Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Anamaria Lupan

La relation dans les belles lettres chez Yourcenar

Jean‑Pierre Castellani, Je, Marguerite Yourcenar. D’un « Je » à « L’Autre », Bucarest : EST‑Samuel Tastet Éditeur, 2011, 325 p., EAN 9782868180407.

1L’essai de Jean‑Pierre Castellani, Je, Marguerite Yourcenar. D’un « Je » à « L’Autre », est le témoignage de l’intérêt et de la curiosité intellectuelle que les œuvres de Marguerite Yourcenar ont suscités chez le critique. Ce recueil regroupe les études interdisciplinaires de J.–P. Castellani sur la présence littéraire de l’écrivaine dans la vie culturelle du monde entier. La théorie littéraire, la sociologie, l’esthétique, etc. sont quelques dimensions du discours proposé par l’étude de J.‑P. Castellani. Ce qui est séduisant pour le lecteur, c’est le fait que l’auteur n’emploie pas de grilles de lecture mais au contraire, il donne la parole au « plaisir du texte », pour reprendre le fameux syntagme de Roland Barthes.

2Une première lecture du livre fait voir la passion et la sympathie que le critique manifeste pour les écrits de Yourcenar. La dimension critique du discours est soutenue en filigrane par une voix amicale, par un discours amoureux de son objet ; dans l’avant‑propos, l’auteur parle d’une sorte de maladie contagieuse que les écrits de Yourcenar transmettent; ses œuvres instaurent l’empire de la relation parce qu’elles captivent les lecteurs : « Yourcenar n’est pas seulement un objet d’étude, c’est aussi une amie, un compagnonnage qui est né et s’est développé au fil du temps. » (p. 15) J.‑P. Castellani repense l’acte critique ; il remet en question la perspective rigoureuse et neutre du discours scientifique pour mieux comprendre la manière dont un écrivain s’affirme au‑delà d’un certain contexte spatio‑temporel.

3La problématique qui est au centre de cet ouvrage est le rapport établi entre la voix auctoriale et celle du lecteur, autrement dit le dialogue créé entre les livres et les lecteurs.

4Le livre se propose de dresser un portrait intellectuel de Yourcenar. Pour atteindre ce but, la relation est lue comme le point de repère central. Une relation est mise en place entre les images de l’écrivaine dans le temps (une sorte de relation intra‑personnelle) et une autre (la relation interpersonnelle) entre l’écrivaine et les autres (qu’ils soient critiques, lecteurs, etc.). L’ambiguïté intra‑personnelle et interpersonnelle soutient l’affirmation de l’individualité et de la singularité.

5Le processus de lecture est étudié car, comme le remarque l’auteur lui‑même dans l’avant‑propos, la lecture rend vivante la littérature :

[...] l’invitation à continuer un dialogue unique d’un « je » à « l’Autre » qui est, en définitive, la raison et la justification même de la lecture des textes littéraires. (p. 16)

6La lecture est une interprétation ; elle met en contact des entités éloignées, elle rapproche, parce qu’elle propose une relation, un dialogue. La lecture est mouvement et processus. Yourcenar, la nomade érudite, lit sa vie parce qu’elle transpose le quotidien dans un art. Pour mieux mettre en évidence le rôle du mouvement, de la fuite et du processus dans la poétique de Yourcenar, l’ouvrage prend en compte les paliers textuels et extratextuels de la vie de l’écrivaine, le vécu et sa transposition littéraire ; les points de fuite proposés par chaque palier sont analysés, interprétés et problématisés.

7La structure du livre participe à la mise en scène de ce portrait; les études « Portrait de Marguerite Yourcenar », « Marguerite Yourcenar romancière ? »  et « La correspondance de Marguerite Yourcenar » créent un portrait problématique de la présence sociale de l’écrivaine ; J.‑P. Castellani ne se propose pas de la définir de manière rigoureuse mais il analyse ses errances et son devenir en mouvement ; la fluidité du « moi » de Yourcenar invite le lecteur à un jeu avec des masques et à une quête du sens ; la seule stabilité est, comme le remarque l’auteur, celle offerte par la culture : « [...] cette fille d’un aristocrate français et d’une femme de la noblesse belge n’a pas, à vrai dire, de racines autres que culturelles. » (p. 22) Si la certitude peut être trouvée du côté de la culture, le portrait de Yourcenar demande, pour être plus complexe, une analyse de ses œuvres ; dans l’essai, les études « Alexis ou le Traité du vain combat », « De Denier du rêve à Rendre à César » et « Les Mémoires d’Hadrien » participent au portrait culturel de l’écrivain parce qu’elles analysent les marques autobiographiques parsemées dans les œuvres de fiction. Un dernier chapitre regroupe des études sur la réception de Marguerite Yourcenar dans l’univers culturel — « Marguerite Yourcenar et l’Espagne », « Marguerite Yourcenar, traductrice », « Réception de Yourcenar en Argentine », « Une lecture de Jorge Luis Borges ».

8Yourcenar reste toujours en relation avec le cadre culturel du monde entier. Quelles sont les formes de cette relation ?

La lecture, une forme de la relation entre le « je » & l’« Autre »

9Comme le titre du livre de J.‑P. Castellani le laisse présager, la relation est le sujet essentiel, la figure emblématique, des œuvres de Yourcenar. La lecture est une manière de figurer la relation ; elle est une forme spéciale de relation parce qu’elle propose un dépassement géographique et chronologique.

10Le lecteur d’aujourd’hui peut se retrouver dans les textes et les personnages de Yourcenar. Les mythes, l’appel à un langage universel, à savoir l’emploi des figures historiques, consacrées par le temps, donnent aux œuvres de l’écrivain une dimension universelle.

11Une perspective intéressante de l’étude de J.‑P. Castellani est la mise en évidence de la vitalité, de l’actualité des écrits de Yourcenar: « La singularité de Yourcenar est précisément d’offrir des thèmes dans ses livres qui, forcément,  répondent un jour aux besoins d’un public, n’importe où dans le monde. » (p. 271) La singularité de l’écrivain serait, selon le critique, d’établir des relations in praesentia et in absentia ; elle propose des sujets qui expriment l’essence de la vie humaine, elle traite, dans ses œuvres, de la condition humaine pour rester toujours en dialogue avec ses lecteurs. Le langage universel est celui de l’humanité. Les écrits de Yourcenar rejettent l’attachement à des contextes historiques, à des idéologies arbitraires, aussi bien que les héritages ; cette liberté de l’expression contribue à l’universalisme de l’écriture.

12J.‑P. Castellani souligne à juste titre que le mythe, ce langage universel, est dédoublé par le langage affectif ; la Grande Histoire est en relation avec la petite histoire, en sorte que les œuvres de fiction transposent des intermittences de l’humanité : « Ces personnages, masculins ou féminins, homo ou hétérosexuels, sont, en partie, des masques de Yourcenar. » (p. 230) Le langage affectif, les émotions et le vécu donnent une dimension poétique aux écrits ; cette dimension suggère et ne dit pas ; de là apparaît une ouverture de l’œuvre, un appel au dialogue adressé au lecteur.

La lettre & l’« œuvre ouverte »

13Les écrits de Yourcenar, comme le souligne très bien J.‑P. Castellani, présentent souvent des structures épistolaires ; l’auteur questionne les enjeux de cette formule textuelle dans les textes de Yourcenar ; l’analyse porte sur deux textes qui prennent la forme de la lettre, à savoir Alexis ou le Traité du vain combat — « longue lettre de rupture d’un homme à son épouse » (p. 48) — et Mémoires d’Hadrien — « la lettre testament, considéré souvent comme une des ultimes prises de parole du « moi » de l’individu de l’empereur, sentant la mort proche, adresse à son héritier Marc‑Aurèle. » (p. 48‑49) Chaque texte a ses particularités mais, en même temps, ils créent tous deux un destinataire privilégié qui reçoit le message exceptionnel. Les textes figurent en filigrane des « lecteurs‑modèles », si nous reprenons la terminologie d’Umberto Eco.

14La lettre est une manière d’entamer un dialogue avec autrui. J.‑P. Castellani étudie et problématise « la correspondance dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar ». Traitant du roman Alexis ou le Traité du vain combat, il part de la prémisse que « [...] la technique et la rhétorique de la correspondance, sorte de monologue de son auteur protagoniste, facilite son examen de conscience plus que la structure du roman [...] ». (p. 63) La lettre est une manière de parler de soi sans l’affirmer pleinement ; elle est un discours détourné et participe à la mise en place de l’autobiographie. Toutefois, comme le remarque le critique, la lettre ne peut pas être confondue avec l’autobiographie ; si la lettre d’un personnage mêle le fictif et le réel, l’autobiographie essaie de traduire le vécu tel qu’il fut :

La voix de la lettre ou du journal intime est la voix du présent, sans distance ; celle de l’autobiographie, se rapporte au passé, elle consiste à donner la parole à un absent, ce « moi » de celui qui écrit, forcément distancié par l’éloignement plus ou moins marqué dans le temps. (p. 48)

15Les lettres et les structures épistolaires participent à ce que le critique nomme « un système compliqué entre vérité et mensonge » (p. 48) ; elles constituent une image particulière parce qu’elles créent une œuvre ouverte mais en même temps elles imposent des contraintes. Ce paradoxe est souligné par l’auteur :

[...] on peut déceler une espèce de mouvement antagonique, entre un goût pour le récit à la première personne et la volonté têtue, presque orgueilleuse, de protéger et de contrôler son intimité. (p. 48)

16Le discours dissimulé, la création des personnages pour dire son histoire, peut être vu comme une dimension ludique de l’écriture de Yourcenar. L’écrivain se laisse habiter par les personnages pour mieux proposer un jeu avec ses masques : le virtuel et l’actuel coexistent pour établir une relation entre plusieurs formes de « moi ». L’imaginaire reprend le relais du réel : « On sait qu’il fut plus facile et naturel pour Yourcenar d’entrer dans la situation d’Alexis que dans celle de Monique. » (p. 65)

17Yourcenar raconte sa vie à l’aide des histoires des personnages ; elle emprunte ses pensées à ses personnages pour intriguer le lecteur ; elle dit son histoire mais elle présente plusieurs variantes parce qu’elle incarne en partie tous ses personnages ; il revient au lecteur de choisir et de justifier son choix. L’autorité de l’écrivain ne cesse de se mettre en œuvre, de s’affirmer. Elle contrôle l’écriture du « moi » par le discours détourné ; la fiction et l’autobiographie s’échangent des stratégies ; elles sont en relation.

18Pour rapprocher l’histoire d’Hadrien du lecteur moderne, selon J.‑P. Castellani, Yourcenar choisit la forme de la lettre ; cette hypothèse est très intéressante dans la mesure où elle souligne encore une fois le rôle joué par la relation dans les écrits de Yourcenar. La lettre est une forme de dialogue avec autrui :

La technique de la lettre fictionnalise le personnage historique, elle le détache de sa réalité exacte, reconstruite avec beaucoup de minutie érudite, et le replace dans un système individuel, proche de celui du lecteur. (p. 101)

19La lettre d’un personnage historique interpelle le lecteur ; elle établit une relation de deuxième degré — le lecteur lit une invitation au dialogue — parce que l’écrivain redonne vie au personnage et, ensuite, le rapproche du monde actuel, de l’univers du lecteur.

Les métamorphoses génériques – la relation intertextuelle

20J. P. Castellani s’attarde sur les figures de la métamorphose dans les écrits de Yourcenar. Tout est métamorphose chez elle parce que tout est en processus et en mouvement. Il montre qu’elle privilégie les errances, les changements et voyages aussi bien dans sa vie sociale — « Toute son existence, dès l’enfance et les années passées aux côtés de son père en Europe d’abord, et ensuite seule à travers l’univers, n’a été qu’une alternance de voyages, d’errances même, volontaires, organisées, programmées, au fil de ses découvertes, de ses passions esthétiques, intellectuelles, ou affectives. » (p. 23) — que dans sa vie littéraire et culturelle.

21Le transfert des genres est examiné par le critique dans le cas du passage du romanesque de Denier du rêve à la formule dramatique affirmée dans Rendre à César. Cette métamorphose est expliquée par « le goût yourcenarien de la correction, de la réimpression, de la nouvelle formulation d’une même histoire ». (p. 121‑122) Le processus transgénérique s’inscrit dans la poétique de Yourcenar, dans ses principes de ne s’attacher jamais à rien. Le passage du romanesque au dramatique est lu par J.‑P. Castellani comme une correction du plan initial, situation qui affirme de nouveau la dimension autoritaire de l’écrivain. Pourtant, « [...] cette expérience est unique dans l’œuvre de Yourcenar. » (p. 123) ; la singularité de ce transfert générique pose des questions. Quels sont en effet les avantages et les désavantages de cette transposition générique ?

22J.‑P Castellani souligne l’originalité de Rendre à César qui lui vient du fait qu’il est l’adaptation « de l’auteur lui‑même et non celui d’un autre, écrivain ou comédien ou metteur en scène [...] » (p. 122). Le choix de Yourcenar de mettre en relation ses textes, de donner une forme nouvelle aux anciennes structures, participe à sa volonté de susciter des questionnements chez le lecteur, de l’entraîner dans le processus de lecture.

23De plus, les éléments non‑dits ou mal dits sont reformulés ; la structure dramatique favorise alors l’expression corporelle et le langage affectif, tandis que le roman met l’accent sur les images qui ne se concrétisent pas au niveau physique. La relation intertextuelle clarifie les intentions de Yourcenar ; elle souligne les éléments et les situations qui ont été mal mis en scène dans le roman par une perspective nouvelle affirmée dans le cadre dramatique :

Mais ce qui fait l’originalité du discours de Yourcenar c’est que ses personnages féminins sont bien plus solides et complexes que les masculins et que, grâce au texte théâtral, elles disent, ce que ne font pas les hommes, avec leurs corps, les mots qui expriment leur solitude, leur douleur, leurs désirs. (p. 202)

24Le transfert générique, l’adaptation de l’histoire, change la perspective sur les personnages et leur évolution. La perspective sur les événements, une fois changée, modifie les histoires, les situations et leurs mises en scène. L’écriture romanesque et l’écriture dramatique sont différentes ; la relation intertextuelle proposée par Yourcenar montre que chaque structure textuelle établit un rapport spécifique avec les récepteurs.

25La relation entre l’intention du lecteur et celle de l’auteur crée des entités comme la perspective crée les histoires — telle est l’hypothèse proposée par J.‑P. Castellani dans son analyse sur le processus de transfert générique dans le travail de Yourcenar.


***

26Le livre de Jean‑Pierre Castellani est intéressant parce qu’il souligne, par son approche interdisciplinaire, la complexité d’une présence artistique et culturelle ; il n’impose pas l’écrivain comme une figure enfermée dans sa tour d’ivoire, loin de la société, mais il s’attache à souligner le lien inextricable entre les aspects sociaux et culturels. Le portrait social complète le portrait culturel ; ce sont des images complémentaires d’un individu complexe. J.‑P. Castellani met en question la possibilité de séparer le vécu de l’imaginaire dans le cas de Yourcenar : « Et dans son cas, comment séparer les textes de sa personne si singulière ? » (p. 14) La vie et l’œuvre sont inextricables ; l’imagination et la fascination de découvrir toujours des espaces nouveaux les unissent. La littérature, les belles lettres, sont pour Yourcenar une manière de vivre plusieurs vies, d’échapper à l’arbitraire et au hasard de l’existence quotidienne.

27L’essai donne envie de lire et de relire Yourcenar, de rester toujours en relation avec elle. L’étude reprend le topos de la critique qui travaille sur Yourcenar parce qu’il souligne l’universalité de ses écrits mais elle va plus loin : elle situe la source de cette universalité dans le discours humaniste, dans la relation entre le « je » et l’« autre ».