Le chaînon manquant dans l’œuvre de Malraux
1Après chacun de ses combats, André Malraux avait habitué le public à lire un roman transposant son engagement. On attendait donc de lui, à la Libération, qu’il écrive une fiction ayant pour cadre les années d’Occupation et la Résistance, puisqu’il avait lui‑même combattu dans le maquis et contribué à la libération du territoire national à la tête de la Brigade Alsace-Lorraine, de la Corrèze à l’Alsace. Quand, à force de tarder, il devint clair que Malraux n’écrirait pas le roman tant espéré, ses contemporains furent nombreux à déplorer ce manque : « Après la Chine, l’Allemagne, l’Espagne, tout le monde attendait que la France fît à son tour la matière d’un nouveau roman », regrettait Roger Ikor en 1957, qui s’interrogeait :
Pourquoi ce silence total sur nos tortures ? Pourquoi cette rupture inattendue dans une chaîne qui semblait se prolonger d’elle-même ? Si Malraux n’avait renoncé au roman qu’après nous avoir donné, suite à l’Espoir, la fresque française de notre écroulement, de notre insurrection et de notre résurrection, nous n’eussions guère éprouvé de surprise1.
2Pourtant, ce roman aurait pu exister, comme le prouve la publication conjointe des fragments de « Non » et d’une étude consacrée à la genèse de ce roman inachevé dont les manuscrits ont été retrouvés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Malraux avait d’ailleurs annoncé son projet à Marc Chagall, en 1972, en le présentant comme « une épopée qui sera[it] à la Résistance française ce que L’Espoir fut à la guerre d’Espagne2 ». En rendant compte de cette tentative infructueuse, Henri Godard et Jean-Louis Jeannelle invitent à un voyage dans les arcanes de la création malrucienne.
L’écrivain à sa table
3H. Godard et J.‑L. Jeannelle, qui ont établi ensemble l’édition des fragments de « Non », peignent le romancier à sa table de travail en révélant sa méthode d’écriture, à commencer par la pratique matricielle de la scène que Malraux reconnaît chez Bernanos, Faulkner et surtout Dostoïevski. Cette priorité accordée à la scène écarte, dans un premier temps, toute attention portée à l’intrigue et aux personnages, à rebours d’une certaine tradition romanesque. Après avoir consigné quelques lignes directrices sur des feuillets épars, Malraux construit un roman « à partir de scènes isolées, qui se développent comme autant de fragments détaillés d’un univers en formation » (Résistance du roman,p. 122). Dans ce premier état du manuscrit, le romancier « prend des notes destinées à lier ces scènes en une histoire » (« Non », p. 10) et certaines de ces notes « sont aussi significatives sinon plus que les scènes » (« Non », p. 13). Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les fragments de « Non » soient composés d’un amas de scènes et de notes, sans plan d’ensemble. La structuration du roman vient lentement, par l’adjonction de nouvelles scènes et par les retouches apportées à celles qui sont déjà écrites. La plupart des scènes connaissent donc plusieurs versions, qui font l’objet d’un choix justifié dans chaque ouvrage. Dans l’édition destinée à une lecture littéraire, c’est en général la dernière version qui est donnée, sans mention des corrections afin de ne pas surcharger le texte. Dans l’étude critique, au contraire, les nombreuses transcriptions reproduisent les divers états des scènes commentées, avec mention des biffures et des ajouts. Dans le premier cas, le lecteur lit la version la plus aboutie, alors que dans le second, il suit le trajet des amendements successifs qui révèlent le processus de création. N’avoir en main que l’ouvrage de J.‑L. Jeannelle permet de suivre son raisonnement quand il analyse une longue scène sans être contraint de se reporter à l’autre ouvrage. Passer de l’un à l’autre amène à apprécier toutes les étapes de la création, de la première à la dernière version. C’est au cours de ce processus que se produit la mise en fiction de la matière dont disposait Malraux au départ. Les deux éditeurs prennent l’exemple des noms de personnages pour faire fonctionner sous les yeux du lecteur le passage progressif de l’anecdote biographique à la fiction :
Tout se déroule en deux temps : après la mise en forme d’une scène […] ayant pour assise un personnage au patronyme et au passé qui lui sont familiers, Malraux se relit et gomme cette identité d’origine. L’acte de désignation se dédouble : à l’élaboration d’unités d’action autour de référents proches succède un jeu de commutation permettant de supprimer tout ancrage biographique, autrement dit de conférer aux personnages l’autonomie dont ils ont besoin pour se déployer dans l’univers fictionnel qui est le leur. (Résistance du roman, p. 133)
4Il apparaît ainsi, dans les notes de présentation de chaque scène rédigées par H. Godard ou dans les explications onomastiques au long cours de J.‑L. Jeannelle, que telle figure de la Résistance (« Ravanel », par exemple, alias Serge Asher) perd son nom de guerre pour devenir un personnage de roman (« Laigle »), tout comme le compagnon d’armes de Malraux (Raymond Maréchal) redevient « Gardet » pour les besoins de la fiction, trois décennies après L’Espoir. Si le pseudonyme constitue déjà « un pont vers la fiction » (« Non », p. 24), J.‑L. Jeannelle insiste sur le fait que « le nom “Gardet” est un emprunt interne à l’œuvre de l’écrivain » et qu’à ce titre « l’entreprise de fictionnalisation a débuté avant même la rédaction de « Non » [car] Gardet appartient déjà à l’univers imaginaire de l’écrivain » (Résistance du roman, p. 133). Il en va un peu différemment pour le personnage appelé « Berger » qui, lui aussi, apparaît dans une fiction antérieure — Les Noyers de l’Altenburg — mais qui est également le pseudonyme que s’est choisi Malraux, alias le « colonel Berger », dans la clandestinité. Si « Laigle » et « Gardet » sont des noms résolument fictifs, le statut de « Berger », appartenant au monde de la fiction tout en étant chargé de réalité, « est proprement indécidable » (Résistance du roman, p. 142) et peut donner l’impression que « Non » est un roman à clefs. La preuve que ce n’est pas le cas est fournie par deux notes — « changer le personnage si Ancel est tué au maquis » ; « Faire la mort d’Ancel ou de Bockel » (« Non », p. 86) — dans lesquelles l’état de fictionnalisation est à son comble parce que Malraux envisage la mort de compagnons qui ont survécu à la guerre et que, surtout, l’identité du personnage importe peu, dans la mesure où il est « soumis à une logique romanesque où la composition d’ensemble prévaut sur le destin de chaque protagoniste » (Résistance du roman, p. 136). Si le travail de réécriture permet à Malraux de lisser son texte, il subsiste une coquille surprenante, que ni H. Godard ni J.‑L. Jeannelle ne relèvent, ce qui n’altère en rien leur remarquable travail d’édition. Dans la scène la plus aboutie — le dialogue entre un officier ethnologue et un abbé —, le lieutenant Dumouchet répète un propos tenu dans un camp de prisonniers que Berger lui avait rapporté : « Pétain a tué Weygand en plein conseil des ministres… » (« Non », p. 76), ce que Dumouchet reformule quelques lignes plus bas en mentionnant « le meurtre de Pétain par Weygand » (ibid.). Cette correction signale qu’il faut lire la première phrase telle qu’elle apparaissait dans Les Noyers de l’Altenburg et les Antimémoires : « Pétain a été tué par Weygand, en plein conseil des ministres3… » Les rares mentions d’autres personnages historiques de premier plan appellent peu de commentaires, si ce n’est que l’on note l’irrévérence peu coutumière de Malraux à l’égard du général de Gaulle, qu’il fait appeler « le Vieux » par l’un de ses personnages (« Non », p. 66). Cette facétie ressortit à ce que J.‑L. Jeannelle appelle l’irréalité de la Résistance (Résistance du roman, p. 213-231), qu’il décrit comme un « jeu complexe de détails incongrus ou de formules [introduisant] un écart avec l’image attendue de la Résistance » (Résistance du roman, p. 219). L’écart en question est sensible dans les attaques qui marquent une « distance critique à l’égard du résistancialisme4 » (Résistance du roman, p. 217), à l’heure où l’ouvrage de Robert Paxton sur La France de Vichy vient à peine d’être traduit en français5. Malraux vilipende ainsi « les abrutis qui dorment » (« Non », p. 56) et les « quarante millions d’aplatis » (« Non », p. 66) qu’il s’était gardé jusque‑là d’évoquer dans ses prises de position officielles, où seule comptait l’exaltation des résistants. Mais les écarts les plus marquants avec le discours habituellement tenu sur la Résistance sont à chercher dans les « détails incongrus » dont J.‑L. Jeannelle dresse la liste pour montrer que Malraux revient à la veine farfelue qui avait présidé à ses tout premiers romans : Gardet est étonné que le chauffeur du camion qu’il attaque soit inattentif et conclut qu’il « se racontait des dessins animés » (« Non », p. 61) ; Raguse est décrit comme « un frère de Marlène Dietrich qui serait garçon boucher, mais intellectuel » (« Non », p. 25). Cette somme de détails fait dire au narrateur que « La Résistance est souvent irréelle » (ibid.).
L’éditeur aux archives
5En dépit de la transmission de cette irréalité au fantôme de roman qu’ils ont découvert, les éditeurs scientifiques tentent d’opérer le travail de composition que Malraux n’a pas mené à son terme. H. Godard et J.‑L. Jeannelle commencent la description de leur travail aux archives par l’inventaire des manuscrits qu’ils ont pu consulter dans le fonds « Malraux » de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, où tous les documents relatifs à « Non » sont classés dans deux chemises, intitulées « Non, 1971 » et « Anti II — en cours, Morceaux Maquis ». L’intégralité des fragments se trouvait initialement dans le premier dossier, dans lequel Malraux a puisé au moment de son hospitalisation, à l’automne 1972, avec l’idée de donner une suite aux Antimémoires (« Anti II »). Par la suite, ces documents sont restés dans les archives du texte mémorial qui allait finalement s’appeler Lazare. Ceci posé et conscient de l’arbitraire et de la fragilité du travail qu’il a mené avec H. Godard6, J.‑L. Jeannelle s’emploie à signaler leurs hypothèses pour ce qu’elles sont et à les étayer en reconstituant leur démarche et leurs tâtonnements pour établir le classement des versions disponibles de chaque scène selon l’ordre chronologique dans lequel elles ont été rédigées, ainsi que pour déterminer l’architecture la plus probable de « Non ». En restituant les étapes successives de son travail, des hypothèses aux déductions, l’auteur invalide à l’avance les contestations éventuelles et donne à lire une leçon de critique génétique, avec l’appui des travaux de Louis Hay7 et de Daniel Ferrer8. Pour compléter leur travail de généticiens, les éditeurs de « Non » mettent en forme leurs ouvrages avec un souci pédagogique de lisibilité. H. Godard présente les conventions typographiques adoptées pour distinguer le texte de Malraux des ajouts éditoriaux et J.-L. Jeannelle termine son introduction par une note sur la transcription des fragments manuscrits. En outre, leur travail commun est mis en valeur par les renvois mutuels de l’un à l’autre ouvrage, particulièrement du texte édité au commentaire critique. Cette complémentarité repose sur les caractéristiques propres aux « Cahiers de la NRF » et aux éditions du CNRS : la lisibilité et le plaisir de la lecture aux premiers ; aux secondes les analyses scientifiques. Afin de permettre au lecteur de comprendre la scène qu’il s’apprête à lire, sans entraver le plaisir de la lecture romanesque par de longs prolégomènes, H. Godard se contente de mentionner l’antipathie réciproque entre Malraux et « Soleil », un chef de maquis communiste, sans la développer (« Non », p. 47-48). Mais le renvoi qu’il fait à un chapitre de Résistance du roman permet au lecteur désireux d’approfondir l’origine de cette scène d’en trouver l’explication dans un ouvrage réservé à ce type d’examen, puisque l’analyse du fondement de la querelle entre, lui, dans le cadre de l’étude de la genèse de l’œuvre. Quant à J.-L. Jeannelle, il propose deux séries de tableaux avec la liste de toutes les pièces inédites, qu’il a numérotées d’abord en fonction de l’ordre qui est le leur dans les deux dossiers, puis selon l’ordre et la pagination établis pour l’édition NRF (Résistance du roman, p. 17‑21). Ces tableaux trouvent leur prolongement dans les dizaines de pages de transcriptions que livre l’auteur pour montrer les différents états du texte et pour étayer son argumentation quand il explique comment il a établi l’ordre de rédaction de chaque scène et de chacune de leurs versions. Une fois encore, ce travail est complémentaire de l’édition des fragments.
6C’est grâce à l’ensemble de ces outils que J.‑L. Jeannelle et H. Godard sont parvenus à établir le plan du roman que Malraux semblait avoir arrêté « sans jamais le mettre en forme » (« Non », p. 13). Trois parties se dégagent, construites sur trois espaces et trois temps distincts : Paris, le maquis et l’Alsace, « esquissant la dynamique d’une libération du pays par lui-même, depuis la lutte clandestine jusqu’à la reconquête armée des territoires occupés et la libération de l’Allemagne » (Résistance du roman, p. 129‑130). Le travail de composition a été plus déterminant encore pour l’ordonnancement des scènes entre elles, dont il est question dans les deux ouvrages, et pour l’agencement des scènes et des notes isolées, dont H. Godard rend compte. Chaque fois, des problèmes de logique interne, de cohérence, de continuité et de chronologie dans l’écriture sont entrés en ligne de compte. Ordonner les fragments épars contribue à donner l’unité qui aurait pu être celle du roman et facilite la lecture de ce qui a été reconstitué, mais il s’agit aussi pour les éditeurs de poursuivre le geste créateur de l’écrivain en révélant des effets de sens, quitte à les faire naître, comme dans le cas des épisodes mettant en scène « [La tante de Jacques] » (« Non », p. 19-22) et « [La tante de Gardet] » (« Non », p. 37-39), où la construction en miroir opérée par les éditeurs, qui les placent au début et à la fin de la partie intitulée « [Paris] », renforce le parallèle entre ces deux scènes que l’écrivain a construites en diptyque. Ailleurs, l’éditeur prend part à la création romanesque en imaginant les intentions du romancier au moyen d’un récit visant à justifier le choix de placer l’arrestation de Violette et le délire de Camaret, chef des Groupes francs, à la suite du déjeuner entre responsables de la Résistance après les arrestations de Charles Delestraint et de Jean Moulin :
L’intérêt d’un lien entre les deux scènes encadrantes (le déjeuner dans un bistrot du marché noir et l’accès de folie de Camaret) tient à ce que l’échange entre « responsables » de la Résistance trouve dans la visite au chef des Groupes francs tout à la fois un prolongement et un contrepoint : si, dans le premier cas, les hommes réunis prennent la mesure des arrestations et envisagent la poursuite des actions clandestines, dans le second cas, un dirigeant […] torturé, sombre dans un délire paranoïaque. Continuité de la lutte d’un côté […], contrepoint de la chute tragique et grotesque d’un héros de l’autre. […] De l’un à l’autre de ces dialogues qu’unit la présence de Berger, l’arrestation de Violette fait transition, en donnant un tour concret à la menace qui pèse sur tous les résistants. (Résistance du roman, p. 159)
7Bien qu’il reconnaisse ne travailler qu’à partir d’une supposition — « rien ne permet d’établir qu’au cas où il aurait poursuivi son projet, le romancier aurait maintenu en l’état le lien envisagé [entre ces deux scènes] » (ibid.) —, J.‑L. Jeannelle l’étaye en confondant à dessein le récit du lien et son interprétation. Pour justifier la cohérence du récit ainsi formé par la fusion des deux scènes, il commente les significations que celui-ci recèle, tout en fondant son interprétation sur le récit même qu’il écrit. Au lieu d’être postérieur à l’écriture du romancier, le geste interprétatif du critique est ici contemporain de la construction de la scène par l’éditeur, qui est contraint d’en prolonger l’écriture pour compenser l’absence de lien entre deux épisodes juxtaposés. Cette substitution de l’éditeur au romancier s’est imposée pour pouvoir publier un projet que l’auteur a laissé inachevé et sans structure.L’analyse des raisons de cet inachèvement conduit l’éditeur à étudier le parcours du roman et sa place dans l’œuvre de Malraux.
Le roman à l’œuvre
8L’intérêt de « Non », au-delà de la découverte de fragments inédits d’un roman tant attendu qui n’a jamais été terminé, réside dans les possibilités de relecture qu’il recèle. J.‑L. Jeannelle montre en effet que Malraux a mûri le projet du roman qu’il avait provisoirement intitulé « Non » entre 1944 et 1972, et son hypothèse est que la simple ébauche qu’il en reste constitue le chaînon manquant dans l’œuvre de Malraux, celui qui permet de réconcilier le romancier d’avant-guerre et l’essayiste-mémorialiste de la seconde moitié du siècle, que l’on a trop souvent opposés. Par là même, il invalide l’idée reçue selon laquelle Malraux aurait abandonné le roman après Les Noyers de l’Altenburg, en donnant à lire trois groupes d’après-textes de ce roman de 1943, qui avaient vocation à amorcer la suite des Noyers pour former un cycle que Malraux avait appelé La Lutte avec l’ange. Ces trois groupes — formés de notes prises dans le maquis, puis de deux phases de programmation, de la Libération au début de la rédaction des Antimémoires (1945-1965) et pendant la rédaction des volumes qui en composent la suite, sous le titre de La Corde et les Souris (1967-1972) — attestent que Malraux n’avait pas abandonné l’idée d’écrire un roman, dans lequel Vincent Berger, le héros des Noyers de l’Altenburg, s’engagerait dans la Résistance. Bien qu’avortées, ces tentatives construisent le cheminement qui conduit jusqu’à la rédaction des fragments de « Non », entre 1970 et 1972, et « sont la preuve qu’un désir de fiction travaille Malraux jusqu’à la fin de sa vie » (Résistance du roman, p. 62). En remontant la chaîne des œuvres de Malraux de l’amont à l’aval, J.‑L. Jeannelle établit la triade formée par Les Noyers de l’Altenburg, « Non » et Le Miroir des limbes, en lieu et place de l’opposition binaire entre romans et mémoires, dont la frontière passait, jusque-là, entre la publication des Noyers de l’Altenburg, en 1943, et celle des Antimémoires, premier volume du Miroir des limbes, en 1967. J.-L. Jeannelle fonde sa démonstration sur l’analyse de l’inclusion de longs passages de romans dans les mémoires. Ce processus, qui opère la transition d’un genre à l’autre, commence dans les Antimémoires avec l’emprunt à un projet inachevé, Le Règne du Malin, et l’absorption de trois scènes romanesques, l’une tirée du Temps du mépris, les deux autres des Noyers de l’Altenburg, et trouve son aboutissement dans Lazare, publié en 1974 et ajouté en clôture du Miroir des limbes en 1976, dans la mesure où ce volume est composé pour près d’un quart par la reprise de scènes centrales des Noyers de l’Altenburg et par l’insertion de la seule scène de « Non » publiée du vivant de Malraux9. Le lien établi entre Les Noyers de l’Altenburg et « Non » se renforce en même temps qu’il constitue le chaînon qui rattache les romans aux mémoires. De là, J.‑L. Jeannelle conclut, d’une part,
[…] que la place accordée aux fragments romanesques dans Le Miroir des limbes n’est pas accidentelle mais résulte d’une propension bien plus forte à la fiction, d’autre part que « Non » n’est, semble-t-il, pas une tentative isolée dans la dernière partie d’une carrière vouée seulement aux Mémoires ou aux essais. (Résistance du roman, p. 62)
9J.-L. Jeannelle s’attarde justement sur les mémoires et sur les essais pour définir le type de reprises textuelles qu’ils contiennent. Il rejette les notions d’hypertextualité et d’intertextualité élaborées par Gérard Genette, parce que
[…] le nouveau texte ne vient pas s’ajouter au texte préalable mais s’y substituer, soit parce que ce dernier n’est jamais paru sous la forme initialement prévue, soit parce que, paru, il n’en est pas moins tenu par l’auteur comme nul et non avenu sous cette première version. (Résistance du roman, p. 280)
10Contrairement aux essais sur l’art, où Malraux reprend des volumes entiers de La Psychologie de l’art pour construire Les Voix du silence, les passages insérés dans Le Miroir des limbes reposent sur un changement générique. Mais si J.‑L. Jeannelle n’adopte pas la terminologie genettienne, c’est parce que, dans les Antimémoires, les reprises proviennent ou d’un projet qui n’a pas abouti — Le Règne du Malin, dont le lecteur ignore légitimement tout — ou de romans qui n’ont pas été republiés — Le Temps du mépris et Les Noyers de l’Altenburg sont confidentiels en 1967 et le lecteur n’est pas tenu d’en identifier les emprunts. En conséquence, J.-L. Jeannelle qualifie les reprises faites aux romans méconnus de « remplois » (au sens architectural de « réutilisation dans un édifice nouveau d’une pièce de construction ayant appartenu à un monument plus ancien », Résistance du roman, p. 283) et les prélèvements dans les projets inaboutis de « récupérations » (le terme signalant ici que le matériau réemployé est un manuscrit « et non un texte [qui a] déjà été publié en tant qu’œuvre », Résistance du roman, p. 284). La publication de la scène de « Non » racontant le délire de Camaret dans Lazare relève donc de la récupération et J.‑L. Jeannelle s’étonne que Malraux n’y procède qu’à des changements mineurs, comme le remplacement de « Berger » par « je » et la suppression du déjeuner entre responsables, réduit à une allusion :
En dépit de la liberté à laquelle l’autorise le procédé de la récupération, Malraux reprend […] ce matériau romanesque plus fidèlement encore que les passages extraits du Temps du mépris et des Noyers de l’Altenburg, comme si l’épisode était parvenu, sous sa forme fictionnelle, à un degré d’aboutissement qui en autorisait le changement direct de régime textuel, par simple modification des pronoms personnels. Une formule d’amorce suffit : « Ça commence dans un bistrot du marché noir, à Paris, en 1943 », et la scène la plus forte de « Non » devient un souvenir du mémorialiste […] (Résistance du roman, p. 286).
11Après avoir analysé ce transfert, J.‑L Jeannelle s’emploie à rechercher les causes de l’échec de « Non », qui témoigne de la persistance et de la résistance du roman dans l’œuvre malrucienne des années 1970, l’auteur étant tiraillé entre le désir constant de fiction et son impossible réalisation. La première explication de cet échec réside dans l’emploi concurrent des mêmes formules dans les discours et dans le roman, ce qui « interdi[rait] à l’écrivain de se réapproprier un matériau déjà largement utilisé à des fins politiques » (Résistance du roman, p. 80). La seconde raison retenue par J.‑L. Jeannelle tient au « basculement mémoriel dont [il a] découvert la trace dans les avant-textes de Lazare » (Résistance du roman, p. 299). Lorsqu’il travaille à ce texte, Malraux est hanté par l’acte testimonial qui est, pour lui, le prolongement de son engagement résistant. Or, cette place faite au témoin prend un autre sens dans les années 1970 avec l’émergence des récits de rescapés des camps et la hiérarchie entre le résistant et le survivant se renverse. Dès lors, Malraux renonce à écrire ce qu’il tient pour un roman de témoignage et il n’insère qu’une partie du matériau romanesque dans le cycle mémorial. Cette opération de récupération pose la question du rapport entre fiction et autobiographie et celle de la porosité de la frontière entre les deux genres. Pendant la première partie de sa carrière, Malraux s’était ingénié à effacer cette frontière, le brouillage entre biographie et fiction supposant ainsi « que la fiction soit conçue comme une intensification des enjeux et de la signification d’une vie » (Résistance du roman, p. 306). Le flou nimbait donc ses romans des années 1930 et persistait à la faveur d’un « halo biographique » (p. 305) indéterminé et impossible à dissiper. Cette modalité de l’écriture malrucienne, à distinguer de la trop fameuse accusation de mythomanie, eut toutefois pour conséquence de conduire les lecteurs à confondre la vie et l’œuvre de l’écrivain, effaçant ainsi la zone d’indétermination ménagée par le romancier. En faisant de Berger un personnage important de « Non », Malraux souhaite jouer sur l’ambiguïté de ce nom à la fois fictionnel et référentiel. Mais l’évolution du genre romanesque après la guerre, en déplaçant le brouillage identitaire de la marge au cœur du roman, interdit de conserver cette incertitude. Dès lors, l’indécision n’est plus permise et il n’y a plus
[…] d’alternative qu’entre un partage strict de la fiction et de la diction d’une part ou leur brouillage explicite et délibéré à travers les multiples variantes du roman autobiographique et de l’autofiction de l’autre. (Résistance du roman, p. 309)
12C’est la raison pour laquelle Malraux renonce à son roman quand il ne lui est plus permis d’écrire je sans donner à penser qu’il parle forcément de lui et que « Non » est un roman à clefs. Dans ces circonstances, Malraux se tourne vers Le Miroir des limbes dont la poétique nouvelle lui laisse le loisir « de placer les faits évoqués dans un certain jour d’irréalité qui […] leur conv[ient] mieux que le pouvoir de présentation de la fiction » (« Non », p. 12). L’unique scène de « Non » qui y est reprise et, plus largement, l’irréalité régnant dans l’ensemble du projet, comme elle présidait à l’écriture des Antimémoires, prouve que « Malraux s’est attelé à la rédaction de “Non” avant tout en tant que mémorialiste » (Résistance du roman, p. 310).
Le lecteur au travail
13Cette hybridité définie, l’éditeur propose une lecture des fragments en résonnance avec la partie de l’œuvre de Malraux qui porte sur la Résistance. J.‑L. Jeannelle s’intéresse à ce que les notes conservées de ce projet révèlent de la vision qu’avait Malraux de la Résistance, dont certains aspects diffèrent, on l’a dit, de celle qu’il donne dans les discours officiels, antérieurs ou contemporains du roman inachevé. Le cadre moins solennel de l’écriture romanesque autorise l’auteur à porter une attention plus grande aux détails de la vie clandestine, comme la visite d’un résistant à sa tante pour lui demander de cacher un radio (« Non », p. 19‑22 et p. 37‑39), la rencontre de responsables dans un bistrot du marché noir (« Non », p. 25‑28) ou la veillée des chefs de maquis attendant l’annonce du débarquement (« Non », p. 55‑58). Ces scènes restent toutefois conventionnelles et l’originalité de Malraux est à rechercher dans la place privilégiée qu’il accorde à la folie shakespearienne, comme en témoigne une note reproduite en tête de l’épisode qui verra le discours délirant de Camaret sur la mode succéder à la folie du colonel féru de poésie : « Shakespeare. Ne pas oublier les fous » (« Non », p. 30). Malraux tenait tant à cette idée que c’est cette scène qu’il a publiée dans Lazare. S’il ne s’est pas interdit d’exercer son esprit critique à l’égard du comportement des Français pendant les années sombres, on l’a vu, Malraux revient à une défense et illustration de la Résistance dans les brouillons de Lazare, car il ne supporte pas qu’elle ait été éclipsée par le discours de dénigrement devenu dominant suite au succès du Chagrin et la Pitié, qui révélait à la France des années 1970 qu’elle avait été majoritairement attentiste pendant l’Occupation :
Quel pays aura eu éprouvé, autant que le mien, envie le besoin de se cracher à la figure ? Tous ces films, tous ces livres, enragés à ne montrer que ceux qui n’ont jamais rien fait : oublie les tiens, vaniteux, et ne te souviens-toi de ceux qui ne valent pas qu’on s’en souviennent ! Tous les Français n’étaient pas avec la Résistance ? Tous ceux de la Révolution étaient-ils avec les soldats de l’an II, tous ceux du Moyen Âge avec les Croisés, tous ceux de l’Empire à Austerlitz ? Quel cancer p pousse ce pays qui fut qqfois si grand pour le monde, à ne vouloir élire que son néant ? (Résistance du roman, p. 257)
14J.-L. Jeannelle lave Malraux du soupçon de « dépit d’un ancien résistant, frustré de voir ses contemporains se détourner du culte rendu à la Résistance » (Résistance du roman, p. 274) en invoquant le travail de l’historien Pierre Laborie, pour qui le film de Marcel Ophüls, coupable de raccourcis à la limite de la déontologie, a exagérément montré la passivité des Français sous l’Occupation au point de faire naître un « mémoriellement correct » qui vaut toujours aujourd’hui10. Bien que Malraux soit attaché de manière viscérale à la Résistance — le folio cité ci-dessus en témoigne —, l’écrivain a fini par se déprendre du passé en supprimant ce passage de la version définitive de Lazare, « mettant par là même de manière symbolique un point final au projet de “Non” » (Résistance du roman, p. 251). De ce roman mort-né, il reste surtout le titre, que Malraux a employé bien des fois, pour célébrer l’esprit de résistance auquel il était si attaché. La Résistance est représentée par ce seul non et, à travers elle, le pays tout entier. Dans les Antimémoires, Malraux félicite l’hôtelière qui a nié le connaître et qui lui a offert tout ce qu’elle avait refusé aux soldats allemands par des « non » répétés : « Vous étiez très bien, tout à l’heure : vous ressembliez à la France11 ». Comme le montre l’attitude de l’hôtelière, ce « non » est celui de la France, ce « non » est la France. C’est la raison pour laquelle Malraux s’est ingénié à « perpétuer [ce] non » (Résistance du roman, p. 90), en en faisant un leitmotiv de ses discours consacrés à la Résistance. On en trouve mention dans le « Transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon12 », dans l’« Inauguration du monument à la mémoire des martyrs de la Résistance13 » et dans le « Discours pour la commémoration des maquis à Durestal14 ».Malraux l’utilise une dernière fois quand il intègre le texte qu’il avait rédigé à la mort du général de Gaulle, sobrement titré « Non », lui aussi, en clôture des Chênes qu’on abat…, au moment où cet entretien avec le grand homme est ajouté au Miroir des limbes, en 197615.
15En marge de leurs ouvrages, H. Godard et J.‑L. Jeannelle offrent la possibilité au lecteur de poursuivre leur travail d’édition et d’interprétation. L’invitation n’est pas seulement rhétorique quand J.-L. Jeannelle écrit que
[…] le lecteur pourra se reporter à l’édition « Non » chez Gallimard et esquisser à son tour d’autres versions plus conformes aux développements romanesques que ces fragments lui semblent recéler. (Résistance du roman, p. 106)
16En effet, l’établissement du texte respecte la fragmentation en scènes et en notes et n’exclut en rien que le lecteur s’essaie à d’autres combinaisons que celle qui lui est proposée. Mais ce sont surtout les appendices de « Non » qui permettent au lecteur de croiser les motifs obsessionnels circulant à travers les textes que Malraux a écrits sur la Résistance, puisque les principaux discours sont regroupés à la fin du volume. On regrettera seulement que cette collection soit incomplète, puisqu’on n’y trouve pas de renvoi au long chapitre des Antimémoires consacré à la Résistance16 ni, surtout, la reproduction du « Discours pour la commémoration des maquis à Durestal17 », que H. Godard ne cite que par extraits, dans le corps de l’ouvrage (« Non », p. 48 et p. 84). Le lecteur ne sera pas surpris de retrouver dans « Non » des images frappantes que le « Transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon » avait rendues célèbres, comme les « chênes nains du Quercy » (« Non », p. 55) qui abritent « la France en haillons » (« Non », p. 58) et son emblème fait de « trois mousselines nouées — une bleue, une blanche, une rouge — drapeau invisible aux avions » (« Non », p. 55), trois motifs qui sont également présents dans le discours de Durestal. Les deux scènes construites en diptyque de la tante « morte à Ravensbrück » (« Non », p. 21 et p. 39) pour avoir caché un radio chez elle trouvent un large écho dans les discours, mais aussi dans les Antimémoires, où sont évoquées « la dernière dactylo morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres18 », « la mercière fusillée pour avoir donné asile à l’un des vôtres » (cité dans « Non », p. 12219) ou encore « la bonne femme qui sait que son chocolat peut la conduire à Ravensbrück20 ». L’allégorie de la douleur est plus discrète, mais rendue tout aussi marquante par l’allusion religieuse qui accompagne les déportées comme les maquisards tués : « Stabat mater dolorosa : et la Mère des douleurs se tenait debout… » (« Non », p. 63 et cité p. 13021). Cet échantillon de rapprochements trouvera à s’enrichir par une lecture comparée des fragments de « Non », des discours et des textes mémoriaux comme les Antimémoires, Les Chênes qu’on abat… et Lazare.
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17Paradoxalement, l’inachèvement de « Non » et le transfert de l’une de ses scènes dans Le Miroir des limbes placent les fragments qu’il en reste dans la lignée des romans des années 1930, dans lesquels Malraux se plaisait tant à ménager le flou entre des épisodes de sa biographie et leur transposition en fiction. À ceci près que l’indécision tient ici au fait que le roman est resté dans les limbes — espace de l’entre-deux s’il en est — en ne cessant d’être confiné dans une ambivalence d’où il ne sort pas : mort avant d’avoir reçu le baptême de la rédaction et la confirmation de la publication, il a néanmoins bénéficié d’une résurrection partielle dans le cycle mémorial. De cette dualité entre persistance et résistance, il a hérité un statut indécidable, au croisement de la fiction et de l’autobiographie. Cette indétermination n’a toutefois pas laissé les morts du maquis sans sépulture. En érigeant leur tombeau, « Non » — qui marque également la mort du roman malrucien — est à sa façon une oraison funèbre. En définitive, si le chaînon reconstitué par H. Godard et J.-L. Jeannelle reste manquant, l’inachèvement du roman ne signifie pas que toute trace en a été effacée. Puisque ce qui en subsiste permet de lier l’œuvre de Malraux, c’est qu’au-delà de l’échec et de l’incomplétude, ce roman a su se montrer résistant.