Lire le mélodrame
1Les éditions Classiques Garnier avaient publié en 2010 la traduction, très attendue, de L’Imagination mélodramatique. Balzac, Henry James, le mélodrame et le mode de l’excès de Peter Brooks. Cette parution est complétée depuis 2011 par la publication de l’Anthologie du mélodrame classique, dirigée par Peter Brooks et Myriam Faten Sfar, qui avait déjà traduit avec Emmanuel Saussier L’Imagination mélodramatique.
2Le volume s’ouvre sur une introduction de P. Brooks d’une vingtaine de pages, riche et suggestive, qui présente le genre du mélodrame en général et les pièces de l’anthologie en particulier. Chaque pièce fait ensuite l’objet d’une brève notice de présentation. Le lecteur trouve à la fin de l’ouvrage les utiles index des noms et des œuvres, ainsi qu’une bibliographie succincte. Le nombre substantiel de pièces regroupées, qui explique l’épaisseur de ce volume de plus de 1200 pages, a en effet un corollaire presque inévitable, la minceur de l’apparat critique, qui laisse parfois sur sa faim le lecteur curieux d’en savoir plus. On regrette en particulier de ne pas connaître les sources des citations ni la date des éditions reproduites ; des notes de bas de page auraient été bienvenues pour éclaircir certains éléments énigmatiques, par exemple l’utilisation par Victor Ducange du pseudonyme M. Victor, ou l’attribution problématique de La Vénitienne (signée par Anicet-Bourgeois, la pièce est aussi attribuée à Alexandre Dumas, qui est remercié chaleureusement pour sa collaboration dans la dédicace de la première édition).
3La part belle est donc laissée aux textes eux‑mêmes. Le mélodrame a lui aussi ses « grands » auteurs, et ce sont ces noms se détachant dans une production foisonnante qui fournissent les pièces du volume. P. Brooks a privilégié, à raison, des pièces qui furent en leur temps célèbres : Les Victimes cloîtrées de Monvel, Cœlina ou l’Enfant du mystère de Pixerécourt, La Folle de Wolfenstein de Caigniez, Thérèse ou l’Orpheline de Genève de Victor Ducange, La Vénitienne d’Anicet-Bourgeois, Gaspardo le pêcheur de Joseph Bouchardy, La Grâce de Dieu de Dennery, Le Chiffonnier de Paris de Félix Pyat, enfin Les Deux Orphelines de Dennery et Cormon. Sont ainsi regroupés des mélodrames qu’on ne connaît souvent au mieux que par leur titre, la plupart n’ayant pas été réédités depuis le xixe siècle1, mais qui ont tous remporté en leur temps un immense succès. Les Victimes cloîtrées, qui relève à proprement parler du drame monacal, est cependant inclus comme le premier mélodrame avant la lettre : « [p]ar son sujet comme par sa dramatisation » (p. 10), il annonce en effet l’éclosion d’un nouveau genre dont Cœlina est le premier représentant incontesté. Cette anthologie vient donc heureusement combler une lacune — ou, pour être précise, neuf lacunes — de l’édition des textes dramatiques. Restent quelques regrets, inévitables : P. Brooks lui‑même donne dans l’introduction quelques mots bienvenus sur les pièces qu’il aurait souhaité voir figurer, comme La Pie voleuse de Caigniez (1816). On partage son regret d’avoir dû exclure des auteurs tels que Jean Cuvelier de Trye, auteur de plus d’une centaine de mélodrames, rival de Pixerécourt : P. Brooks évoque La Main de fer, mais il aurait également été intéressant de donner à lire C’est le diable ou la Bohémienne (1797) qui, rapporte Jean-Marie Thomasseau2, est considéré par certains critiques comme le premier mélodrame. Mais ce genre aussi acclamé que discrédité compte trop d’auteurs oubliés pour un seul volume, aussi épais soit-il.
Le « manichéisme irréductible » du mélodrame classique
4Pourquoi avoir ajouté l’adjectif « classique » dans le titre de cette anthologie du mélodrame ? Si l’introduction de P. Brooks ne répond pas directement à cette question, on peut cependant envisager deux réponses. La première est à relier à l’extension historique donnée à « l’esprit du mélodrame » qui se retrouve dans le soap-opera, mais aussi dans la « “haute littérature” » (p. 27) de Balzac, Dostoïevski, James, Proust, Conrad, Malraux. Les pièces regroupées dans l’anthologie, toutes historiquement postérieures à l’époque classique, seraient malgré tout classiques dans la mesure où le genre du mélodrame peut être considéré comme la matrice de cette « imagination mélodramatique » dont, comme l’écrit Peter Brooks, « notre culture post-moderne […] reconnaît la nécessité » : « Le mélodrame continue d’être pour nous une poétique centrale de notre imaginaire » (p. 28).
5Une seconde réponse ferait écho à l’opposition entre mélodrame « classique » et mélodrame « romantique », formulée pour la première fois par Pixerécourt et Nodier, puis reprise par les critiques universitaires. Cela peut sembler contradictoire, puisque J.‑M. Thomasseau distinguait par l’expression « mélodrame classique » un type de mélodrame défini par des bornes historiques précises, 1800-1823, bornes que dépasse largement le corpus choisi par P. Brooks et M. Faten Sfar, qui s’étend de 1791 à 1874. On retrouve toutefois dans toutes ces pièces le critère définitoire principal du mélodrame classique selon J.‑M. Thomasseau, critère que formule également P. Brooks, dans L’Imagination mélodramatique3 comme dans l’introduction de l’anthologie : « le mélodrame met en scène un conflit en noir et blanc — un combat manichéen simplifié entre le bien et le mal. » (p. 17)
6Ce caractère extrêmement moral du genre découle naturellement de la structure de l’intrigue commune à tous les mélodrames, qui le rapproche du roman noir, son parent générique : une victime, le plus souvent une jeune fille, est persécutée par un scélérat et voit sa vertu niée ; le mélodrame s’achève par la reconnaissance de la vertu et l’exclusion du mal. À partir des années 1820, et notamment de L’Auberge des Adrets en 1823, le mélodrame n’illustre plus ce « conflit en noir et blanc », mais multiplie au contraire les ambiguïtés en présentant le scélérat comme un personnage séduisant, et en mêlant des emplois initialement opposés, le persécuteur et le héros : avec cette transformation romantique, le mélodrame, même s’il conserve une intrigue fondée sur la persécution et s’il est une manifestation exemplaire du « mode de l’excès », ne ferait que « se survi[vre] adultéré4 ».
7L’un des intérêts de cette anthologie est justement de nuancer cette partition historique stricte. Le mélodrame reste « classique », « dans l’acception élémentaire du mot, dans celle qui se rapporte aux influences morales de l’art5 », bien après 1820, et même chez des écrivains dont on fait habituellement les représentants du mélodrame romantique, comme Victor Ducange et surtout Joseph Bouchardy, qui est souvent étudié dans son rattachement avec le groupe des Jeune-France de 18306. Certes, le crime, qui n’existait qu’en tant que menace constante dans le mélodrame classique, devient effectif après 1820 : dans Thérèse ou l’Orpheline de Genève, paru à cette date, Ducange achève le deuxième acte par l’assassinat de la mère du héros. Cependant cette femme vertueuse et chérie de tous était devenue un peu moins sympathique aux yeux du spectateur depuis qu’elle persistait à croire en la culpabilité de l’héroïne, s’acharnant à ne pas décrypter les signes physiognomoniques qui, dans l’univers du mélodrame, sont pourtant toujours infaillibles : sa mort est ainsi celle d’une opposante. Dans Gaspardo le pêcheur, de Joseph Bouchardy, la violence est immédiate : Catarina, l’épouse de Gaspardo, persécutée par le libertin Visconti, se suicide pour protéger son honneur. Cette violence diffère cependant de celle qu’on rencontre dans le mélodrame romantique : en effet, Catarina n’est pas l’héroïne (le rôle est dévolu à Blanche, sa belle-fille), l’objectif de Gaspardo dans la pièce n’est pas de la venger, et surtout ce meurtre intervient dans le prologue, dont l’action se situe vingt‑cinq ans avant celle du drame proprement dit. Le prologue, brillante invention de Bouchardy qu’on retrouve dans Le Chiffonnier de Paris de Pyat, permet d’exhiber sur scène la violence du passé (dont l’intrigue ne fait que montrer les répercussions dans le présent), alors que celle‑ci faisait auparavant l’objet d’un monologue explicatif dans la bouche d’un personnage.
8La composition de cette anthologie rappelle ainsi que ce n’est qu’en simplifiant à l’excès l’histoire du mélodrame qu’on peut faire de tel auteur l’incarnation d’une transition.Bouchardy, comme l’écrit P. Brooks, « garde foi en les prémices moraux du mélodrame traditionnel » (p. 23). La production des auteurs de mélodrames est si riche qu’elle est presque inévitablement hétérogène. P. Brooks note à juste titre dans l’introduction, à propos de Victor Ducange, que « [s]es quarante‑six pièces embrassent les diverses possibilités du mélodrame et, de fait, annoncent quelques‑unes des évolutions à venir du genre » (p. 21) : Thérèse, qui « est plus proche des principes mélodramatiques de Pixerécourt » (ibid.) présente encore une jeune fille persécutée et inclut des niais, tandis que les mélodrames ultérieurs de Ducange auront pour originalité de se concentrer sur un personnage masculin, et de faire disparaître les personnages de niais.
Un mélodrame romantique : La Vénitienne
9Il est cependant un mélodrame qui, parmi les neuf pièces recueillies, se détache par ses caractéristiques propres : La Vénitienne, d’Anicet-Bourgeois et d’Alexandre Dumas, représenté en 1834. La pièce commence comme un mélodrame classique : Violetta est une pauvre orpheline vertueuse, persécutée par le comte de Bellamonte, qui la poursuit de ses assiduités et qui fait assassiner son unique protecteur, le vieillard Mafféo. L’apolitisme du personnage, hérité des mélodrames de Pixerécourt, est d’autant plus visible qu’il s’oppose aux revendications du peuple : tandis que celui-ci entraîne Violetta sur les marches du pouvoir pour protester contre ce meurtre inique orchestré par un puissant et réclamer justice, la jeune fille souhaite seulement « un couvent où [elle] puisse servir Dieu… une cellule où [elle] puisse pleurer » (p. 475). Cependant Violetta a raison de croire que « Dieu [a] des voies mystérieuses et des desseins cachés » (p. 497) : Salfiéri, pourtant proscrit, est revenu à Venise pour retrouver la jeune fille qu’il aime ; à la fin de la pièce, ils fuiront ensemble la cité pervertie pour se marier.
10Ce résumé est celui d’un mélodrame classique ; mais ce n’est qu’une infime partie de l’intrigue de La Vénitienne qui, comme les pièces de Bouchardy, présente une fable complexe où se multiplient les péripéties. Le jeune couple Salfiéri / Violetta est en effet redoublé par un autre couple, qui occupe dans la pièce une place autrement plus importante, les parents de Violetta : Giovanni a le premier rôle, et Théodora est la Vénitienne du titre. Or le premier est le bravo — le tueur à gages au service des puissants de Venise —, et la seconde la plus célèbre courtisane de la ville : il y a loin d’eux aux incarnations de la vertu qui peuplent les mélodrames classiques. Peter Brooks souligne d’ailleurs dans son introduction l’originalité de la pièce :
L’histoire du bravo de Venise […] propose quelque chose de différent de l’innocence persécutée du mélodrame traditionnel. Son héros ressemble au héros romantique soumis à un destin maudit — ce que Hernani appelle son « anathème » — et condamné à la solitude, privé de la consolation de l’amour et de la société. (p. 22‑23)
11Cette complexité nouvelle du héros apparaît de façon exemplaire dans la réaction du peuple, après le meurtre de Mafféo et l’adoption de Violetta : la foule s’exclame « mort au Bravo ! vive l’étranger !… » (p. 477), ignorant que le second est aussi le premier, et qu’elle conspue le même homme qu’elle acclame. Certes, Giovanni a été forcé d’endosser le costume du bravo en échange de la vie de son père, retenu en otage dans les prisons de Venise. Mais cet emploi n’a rien de théorique et la violence de Giovanni est manifeste : au premier acte, c’est bien lui qu’on voit assassiner Mafféo. De surcroît, il porte le deuil de son épouse… qu’il a lui-même poignardée seize ans auparavant, la croyant coupable d’infidélité : bravo forcé, peut-être, mais meurtrier spontané, sans aucun doute ! Quant à la courtisane Théodora, mue par l’amour maternel, elle renonce à cette carrière, mais le fait de façon flamboyante, dans tous les sens du terme, puisqu’elle déclenche non sans panache l’incendie du palais où tous les nobles libertins sont réunis autour d’elle.
12Dès la fin du deuxième acte, les attaques de Bellamonte sont arrêtées par l’intervention du bravo qui adopte Violetta. L’intérêt, dès lors, ne cesse d’être concentré sur ces deux héros paradoxaux et l’intrigue repose sur une série de suppositions erronées qui permettent aux personnages de s’opposer les uns aux autres. Ainsi, Giovanni suppose à tort que Théodora veut retrouver sa fille pour en faire une courtisane. Pour que la pure Violetta soit convaincue de renoncer à sa mère, il les fait se rencontrer incognito, dans l’atmosphère libertine d’un bal masqué, en présentant à Théodora Violetta comme une jeune courtisane à éduquer. La scène de reconnaissance, qui concentre l’intérêt dans les mélodrames classiques, est ici subvertie par la substitution de l’horreur au pathétique : Violetta découvre avec effroi l’identité de cette courtisane éhontée. Le traditionnel cri mélodramatique « Ma mère ! » est remplacé par une dénégation effarée : « Oh ! non, non, c’est impossible. » (p. 520)
13Tandis que le destin de Violetta est gouverné par la Providence, celui de Giovanni est régi par la fatalité. Son passé « a glacé [s]a foi » (p. 492) et la Providence ne lui inspire plus que des commentaires ironiques, par exemple quand il voit Mafféo, sa future victime, s’isoler dans une ruelle obscure :
C’est cela ! voilà le vieillard qui se livre… Ce que j’ai toujours remarqué dans l’ordre admirable de la Providence. C’est comme tout concourt à faciliter une mauvaise action et à voir empêcher une bonne. (p. 450)
14La suite du mélodrame prouve que Giovanni a raison de penser qu’« [à] l’heure de la naissance, la fatalité écrit l’histoire des hommes sur un livre de fer », et que « l’homme fait ce qui est écrit. » (p. 492) Si tout finit bien pour Violetta, il n’en va pas de même pour ses parents : alors que le bravo reçoit l’ordre d’assassiner Théodora — l’épouse qu’il avait cru perdre seize ans auparavant —, sous peine de voir son père être exécuté, Théodora résout le dilemme en se donnant elle‑même la mort. La pièce s’achève par un trait d’ironie tragique : le bravo, devant le corps inanimé de sa femme, apprend que son père est mort, et qu’il est libéré de sa fonction. Au couple vertueux qui s’échappe heureux est opposé le héros romantique, seul au milieu des cadavres : si le mélodrame est un « bonbon au miel », selon la formule d’Umberto Eco, celui‑ci a perdu de sa douceur, et La Vénitienne nous semble bien loin d’avoir pour effet de « rassurer [le] public en rendant lisible un univers moral » (p. 12).
Un « mode de l’excès »
15À l’exception de La Vénitienne, mélodrame romantique où le manichéisme est tout sauf irréductible, toutes les pièces opposent nettement la victime et le persécuteur, incarnations du bien et du mal. La victime, personnage éponyme de Cœlina et Thérèse, est le plus souvent une jeune fille, seule : c’est assez significativement dans la préhistoire du mélodrame et dans ses manifestations les plus tardives qu’on rencontre des titres au pluriel illustrant le dédoublement de l’emploi de la victime (Eugénie et Dorval dans Les Victimes cloîtrées, en 1791 ; Louise et Henriette dans Les Deux Orphelines, en 1874).
16Centrés sur le personnage de la victime, les mélodrames classiques peuvent se concentrer sur un ennemi (Truguelin dans Cœlina) ou les faire se succéder : dans La Grâce de Dieu, les attaques du Commandeur qui occupent les trois premiers actes sont remplacées par la trahison supposée du héros, André, trahison qui a rendu l’héroïne folle ; dans Thérèse, alors que l’héroïne a trouvé un allié pour s’opposer au perfide Valther, la mort de Mme de Sénanges permet de relancer efficacement l’intrigue, en faisant de Thérèse la principale suspecte. L’essentiel est que l’affrontement entre le vice et la vertu dure les trois ou cinq actes que font les pièces.
17Le mélodrame répond ainsi à l’émergence d’un nouveau public populaire, produit de la révolution, « qui voulait des divertissements point trop subtils, et voulait qu’on lui dise le sens de ce meilleur des mondes » (p. 11). Ces émotions primaires et intenses à l’œuvre dans le mélodrame ont pu éveiller des sarcasmes dédaigneux ; ce n’est que récemment que les critiques peuvent, au rebours des jugements sur le ridicule du genre, dire du mélodrame ce qu’André Breton déclarait à propos de Madame Putiphar : « Eh bien ! oui, j’aime cette œuvre profondément innocente, émue, et qui ne saurait faire rire que les roués7. » Finalement, comme tous les effets, le pathétique ne devient risible que quand l’auteur n’a pas su en inscrire la nécessité au sein de l’intrigue. L’orpheline aveugle livrée à elle-même au milieu des rues de Paris inconnu, abandonnée bien involontairement par sa sœur qui a été enlevée, émeut, en dépit de tout ce que la situation a d’excessif (ou précisément grâce à cela) ; en revanche on ne peut s’empêcher de sourire à la lecture de La Grâce de Dieu, dont le premier acte développe longuement les effets pathétiques liés à la fuite de Marie hors de la Savoie natale, fuite terrible et déchirante, mais nécessaire pour échapper aux séductions du Commandeur, et dont le second acte montre Marie retrouvant le Commandeur à Paris.
Un siècle de mélodrames : évolution du genre
18Au-delà de la persistance d’une intrigue fondée sur la persécution et de la recherche du pathétique, qui assure au genre son unité, le corpus de mélodrames recueillis dans l’anthologie montre les variations que connaît le genre tout au long du xixe siècle. L’extension historique du corpus permet de donner une définition du mélodrame sensiblement différente de celle que donnait Anne Ubersfeld : tandis que celle‑ci, s’appuyant sur les mélodrames classiques au sens étroit (représentés entre 1797 et 1822), dont Pixerécourt est l’un des maîtres, excluait toute question sociale du mélodrame, l’anthologie de P. Brooks tend au contraire à montrer la présence de celle‑ci. Pixerécourt, que Marie-Pierre Le Hir décrit avec justesse comme le « défenseur d’une morale abstraite, rigide et quasi-métaphysique8 », fait du scélérat un marginal naturellement mauvais qu’il faudra exclure pour que la petite communauté familiale retrouve son équilibre. Ce qu’A. Ubersfeld écrit à propos du mélodrame vaut bien pour Pixerécourt : dans ces pièces situées dans un espace privé et restreint, hors de l’histoire, « la société est le bien absolu, et tout mal dont l’origine serait socio-politique est comme laminé entre le mal moral que secrète le méchant, et le mal naturel, celui des grandes catastrophes imprévisibles et inévitables9 ». L’évolution du mélodrame rend cette analyse caduque. M.‑P. Le Hir a bien montré que Victor Ducange introduit dans la formule de Pixerécourt des changements qui apparaissent dès Thérèse, en 1820 : faire du scélérat un avocat malhonnête permet à Ducange de dénoncer la corruption de la justice, tandis que le mariage d’une orpheline fait aussi de la pièce un « plaidoyer pour l’effacement des barrières sociales imposées par la naissance10. » Ces barrières sociales jouent un rôle de plus en plus important dans l’intrigue des mélodrames ultérieurs : dans La Grâce de Dieu, Marie est harcelée par un marquis et veut épouser un noble, ce qui provoque plusieurs péripéties, la famille d’André ayant naturellement prévu un autre mariage ; les mêmes difficultés apparaissent pour la couturière pauvre du Chiffonnier de Paris, ou pour Henriette et Roger, chevalier de Vaudrey, dans Les Deux Orphelines.
19Les problèmes de classes sont doublés par les oppositions économiques. Dans Cœlina de Pixerécourt, l’enjeu de la persécution est l’argent ; de même, le scélérat de Thérèse ne veut épouser l’héroïne éponyme que pour sa fortune. Dans les deux décennies qui suivent, l’enjeu du conflit change de nature : Violetta dans La Vénitienne et Catarina dans Gaspardo le pêcheur sont persécutées par des libertins. À partir des années 1840, l’argent réapparaît comme une donnée essentielle du mélodrame qui offre alors la peinture de la misère. Il est présenté dans sa réalité la plus concrète : La Grâce de Dieu commence par une évocation du contrat de fermage, Le Chiffonnier de Paris par un crime crapuleux. L’opposition entre riches et pauvres se double parfois du contraste entre la province, lieu de la vertu valorisé, et la dangereuse capitale : l’héroïne de La Grâce de Dieu quitte la Savoie pour Paris, les deux orphelines éponymes arrivent d’Évreux.
20Pourtant, le combat du vice et de la vertu ne recouvre pas exactement les oppositions sociales. Le mélodrame postérieur à 1830, qui, selon les analyses de M.‑P. Le Hir, est alors un genre véritablement populaire, n’en propose pas moins une vision nuancée du peuple. Si Marie, dans La Grâce de Dieu, est louée pour sa vertu, on peut s’étonner de la complaisance avec laquelle est présentée Chonchon, petite Savoyarde qui fait carrière à Paris en multipliant les amants : loin d’être condamnée, Chonchon incarne l’élément comique de la pièce. L’ignoble baron Hoffmann du Chiffonnier de Paris trouve une alliée en Madame Potard, sage-femme coupable d’infanticide. Au début des Deux Orphelines, le refus du marquis de donner l’aumône à une vieille mendiante permet au spectateur de le juger d’emblée ; mais cela n’empêche pas que la mendiante est elle-même paresseuse et malhonnête : les deux personnages sont, dans des styles radicalement opposés, des monstres de vice qui persécuteront chacun l’une des deux orphelines. Le dédoublement de la victime s’accompagne d’un dédoublement des bourreaux, issus de milieux sociaux opposés. On retrouve là l’ambivalence qui caractérise Les Mystères de Paris, dont l’influence sur les mélodrames de cette époque se marquait d’ailleurs déjà par l’urbanisation du cadre.
21L’opposition se formulait en termes moins économiques que politiques dans les mélodrames de l’époque romantique, qui montrent l’affrontement entre le peuple et les puissants. Dans La Vénitienne, les nobles qui détiennent le pouvoir à Venise ont forcé Giovanni à devenir bravo et l’utilisent pour assouvir tous leurs désirs : la seule issue réside dans la fuite. Plus optimiste, Gaspardo le pêcheur montre une révolte populaire aboutissant à la destitution du tyran.
22Considéré sur la longue durée, le mélodrame apparaît ainsi comme un genre bien plus aux prises avec son époque qu’on aurait pu penser. Le corpus de l’anthologie illustre parfaitement le constat que fait Peter Brooks dans son introduction :
[…] la plupart des mélodrames de l’époque révolutionnaire et de la Restauration émettent des exigences morales — toutefois pas nécessairement d’une orthodoxie religieuse. Et ces exigences n’étaient pas non plus forcément socialement conservatrices, le mélodrame pouvant être le vecteur de la protestation, de la révolte — le lieu où le paysan persécuté peut dénoncer le patron ou « l’aristo » dominateur. (p. 11)
23Au regard de la composition de l’anthologie, l’intégration des Victimes cloîtrées, mélodrame avant la lettre, s’imposait donc : représentée en 1791, la pièce est émaillée de discours virulents contre le clergé, « vrai fardeau de la société » (p. 89), contre « l’intolérance, le fanatisme et la superstition » (p. 68) et fait l’éloge des valeurs révolutionnaires. Ce sont ces mêmes valeurs qu’on retrouve presque un siècle plus tard, dans la dernière pièce de l’anthologie, Les Deux Orphelines, dont l’action se situe en 1784 : le discours sur l’actualité est devenu discours historique, mais il n’a pas changé.
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24Dans l’histoire du mélodrame que retracent les pièces recueillies dans cette Anthologie du mélodrame classique, c’est paradoxalement Pixerécourt, dont on a fait le meilleur représentant du « mélodrame classique », qui apparaît finalement comme une exception. Si Pixerécourt codifie les emplois et les motifs d’un genre voué au succès, il exclut du mélodrame la dimension socio-économique, que réintroduiront les auteurs de l’époque romantique, et plus encore leurs successeurs.
25Entre Pixerécourt et le « mélodrame social » de la deuxième moitié du siècle, le « mélodrame romantique » reprend la formule du genre en en subvertissant la morale. Ce n’est pas le moindre mérite de cette anthologie que de montrer au lecteur comme le mélodrame, ce genre qu’une définition simple a pu à tort faire considérer comme simpliste, est une forme ductile et efficace, qui s’est renouvelée tout au long du xixe siècle pour servir des propos variés.