Performativité de la poésie
1Dans la continuité de Figures du sujet lyrique, qu’il a dirigé en 1996, Dominique Rabaté analyse dans son dernier essai une dimension négligée et pourtant fondamentale de la poésie moderne et contemporaine : non seulement expressive, ou lyrique, mais également performative, la poésie serait, pour le critique, comparable à un geste accomplissant l’expression de son propre désir. Une étude anthropologique situerait cette « opération lyrique » (p. 8) aux origines même de la croyance magique en l’incantation ; D. Rabaté en situe la résurgence exemplaire dans l’exclamation du Rimbaud des Illuminations, dansant sur les fils de l’écriture qu’il vient de tendre (« Phrases »). Cette croyance dans les pouvoirs du langage, l’auteur en décline les gestes à partir d’une série de verbes qui en désignent chacune des modalités : « ouvrir » (Baudelaire/Apollinaire/Ponge) ; « interroger » (Frénaud) ; « donner » (Ponge/Jaccottet/Verlaine/Deguy) ; « promettre » ; « maintenir » (Éluard/Deguy/Roubaud) ; et « chercher » (la sortie).
2Ce panorama1 dessine en creux une histoire littéraire où la poésie commence par agir sur le monde — le geste exemplaire d’Apollinaire dans « Les Fenêtres » —, tente de maintenir le lien vers un destinataire toujours plus précaire (désespérément précaire quand il s’agit du défunt), ou s’efforce de bricoler son royaume par ses moyens propres, chez Cadiot par exemple. La notion de performativité n’est donc pas indépendante de celle de littérarité puisque le langage poétique dépend de la conscience de ses pouvoirs, qui semblent de plus en plus fragiles à mesure que nous approchons le temps présent. Par ailleurs, la dimension performative du langage est étroitement liée à celle de la position du sujet : c’est pourquoi chaque geste est ici envisagé dans son rapport à une modalité temporelle « gagée sur l’énonciation » (p. 181). Chez Ponge, « ouvrir » est par exemple une manière d’être engagé dans un monde qui se décline dans une écriture au présent — j’ajouterais à l’impératif, dans la mesure où Ponge nous engage souvent à l’imiter dans son parti-pris des choses, dans le temps même où nous lisons « Particularité des fraises », par exemple : « Bêtes, allez sur la fraise que je vous ai découverte ». Inversement, le deuil fragilise les modalités d’une présence « en déshérence » (p. 188) : « maintenir », c’est alors faire le pari d’un futur contenu dans la promesse du sujet.
3Par le choix des poètes étudiés (Ponge et Michaux, entre autres), on voit que la réflexion de D. Rabaté entend dépasser de débat « entre lyriques et anti-lyriques qui avaient pu sembler marquer le début des années 1990 en France » (p. 94).
4Plutôt qu’à la littérarité desséchante et narcissique dans laquelle les poètes « post-lyriques » risquent de tomber — ou sont déjà tombés selon l’auteur (p. 100) —, les potentialités de la performativité du langage sont assignées par D. Rabaté à la revalorisation d’un lyrisme, dont nous trouvons dans le livre une série de définitions. Le lyrisme est ici entendu comme « capacité de chant et d’enchantement , comme puissance mélodique et mélodieuse [qui] se voit entravée par un sujet critique qui le dédouble pour en faire un sujet du doute, de l’ironie, de la distance » (p. 94) ; « dispersion-réunion [qui provient] d’une ‘parole tenue’ » (p. 117) ; « promesse de ce qui excède même la promesse comme autre nom de la poésie » (p. 170) ; « parole individuelle sans la certitude d’une transcendance qui déborde la parole singulière pour la convertir en leçon de vérité à venir » (p. 172) ; ou encore « épiphanie profane » (p. 137).
5Ce que ces antithèses définitoires du lyrisme ont en partage est une évaluation positive de la poésie, lorsqu’elle travaille avec ou à partir d’une tension maintenue entre la grâce du geste lyrique et la conscience critique, « modalités d’un régime oscillatoire, nécessairement tension entre le chant et ce qui le défait » (p. 95). Ainsi du don verlainien, dont « la dynamique essentielle tient à la tension entre la circonstance qui préside à sa naissance, et la généralité qu’il atteint, tout en résistant contre elle » (p. 152), « tension » qu’on retrouve encore entre le naturel (des fleurs) et celui du langage et ses fleurs de rhétorique (p. 151). D. Rabaté va dans le même sens lorsqu’il évalue le travail d’Olivier Cadot, entre la mise en scène théâtrale de ses textes et leur littérarité, qui ne masque pas leur nature de représentation : « c’est certainement dans cet écart et dans cette tension que se négocie l’intensité de ses textes » (p. 216). Et il en va de même du poème de deuil qui doit dans le même temps « conjurer et accueillir » l’absence (p. 196).
6La performativité est donc bien l’une des modalités du lyrisme critique que D. Rabaté voit à l’œuvre dans la poésie moderne et contemporaine — l’expression d’un désir d’agir sur le monde par le pouvoir du langage (performativité), redoublé par la conscience réflexive du texte sur lui-même et sa nature représentationnelle (littérarité). Cependant, la description de cette double modalité est souvent reconduite à des formulations qui soulèvent le risque de la tautologie dans le commentaire critique. Prenons par exemple cette formule à propos du travail d’Olivier Cadiot : « Son Robinson est ainsi recomposé par magie, par la magie de la parole qui le fait naître en le disant » (p. 215). En quoi cette formulation décrit-elle une nouvelle opération du geste d’écriture ? Ne peut-on pas dire que Ronsard, par la magie de la parole, fait naître un sonnet en l’écrivant ? Et en quoi cette description relèverait-elle du seul medium de l’écriture ? Ne peut-on dire par exemple : « Son Paris-Texas (de Wim Wenders) est ainsi recomposé par magie, par la magie des images qui le font naître en les filmant ? »
7Une autre évaluation est réaffirmée par chacun des chapitres, à savoir que la poésie est investie d’une mission et qu’il lui revient d’exprimer le sujet lyrique moderne, caractérisé par la dispersion de sa voix et par son manque essentiel. Si on peut partager cette conception romantique de la poésie, est-ce qu’il va de soi que la poésie est par essence ce « lieu d’accomplissement » (p. 170) de la parole ? Bien que l’observation concerne un texte de Frénaud, le présent de vérité générale implique « une vérité du désir, à la limite du désir, à la limite du dicible, vérité que seule la parole poétique peut accueillir » (p. 80). Cet essentialisme se retrouve plus loin dans une analyse portant sur Yves Bonnefoy, selon laquelle la poésie dirait justement « l’essence » de la voix, à la fois proche et lointaine (p. 72).
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8Gestes lyriques est d’abord un livre de dons, un livre qui (justement) fait ce qu’il dit. Le lecteur ici, hors de son costume universitaire, n’hésite pas à se dire touché (p. 72) et à manifester son admiration sans en faire un exercice — c’est ainsi que l’adverbe « magnifiquement » est employé à de nombreuses reprises (p. 75, p. 112, p. 113, p. 116, p. 155, p. 179). Mais, surtout, chacune des conférences à l’origine du livre est réactivée comme un geste de don envers un proche : à l’ami qui lui a donné à lire (p. 156 — au cœur du livre) ou à la mère (p. 170), tissant les liens d’une communauté avouée, un nous convoquant « notre mémoire de lecteur » (p. 183). Le livre apparaît dès lors comme une série de gestes lyriques, un vrai livre de lecteur de poésie, vers un ensemble d’autres lecteurs qui réactiveront le rite.