Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Corinne Denoyelle

Ouvertures & limites de l’anthropologie en littérature médiévale

Mimétisme, violence, sacré. Approche anthropologique de la littérature narrative médiévale, études réunies par Hubert Heckmann & Nicolas Lenoir, Orléans : Éditions Paradigme, coll. « Medievalia », 2012, 217 p., EAN 9782868782953.

1Cet ouvrage constitue les actes d’une journée d’études organisée à Rouen en 2009 par le Cérédi dans le but de confronter les recherches de l’anthropologue René Girard au matériau littéraire médiéval. En effet, René Girard, avant d’élaborer ses théories, avait commencé sa carrière universitaire comme médiéviste et on pouvait légitimement se demander si l’univers littéraire médiéval ne constituait pas un support privilégié pour ses théories. Sont donc rassemblées ici huit contributions organisées en trois chapitres qui explorent quelques grands domaines littéraires médiévaux (« roman arthurien », « chanson de geste », « autres genres narratifs », auquel s’ajoute un article de R. Girard lui‑même, traduit de l’anglais par Nicolas Lenoir, sur le Chevalier au Lion de Chrétien de Troyes). Cet ouvrage ne constitue pas une vulgarisation des travaux de R. Girard et il est conseillé de bien connaître ses théories pour profiter de ces études. Les articles s’appuient essentiellement sur deux des principales propositions de l’anthropologue : le caractère mimétique du désir qui se développe de manière contagieuse entre individus et le mécanisme victimaire qui pousse un groupe humain à sacrifier un bouc émissaire pour échapper à la crise provoquée par la concurrence exacerbée des désirs. Les avancées que proposent ces théories mettent l’accent sur des aspects souvent peu observés des textes et renouvellent ainsi l’étude de leur imaginaire et des structures humaines sous‑jacentes. On peut penser cependant qu’elles trouvent des limites de deux façons : d’une part, autant la théorie du désir mimétique est universelle et définit une caractéristique humaine, autant la théorie de la crise sacrificielle se veut historique et prétend décrire un événement antérieur à la constitution des sociétés organisées. Par conséquent, les analyses hésitent entre voir dans les textes des reproductions rituelles ou inconscientes de cette crise fondatrice ou constater les écarts de cette manifestation par rapport au modèle originel et les attribuer au passage du temps. Cette ambiguïté apparaît dans la note finale de Dominique Boutet qui évoque les débats qui ont animé cette journée d’études :

Dans la discussion qui a suivi cette communication, Philippe Haugeard a suggéré que les difficultés à retrouver dans leur pureté les schémas girardiens dans le Roman de Renart pourraient tenir à ce que, au regard de la périodisation retenue par René Girard dans La Violence et le Sacré, le Moyen Âge n’est pas dans la période primitive, antérieure à la Loi, où la violence mimétique se donnait libre cours. Ce peut être en effet une explication intéressante, qui justifierait la démarche ici présentée. (p. 206, n. 43)

2Cette remarque pourrait facilement être généralisée à tous les autres textes médiévaux étudiés. Chaque auteur finit par constater que le projet esthétique et moral des auteurs médiévaux réoriente les fragments mythologiques dans une dimension qui est de fait littéraire. Cette découverte n’est pas très originale. D’autre part, quel est réellement l’objet d’une telle confrontation ? Comme le dit K. Ueltschi, qui finalement n’utilise pas du tout R. Girard de manière explicite, doit‑on appliquer les théories pour montrer qu’elles fonctionnent ou doit‑on montrer ce que les textes et les théories peuvent s’apporter ?

Examiner des monuments littéraires à travers une théorie en l’occurrence philosophique et anthropologique […] est une idée aussi séduisante que dangereuse. Séduisante parce qu’elle permet de mettre à jour des dynamiques secrètes aussi bien en termes de cohérences narratives que de senefiances. Dangereuses parce qu’on risque de chercher à illustrer, voire à valider davantage la théorie proposée comme clef de lecture plutôt que de s’en servir pour élucider l’œuvre littéraire. (p. 149)

3Les organisateurs de cette journée ont répondu à ces questions en mettant l’accent sur la violence qui caractérise les textes médiévaux et pour laquelle R. Girard propose des concepts explicatifs. Quoique la société médiévale chrétienne telle qu’elle se donne à voir dans les textes ne corresponde pas à l’état de culture primitif que décrit R. Girard, les textes médiévaux empruntant, pour les reconfigurer, nombre de leurs motifs à un fond mythique, d’origine celte par exemple, gardent une trace des stratégies culturelles qui permettent d’échapper aux crises sociales. Cela fait de cette recherche une « aventure théorique » (p. 2) selon N. Lenoir, obligeant à dépasser l’adaptation pure et simple de ces théories pour éclairer au contraire « les repères d’un imaginaire social » (ibid.) transformant les mythes en « dynamiques secrètes » (p. 149). Toute l’originalité de cet ouvrage, comme le soulignent les auteurs, est l’apport dialectique mutuel entre théorie anthropologique et littérature

4Le premier article est un article de R. Girard de 1990, inédit en français et joliment traduit par N. Lenoir. R. Girard y analyse la manifestation du désir mimétique dans le Chevalier au lion sous la forme de la poursuite de la renommée. Il montre l’importance de cette renommée, imposant une compétition sans fin entre chevaliers, mais aussi son intériorisation dans les consciences au point de dicter le comportement conjugal de Laudine et de déchirer Gauvain et Yvain, devenus sans le savoir « rivaux haïs » sans cesser d’être « le modèle aimé » l’un de l’autre. La théorie du désir mimétique s’adapte parfaitement bien à ce texte comme elle s’appliquerait aussi sans doute aux romans en prose que sont le Tristan, le Guiron ou le Perceforest dont elle expliquerait la majorité des péripéties.

5Nicolas Lenoir prolonge cette étude dans un second article sur le même roman, en y cherchant, après le désir mimétique, les traces de la crise sacrificielle, second versant des recherches de R. Girard. En effet, la « compétition hystérique » entraînée par la concurrence acharnée des chevaliers entre eux aboutit forcément à une crise qui ne trouve de résolution que dans l’expulsion rituelle d’un individu. N. Lenoir décrit minutieusement les éléments mythiques du récit du Chevalier au lion pour montrer qu’ils renvoient à la figure du roi de Nemi protégeant une déesse après avoir mis à mort son précédent défenseur. Le roi, toujours en sursis, dans l’attente de son prochain rival, assure la cohésion de la communauté par son sacrifice. Le roman réutilise « ces figures archaïques » (p. 43) d’origine païenne, les exhibe de manière critique pour le transformer en objet romanesque chrétien. L’article passe alors en revue les figures du pouvoir et de la mise à mort pour montrer le travail proprement littéraire d’intégration du mythe dans l’histoire d’une rédemption.

6Jean‑Jacques Vincensini termine la partie consacrée aux romans arthuriens par l’étude d’un motif précis, celui de la demoiselle injustement condamnée par son ami jaloux à s’asseoir dans le cours d’une rivière jusqu’à ce qu’un héros la délivre les armes à la main. Ce motif qui illustre encore la dimension mimétique du désir sexuel montre la régulation sociale qui en est faite par l’intermédiaire du héros chargé d’éliminer « l’individu fauteur de troubles » (p. 67) et de réintégrer sa compagne dans l’ordre culturel.

7Les trois articles suivants sont consacrés aux chansons de geste. Philippe Haugeard s’attache à celle de Girart de Roussillon qui montre le déchaînement de la violence provoqué par le désir mimétique jusqu’à la crise sacrificielle. Ce récit, qui appartient à la catégorie dite des chansons de la révolte, montre une société évoluée où, quoiqu’il n’y ait pas de système judiciaire efficace, la résolution des crises ne passe déjà plus par le bouc émissaire décrit par R. Girard, bien qu’il demeure encore inscrit dans l’imaginaire social. La crise est désormais intégrée à un schéma narratif chrétien qui va de la faute à la pénitence en passant par le châtiment. La rivalité mimétique entre Charlemagne et Girart aboutit à une guerre civile, à l’exil de Girart et surtout à l’assassinat violent de son fils, image du sacrifice rituel, bien que dépourvu de sacralité et de son unanimité. Mais au delà de la ressemblance du récit avec les structures anthropologiques, l’application des théories de R. Girard permet surtout de montrer les écarts et de faire ressortir la représentation « moderne » du politique qui domine dans la chanson de geste : la conception de la souveraineté impériale indissociable de « la supériorité féodale » et l’importance « d’une psychologie complexe du pouvoir » (p. 95).

8L’analyse menée par Hubert Heckmann sur Ami et Amile prend aussi pour point de départ la question du sacrifice des enfants. Cependant, si elle évoque la théorie du sacrifice de R. Girard, elle s’oriente assez vite vers les théories théologiques du philosophe Anselme de Bec au xiie siècle, plus pertinentes dans le contexte historique chrétien. Le sacrifice du Christ, modèle de tous les autres, selon le théologien, est la réparation par « Dieu‑fait‑homme » de l’offense faite à Dieu par les hommes pécheurs, conciliation du profane et du sacré qui, selon H. Heckmann, a pour conséquence de « déplacer la violence vers l’extérieur » (p. 102). Cette définition du sacrifice enrichit l’observation d’Ami et Amile. Dans cette chanson de geste, les deux compagnons conçus selon le principe de l’indifférenciation sacrée sont confrontés à la violence de l’altérité et du désir mimétique. Le meurtre du fils d’Amile par son père pour guérir la lèpre d’Ami s’inscrit dans la démarche chrétienne du sacrifice rédempteur restaurant la ressemblance entre les deux compagnons et partant leur lien entre eux et leur lien à Dieu. Dans le même temps, H. Heckmann reconnaît la valeur du sacrifice girardien qui met fin à la violence et il lie ces deux valeurs du sacrifice à une conception du corps politique se construisant aux dépens de boucs émissaires internes ou externes. La perspective théologique de « cette communion des saints » permet de comprendre les éventuelles incohérences de cette chanson de geste.

9Beate Langenbruch étudie les relations franco‑allemandes telles qu’elles sont décrites dans la chanson de geste Les Narbonnais (début xiiie siècle) pour mettre en valeurs les processus de construction identitaire nationale. À partir des théories de R. Girard, elle montre le rôle fondateur de la violence dans le récit. Dans la société épique ainsi décrite, le besoin apparaît vite d’un bouc émissaire permettant de détourner la violence née de la confrontation de héros épiques forcément démesurés. Dans cette chanson, l’absence de Sarrasins entraîne le report de cette violence sur un Autre, marginal, ici les Lombards et surtout les Allemands de la cour de Charlemagne. Opposant ainsi des nations les unes aux autres de manière tout à fait anachronique dans le monde carolingien représenté, la chanson de geste superpose les problématiques historiques de son temps à celle de la diégèse.

10Les trois derniers articles, réunis sans étiquette générique, commencent par une analyse de Karin Ueltschi des figurations romanesques des grands mythes cosmiques. Dans une synthèse élégante du substrat mythologique des œuvres littéraires romanesques, elle décrit le cycle de la « Relève du temps », à travers des figures royales masculines ou féminines mutilées ou malades qui entraînent dans leur chaos une terre gaste jusqu’à ce qu’un sacrifice humain fertilisant rende vie à leur pays. Sans réellement citer les travaux de R. Girard, elle rappelle ainsi le rôle cosmique et sacré de la royauté.

11Bertrand Rouziès‑Léonardi étudie ensuite une figure moins connue, celle du basileus de Constantinople, Andronicus 1er, mis à mort en 1185. À travers la biographie de cet homme, au demeurant tyran fort peu sympathique, telle qu’elle est racontée dans la chronique de Robert de Clari ou dans les continuations françaises de la chronique latine de Guillaume de Tyr, il montre les mécanismes de constitution du bouc émissaire dans une « anthropologie chrétienne ». Il présente tout d’abord les processus littéraires qui constituent Andronicus en monstre puis sa conversion en martyr dans une mort édifiante et sacrée qui déplace la violence du tyran déchu à la foule qui le conspue. Ce déchaînement de violence justifiera ensuite le châtiment que recevra Constantinople en 1204.

12Enfin Dominique Boutet termine l’ouvrage par une analyse du Roman de Renart dans laquelle il cherche à repérer la relation du héros éponyme à la cour qui le condamne. En effet, Renart ne peut être simplement qualifié de bouc émissaire tant l’image qui en est donnée est ambivalente et tant elle varie selon les branches. Seul carnivore accusé de crimes, il se situe bien dans une compétition mimétique, du moins avec Isengrin, par moment avec le roi. Cependant bien des branches et en particulier celle de Renart empereur se terminent par une réconciliation ou, s’il y a « mort », s’accompagnent de regret et de respect. Ces incohérences pourraient se résoudre dans la figure double du trickster divin, mais elles relèvent surtout de l’orientation comique du texte qui désacralise dans le monde animal les problématiques anthropologiques.

13Ainsi, comme dans ce dernier article, les limites des applications des théories de R. Girard aux textes médiévaux se manifestent clairement. Certaines analyses semblent en être quelque peu encombrées, d’autres paraissent l’évacuer presque totalement, se contentant de l’évoquer en introduction sans réellement en utiliser les concepts. La plupart partant de ces concepts concluent finalement qu’ils ne s’adaptent qu’imparfaitement à des œuvres chrétiennes qui inscrivent les motifs mythiques dans un projet esthétique et moral plus vaste. Autant les théories du désir mimétique se révèlent fécondes pour décrire le comportement humain des héros médiévaux, autant la problématique de la crise sacrificielle ne répond qu’imparfaitement aux questions posées par les textes. Cette constatation des limites n’empêche pas que les réflexions et les analyses présentées ici, si elles n’apportent pas beaucoup aux travaux de R. Girard, présentent des points de vue nouveaux sur les œuvres médiévales. Toujours pertinentes, toujours éclairantes, elles justifient à elles seules la lecture de cet ouvrage.