréditation —qui est à l’origine de phénomènes si disparates comme la souveraineté20, la publicité ou la reprise des formules proverbiales —comme une simple erreur de raisonnement ou comme un outil mystificateur. Il suffit de reconnaître que ce processus est à l’œuvre aussi dans l’expérience amoureuse : c’est par une sorte de raisonnement d’autorité que l’amoureux cherche non pas à légitimer, mais à justifier l’objet d’amour, au sens presque théologique du terme (dans les Fragments d’un discours amoureux, le discours est précisément ce travail qui transforme la valeur en crédit et le crédit en valeur). L’étude de J.‑P. Bronckart et Cr. Bota, tout en dénonçant ce processus, encourage à étudier le raisonnement d’autorité dans une perspective rhétorique élargie et à opposer à une théorie de l’autorité fondée sur la légitimation, une théorie du crédit et de la valeur.