Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Catherine Grall

Méditations sur la Méduse

Michèle Bompard‑Porte, Daniel Bennequin & Christian Michel, Or Méduse médite… Vagabondages parmi la mythologie grecque : les femmes – L’intelligence – Les monstres, L’Harmattan, coll. « Espaces théoriques », 2013, 334 p., EAN 9782343001449.

1Le sous‑titre et les noms des trois auteurs, issus respectivement de la psychanalyse, des mathématiques et de la littérature comparée, annoncent la richesse et l’originalité de cet ouvrage consacré à Méduse, personnage mythologique féminin dont on aurait ignoré — et voulu ignorer — le rapport à l’intelligence.

2L’introduction montre que l’étymologie relie Méduse à la méditation et à la mètis — ce que les psychanalystes n’ont pas travaillé plus que les hellénistes ou la théorie littéraire (mythocritique en particulier), alors que les artistes, sculpteurs et peintres en particulier, ont représenté de façon plus interrogative les gorgones. L’hypothèse avancée est alors celle d’une longue tradition, encore actuelle, qui consiste à décapiter les femmes méditatives dans la pensée mythologique et symbolique — il s’agit donc, encore, d’éclairer des refoulements et des dénis collectifs. La dominante psychanalytique de l’ouvrage pose ainsi que le « monstre » représenterait de façon terrifiante les pulsions sexuelles partielles de la petite enfance, la mythologie grecque « bloqu(ant) ses adeptes dans les âges mentaux qu’elle honnit, en deçà de trois ans, lorsque les enfants dépendent encore pour l’essentiel des mères, et elle attise la cruauté envers elles, via la terreur qu’elle suscite » (p. 12). Le thème de la souveraineté et du pouvoir dans les sociétés fondées sur ce schéma donne au propos général un aspect « gender studies » qui n’est pas revendiqué comme tel ; on peut au moins y voir une approche érudite et pluridisciplinaire du refus de l’altérité sexuelle dans l’histoire de la pensée occidentale, non seulement au plan mythologique, mais encore au plan critique.

3L’ouvrage se compose de neuf chapitres, les six premiers écrits par Michèle Bompard‑Porte, psychanalyste et professeur des universités, qui conjugue les références mythologiques, hellénistiques et psychanalytiques. Le septième chapitre a la forme originale d’un dialogue entre elle et Christian Michel, maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Picardie‑Jules Verne, qui observe, décrit et photographie le Persée de Cellini et la Méduse du Caravage. Le huitième chapitre est rédigé par Daniel Bennequin, professeur de mathématiques à Paris 7, qui s’intéresse aux époques pré‑olympiennes et applique des outils mathématiques sophistiqués aux schémas mythologiques d’une répression de la femme qui pense. Dans le neuvième chapitre, Chr. Michel retrouve les traces de ce schéma dans le roman Nana de Zola. L’ouvrage comporte en outre un riche cahier iconographique de 25 pages, qui ne prétend évidemment pas épuiser les représentations de Méduse, mais permet d’en éclairer les aspects fascinants, depuis un pithos béotien du viie siècle av. J.‑C. à la Méduse du Bernin. La bibliographie est à la mesure de la pluridisciplinarité et de la précision des propos : dictionnaires étymologiques, ouvrages d’histoire de l’art, essais psychanalytiques (Freud très majoritairement convoqué), études sur les mythologies (M. Détienne et J.‑P. Vernant fréquemment et précisément cités, N. Loraux également, entre autres), littérature, et mathématiques (D. Bennequin et M. Bompard‑Porte ont travaillé sur R. Thom, et ont déjà publié ensemble Pulsions et politique, en 1997).

4C’est en retraçant l’ascendance et la descendance de Méduse, et en considérant toute une galerie de personnages mythologiques proches d’elle, un objet comme l’égide, un geste comme le tissage, une notion comme la mètis, que M. Bompard‑Porte prolonge les réflexions de Freud, pour dégager ce que ce mythe dit de la peur entre les sexes, ce que révèlent aussi bien les tragiques qu’Hésiode, pour la Grèce antique. Les trois maîtres du monde olympien (Poséidon, Zeus et Hadès) sont en effet concernés par un féminin éprouvé comme menaçant, pluriel, monstrueux — ce qui ne fut pas toujours le cas dans des mythologies pré‑olympiennes. Sur fond de mort et d’enjeux de pouvoir, la problématique d’une sortie de la petite enfance et de ses fantasmes croise le thème de la mélancolie, la mythologie grecque régressée, et oppressive, maintenant l’homme au niveau de l’effroi infantile de la castration — ce que Rabelais avait par exemple su symboliser, sur un mode de représentation plus libre que le xixe siècle rejettera à son tour. On appréciera la richesse des références, l’habileté de la pensée, « mètis » des auteurs, qui rejette d’ailleurs le modèle d’une argumentation trop linéaire, procède par examens de figures mythologiques, retours sur celles‑ci, citations psychanalytiques ! Peut‑être aurait‑on pu attendre quelques précision méthodologiques quant à l’application des outils psychanalytiques aux configurations collectives que constituent les mythes (M. Bompard‑Porte y fait allusion p. 115 et p. 175, de façon un peu rapide), mais elle est développée dans les ouvrages précédents de Michèle Bompard-Porte, dans la continuité desquels celui‑ci s’inscrit.

5Les analyses du Persée de Cellini, et de la Méduse (la plus connue) du Caravage, bien replacés dans leurs contextes historiques, avec une utilisation très convaincante de l’autobiographie du sculpteur, gagnent une lisibilité dynamique originale par la forme de l’échange entre M. Bompard‑Porte et Chr. Michel. On reste cependant un peu déçu par une productivité moindre de la psychanalyste à ce propos, par exemple dans la clausule de ce chapitre VII, qui évoque trop vite de grands écrivains plus évolués dans leur représentation des sexes, entre mythologie grecque et répressions des Réformes. Mais ceci ne vaut que par rapport à ce qui a déjà été énoncé dans les chapitres précédents, et il est évident que la thèse de l’ouvrage appelle des suites.

6D. Bennequin fonde son « essai de mathématiques appliquées au mythe de Méduse » sur l’idée de structure feuilletée du mythe énoncée par Levi‑Strauss. L’étude distingue ainsi neuf « strates », très riches en références civilisationnelles, et débouche sur des jeux de permutation dans l’imaginaire mythologique, par le biais du tressage et des brins, modèle que les non‑spécialistes en mathématiques peineront un peu à suivre, et pour lequel on aurait aussi aimé un petit développement méthodologique, y compris une explication sur le geste même de l’application mathématique au mythe comme structure (les références à d’autres travaux permettent toutefois d’approfondir ces questions, passionnantes). Le mathématicien redéploie en tout cas l’archéologie du mythe de Méduse, pour conclure lui aussi à la victoire du masculin sur le féminin, jugé menaçant car intelligent, dans la civilisation grecque.

7On appréciera enfin les éclairages que ces deux discours (de M. Bompard‑Porte et de D. Bennequin) jettent sur Nana, dont Chr. Michel précise qu’il se permet de défaire le sens « fermement » assuré par l’auteur, en revalorisant le personnage éponyme. Présentée comme bestiale, alors qu’elle n’est pas bête, et même intelligente, comme tueuse dévoratrice et stérile, liée à l’ordure et à la contamination, alors qu’elle est aussi susceptible de bonté, Nana apparaît comme une figure méduséenne dans un monde d’hommes terrifiés et infantiles, elle‑même rouée, jouissant de l’argent, mais très capable de le mépriser aussi bien. Les citations et commentaires de Chr. Michel sont convaincants, même si l’on aurait apprécié un approfondissement des passages où il interroge l’origine de ce discours machiste infantile : Zola ou un narrateur ? Quelle distanciation le naturaliste est‑il susceptible de tenir, avec son personnage même ? Que « le symbolisme zolien (soit) surdéterminé, mais redondant — (et) stérile » (p. 310), que l’auteur n’ait « aucune confiance en son lecteur » (p. 314) et ne laisse aucun plaisir de la pensée interprétative se développer, mérite sans doute des précisions de l’ordre de la théorie et de l’histoire littéraire. Mais le point de vue est étayé, aussi bien par les recours à la psychanalyse, à la mythologie et à l’onomastique — et on finit la lecture de ce chapitre comme de l’ouvrage en appréciant l’allusion à d’autres « nanas » (celles de Niki de Saint‑Phalle !), comme on avait apprécié le prolongement des analyses de Daniel Arasse invitant à reconnaître la Joconde dans les Méduses (au chapitre VII).