Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Octobre 2013 (volume 14, numéro 7)
titre article
Gaël Prigent

Bible & littératures

Imaginaires de la Bible. Mélanges offerts à Danièle Chauvin, sous la direction de Véronique Gély & François Lecercle, Paris : Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2013, 354 p., EAN 9782812408762.

1Mélanges offerts à Danièle Chauvin et réunis par Véronique Gély et François Lecercle, le recueil d’études intitulé Imaginaires de la Bible se veut un peu plus que ce que ce titre à la manière de Gilbert Durand promet d’emblée. Il y s’agit ainsi, non seulement de voir dans quelle mesure l’Écriture a pu féconder l’œuvre d’auteurs dont on égrènerait la liste au fil du volume, mais de recouper différentes perspectives structurant l’ensemble de l’exposé. Ainsi la première partie s’attache‑t‑elle à la Bible en tant que livre et support d’une langue spécifique, susceptible d’être imitée et parodiée, tandis que les suivantes adoptent un point de vue croisant le genre et la chronologie, la présence et l’influence de la Bible étant appréhendée aussi bien dans le théâtre et la poésie que dans le roman.

Intertextes bibliques

2La première dimension du biblique scrutée par l’ouvrage n’est pas la plus courante dans les études littéraires consacrées à ce champ que D. Chauvin a contribué à très largement rénover : elle est pourtant des plus passionnantes. Se concentrant en particulier sur l’œuvre du romancier espagnol Julían Ríos, Anne Tomiche opère tout d’abord une fructueuse typologie des écrivains s’étant intéressés au mythe biblique de Babel et de la langue unique : d’un côté ceux qui, conformément à la tradition exégétique, voient dans ce fantasme d’une langue unique la concrétisation de toutes les vertus et y reconnaissent le Verbe divin, auquel ils s’efforcent par leur propre travail de retourner, de l’autre ceux qui, comme Ríos, loin de condamner la multiplicité née de la confusion, récusent l’unicité et choisissent la pluralité de langues qu’ils font jouer entre elles, par des procédés d’altération et d’étrangeté déjà à l’œuvre chez Rabelais, Artaud, ou Joyce, tous artisans d’une « Babel heureuse » revendiqués comme figures tutélaires par l’auteur de Larva et de l’Album de Babel. D’une tout autre façon, c’est encore la langue biblique qu’interroge Anna Saignes dans l’article qu’elle consacre à ce que la critique littéraire polonaise appelle la « stylisation biblique » depuis Les Livres de la nation et des pèlerins polonais de Mickiewicz, en 1832. Calqué sur le Livre dans sa composition (deux parties mimant l’opposition des deux Testaments : la première contant l’histoire de l’humanité depuis ses origines, la seconde se présentant comme un recueil de sentences et de paraboles) comme dans sa langue (celle, archaïsante au xixe siècle de la traduction de la Bible par Jakub Wujek à la fin du xvisiècle), l’ouvrage fait le récit de la Passion d’une Pologne souffrante, abandonnée par une France assimilée à Judas, et vouée à une prochaine résurrection. A. Saignes montre alors ce que cette « stylisation » a de commun avec l’intertextualité au sens de Bakhtine et de ses continuateurs occidentaux, mais aussi et surtout ce par quoi elle s’en distingue, rendant à ses théoriciens (Stanislaw Balbus et Zofia Stefanowska) ce qui leur appartient. C’est ensuite à la Bible comme objet que s’intéresse, quant à elle, V. Gély, dans « Les pages blanches de la Bible » : ce livre qu’un souvenir d’enfance place oublié en haut d’une armoire chez Hugo ou associe, au contraire, à l’imaginaire oriental chez Lamartine, que sa mère récompensait par la découverte d’une gravure lorsqu’il avait bien récité son histoire sainte. D’autres témoignages d’écrivains ou de personnages littéraires sont convoqués pour nourrir cette opposition ou la compléter : celui de Rimbaud, de l’Aurélie de Wilhelm Meister, etc. Invitation au voyage, livre décoratif, objet de sacrilège, cadeau de noces, objet de commentaires en marge, objet même d’intrigues littéraires, comme dans La Tulipe noire d’Alexandre Dumas, le livre biblique est ici envisagé dans toutes ses fonctions et dans tous les genres. Ce très riche premier temps se conclut alors logiquement sur deux exemples de ce genre de commentaires exégétiques nés de la lettre du Texte : directement, comme chez Origène, dont la glose de Mt xvii, 1‑3 est appréhendée par Alexandra Ivanovitch à la manière d’Umberto Eco (l’article s’intitule malicieusement « Lector in Evangelio »), la scène de la Transfiguration étant la figuration même de la lecture spirituelle comme dépassement du sens littéral (ce qui fait du théologien d’Alexandrie le précurseur du théoricien d’Alessandria, à moins que, borgésiennement, Eco n’ait inventé, grâce à A. Ivanovitch et par le biais d’une « coopération interprétative du lecteur », cette inattendue mais évidente filiation), ou indirectement, lorsqu’Aurélia Hetzel étudie quelques réécritures du rêve de Procula, la femme de Pilate (Mt xxvii, 19), chez Paul Claudel, Gertrud von Le Fort, Roger Caillois, Jean Grosjean.

Vision chrétienne & vision tragique : présence de la Bible au théâtre

3Intitulée « Imaginaires tragiques », la deuxième partie est consacrée à la présence du biblique dans le genre tragique illustré par le théâtre du xviie siècle. Dominique Millet‑Gérard, tout d’abord, prend l’exemple de Jephtias Tragœdia de Jacob Balde (1654) pour mettre en évidence le traitement du biblique par les Jésuites. S’attachant à montrer cette spécificité, qui tient à la façon qu’a le dramaturge de faire émerger le mystère sacré en brodant sur un très bref passage du Livre des Juges (xi, 29‑40) et en ajoutant à l’Écriture, non seulement ce qu’elle ne disait pas, mais aussi un certain nombre de références profanes, mythologiques et antiques, l’auteur se concentre sur une scène (iv, 2) qui devient l’illustration métonymique de toute la pièce : ainsi le lieu, les montagnes mentionnées par le texte biblique, et où la fille de Jephté condamnée par son père va se recueillir, devient‑il, par le jeu de l’amplification rhétorique à partir de modèles antiques, tout autre chose, superposition du locus amœnus et des représentations scripturaires du lieu idéal (cælum novum et terram novam, fons vitæ, etc.). Il en est de même du temps : le délai de deux mois accordé à l’héroïne pour se recueillir étant calculé à partir du calendrier lunaire, Balde introduit alors le personnage de Diane, personnification de la Lune qu’il s’agit de prier de s’immobiliser dans le ciel ou d’offrir une victime de remplacement au sacrifice fatal. Au bout du compte, c’est toutefois la dimension christique du personnage de Menulema que le drame met en avant, puisque la jeune vierge fait l’objet d’une véritable transfiguration, la complexité du jeu jésuitique consistant à modeler cette métamorphose, non pas sur celle du Christ au Thabor, mais sur tel épisode virgilien (l’enthousiasme de Turnus, Énéide xii, 101‑102 ; l’inspiration de la Sibylle : ibid., vi, 50), alors même que son nom est l’anagramme d’Emmanuel. Clotilde Thouret et F. Lecercle, de leur côté, s’intéressent respectivement aux transpositions tragiques de deux épisodes vétéro‑testamentaires : l’histoire d’Amnon et Tamar (2 S xiii) tout d’abord, qui inspira deux auteurs français (Pierre Thierry, sieur de Montjustin, dans David persécuté, 1601, et Nicolas Chrétien des Croix dans Amnon et Thamar, 1608) et deux auteurs espagnols (Tirso de Molina dans La venganza de Tamar, 1634, et Calderón dans La gran comedia Los cabellos de Abasalón) de l’époque baroque, et celle de Saül dans The Tragedy of King Saul (1703), dont F. Lecercle montre que le principal intérêt ne réside pas dans l’énigme de son auteur (Roger Boyle, comte d’Orrery), mais dans la portée politique et morale que le dramaturge donne à sa pièce, témoignant par là des contradictions dans lesquelles la fin du xviie siècle se débat eu égard à la Bible. Bernard Franco — partant, quant à lui, de la tragédie chrétienne et de sa possibilité même : « peut‑on inscrire celui qui tend l’autre joue dans un schéma tragique ? » (p. 128) ; la tragédie, célébration sacrée, s’accommode‑t‑elle de la religion chrétienne ? — pose finalement la question du tragique, et du tragique chrétien, en l’occurrence : « la vision chrétienne du monde peut‑elle se concilier avec une vision tragique ? » (p. 129). La réponse proposée compare de nombreuses œuvres, non seulement du xviie siècle lui‑même, mais des suivants, jusqu’à celles de Beckett, Ionesco ou T. S. Eliot.

Spiritualité poétique

4La présence de la Bible dans le genre poétique offre de nouvelles interrogations. Jean‑Louis Backès, en intitulant son étude « romances bibliques », tente de cerner l’apparition d’un genre poétique biblique du récit bref, qui émerge selon lui au xixe siècle et qu’il s’évertue à distinguer de la simple paraphrase poétique. Henriette Levillain, s’appuyant sur Baudelaire, s’intéresse à la question du blasphème en poésie, conçu comme profanation verbale chargée d’ambiguïté, ainsi que le révèle le sonnet De profundis clamavi, tout entier marqué par l’ivresse du sacrilège et par le désespoir de la damnation : ambiguïté du titre, ambiguïté du destinataire, ambiguïté de la spiritualité baudelairienne elle‑même. Justyna Gambert fait porter son article sur le récit de la Passion rédemptrice dans la poésie d’Anna Akhmatova, poétesse russe dont la destinée se confond avec celle de son pays en 1917, notamment dans le cycle intitulé  Requiem (1936‑1940), qui superpose l’histoire d’une âme, celle d’un peuple, et le récit évangélique lui‑même : elle met ici rigoureusement ses pas dans ceux de D. Chauvin, qui avait consacré un article à l’Apocalypse de la Guerre dans la poésie polonaise1, tout comme le fait Jean‑Yves Masson dans « Pierre Jean Jouve lecteur de Blake » en convoquant le travail majeur de cette dernière2. Daniel‑Henri Pageaux étudie de son côté les « Échos bibliques dans l’œuvre de Miguel Torga », tandis que Stanislaw Jasionowicz scrute la Bible et la présence de « Jacob, Job (et Lazare) dans la poésie de Tadeusz Różewicz ».

Réécriture d’épisodes bibliques dans le roman

5L’analyse se clôt enfin sur l’étude des échos bibliques dans le genre romanesque : les mythes bibliques dans le roman d’une part, et le « Grand Code » que la Bible, selon l’expression de Blake reprise par Northrop Frye, y constitue  d’autre part. Moby Dick de Melville offre le premier exemple de lecture métatextuelle, celle du Livre de Job bien sûr, comme le montre Florence Godeau, en mettant en évidence les trois fondements bibliques du roman : la figure tutélaire de Job, celle du témoin et celle du Léviathan, le personnage biblique offrant le modèle de compréhension non seulement d’Achab mais aussi et surtout du narrateur Ismaël, la question de la foi et de sa possibilité même devenant ainsi, selon l’auteur, la métaphore de la croyance poétique qu’exige tout récit de son auteur et de son lecteur. Même hypotexte encore, selon Pierre Brunel, dans L’Ogre de Jacques Chessex, qu’il considère avoir été « écrit en marge du Livre de Job » et qu’il compare au roman de Jean‑Luc Despax, lui aussi dévolu au monde de l’enseignement : Prof is beautiful. Dans les deux cas, le père du personnage principal, les directeurs d’établissement étant assimilés au Dieu vengeur et cruel de l’Ancien Testament, les héros se trouvent confondus avec Job, tandis que c’est à Joseph qu’est identifié le héros d’Une vie de boy de Ferdinand Oyono. Mélanie Adda montre parfaitement comment dans ce roman contestataire la figure mythique du patriarche est au service d’un discours anti‑colonial, le rapport ambivalent des écrivains colonisés à la culture occidentale étant éminemment représentée par leur rapport à la Bible, Joseph lui‑même comme son histoire mettant en scène la rencontre de deux cultures et de deux civilisations et l’idée d’une double appartenance. Ce que montre le roman, en renversant le schème narratif biblique, c’est néanmoins l’échec du nouveau Joseph. Même écart novateur par rapport à l’hypotexte biblique chez Ted Chiang, auteur d’une nouvelle de science‑fiction (« Tower of Babylon ») qui met en scène l’achèvement de la construction de la tour de Babel : pour Sylvie Parizet, Chiang retourne les préceptes de la réécriture moderne du mythe babélien que sont l’inachèvement, l’inanité et l’absurdité du projet, ce qui prouve la vivacité toujours actuelle de l’imaginaire biblique.

6On voit assez mal, dès lors, ce qui justifie le passage à une autre partie : dans un article consacré au roman du début du xxe siècle, Chantal Foucrier compare les schèmes respectifs offerts à la narration par le mythe de l’Atlantide tel que nous l’a légué Platon et celui du Déluge et de l’Arche de Noé ; Yves Chevrel s’intéresse aux transpositions romanesques de la crise moderniste chez des auteurs comme Mary A. Ward, Antonio Fogazzaro, Roger Matin du Gard et, surtout, Joseph Malègue, dont Augustin ou Le Maître est là lui apparaît comme l’archétype du genre ; Anne Ducrey livre une passionnante étude de l’œuvre de Boulgakov : Le Maître et Marguerite, vue comme entrelacement de deux trames narratives et intertextuelles au plus haut degré, celle de la réécriture de Faust, mais également celle du récit de la Passion qui constitue les chapitres incriminés en texte autonome, et en véritable « Évangile selon Woland », nouvel apocryphe fondé sur la viscérale ambiguïté du bien et du mal ; Anne‑Rachel Hermetet, enfin, expose la dimension biblique du roman d’Ernst Wiechert Missa sine nomine (1950), œuvre singulière qui questionne la Bible, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, non pas sur le mode moral du débat théologique et philosophique, mais comme le lieu d’un savoir partagé et du souvenir d’une innocence perdue.


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7Cet ensemble très riche répond donc bien aux promesses de son titre. « Mélanges », il est pluriel, sinon disparate. Mais cette pluralité signe la richesse de l’objet appréhendé : non pas un imaginaire biblique, mais des imaginaires aussi nombreux que les auteurs eux‑mêmes, qui s’approprient, chacun à sa façon, la Bible. Elle signe aussi la richesse des démarches méthodiques et des perspectives théoriques mises en œuvre par les différents contributeurs, qui prennent pourtant tous soin de rappeler leur dette envers Danièle Chauvin, ou leur volonté de se placer dans la continuité d’une recherche elle‑même riche et plurielle. C’est ce point commun qui fait le fil directeur de l’ensemble et le double intérêt d’un ouvrage qui, tout à la fois, donne à connaître un champ de recherche en pleine effervescence et l’un des principaux artisans de ce renouveau récent.