La Beauté du mot juste chez Flaubert
« Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le pli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a‑t‑il pas une Vertu intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose d’éternel — comme un principe ? (je parle en platonicien). »
Gustave Flaubert, Lettre à George Sand, 3 avril 1876, cité par Anne Herschberg Pierrot, p. 8.
1Dès les prémisses de sa carrière, Flaubert a un plan : faire imploser les partis pris de la bienséance bourgeoise, voire saper leur « Morale ». Ce terme fait déjà irruption dans ses œuvres de jeunesse. Sa première farce tragique Un parfum à sentir (1er avril 1836) s’accompagne d’un second titre : « Maintenant de peur que la très Sainte Église catholique, apostolique et romaine, ne lance contre moi ses foudres à cause de mon titre cocasse, Conte philosophique immoral, moral (ad libitum), je me justifierai quand on m’aura fait la définition de ce qui est moral d’avec ce qui ne l’est pas1. » En 1857, Flaubert use à nouveau d’une stratégie similaire, agrémentant son premier roman d’un sous‑titre évocateur : « Madame Bovary, Mœurs de province. » L’écrivain a beau crypter ses constats, il est en proie à la censure. Son procès retentissant sera mis en parallèle avec celui de Baudelaire. Si plusieurs études critiques avaient déjà mis en relation l’Éthique, la théologie et l’écriture flaubertienne2, les nouvelles associations avec l’esthétique proposées par Anne Herschberg Pierrot, procèdent d’une réelle originalité. Les contributions précises de cet ouvrage collectif parviennent à dépasser le strict champ de l’arétologie pour examiner les modalités d’émergence de la morale et saisir la genèse de leurs représentations en littérature. Flaubert, Éthique et esthétique est le fruit d’un séminaire organisé par A. Herschberg Pierrot en 2007‑2008 à l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ENS‑CNRS UMR 8132) dirigé par Pierre‑Marc de Biasi. Elle est professeur de littérature à l’Université de Paris 8, responsable de l’équipe Flaubert de l’ITEM et rédactrice en chef de Flaubert, Revue critique et génétique. A. Herschberg Pierrot a une prédilection pour les mariages entre le mot et l’image (Le Style en mouvement. Littérature et art, Belin, 2005, ou encore Stéréotypes et clichés. Langue, discours, société, (avec Ruth Amossy), Nathan, 1997) à laquelle elle consacre actuellement le séminaire « Flaubert » (ITEM), en synergie avec l’ANR FLIM (Flaubert et l’image).
2Les auteurs réunis dans ce volume (écrivains, chercheurs, philosophes…) font état d’une nouvelle définition de la Morale proposée par Flaubert ; l’Éthique se soumet alors à une théorie du Beau. L’immoralité ne tient pas tant dans le sujet que dans la manière de le traiter. Leurs démonstrations s’appuient sur des associations originales de Flaubert avec Stendhal, Comte, Whitman, Nietzsche ou Sade. En réunissant de nouveaux binômes, ils permettent de comprendre les manières sous lesquelles justice et esthétique s’entremêlent, se distinguent ou se confondent. Les contributions sont très diverses, abordant l’œuvre flaubertienne sur les plans lexical (A. Bouvier), analytique ou comparatif (P. Bergounioux, J‑M. Rey), psychologique, poétique et philosophique (J. Rancière). La thématique resserrée forme une cohésion. Les études portant sur des corpus précis (le cas Madame Bovary analysé par F. Gaillard, D. Jayot et P. Buvik) alternent avec des mises en correspondance entre Flaubert et ses contemporains (Baudelaire, Renan, Ruskin…). La méthode génétique est au cœur de plusieurs démonstrations, l’étude des manuscrits et de la correspondance apportant souvent des possibilités de lectures inédites. Le livre interroge la relation de Flaubert avec de multiples arts : poésie, littérature, rhétorique, danse, peinture et photographie (D. Boltz), voire sculpture (J. Rancière emploie la métaphore de l’écrivain‑sculpteur qui « défait les blocs consistants, les réalités solides, les enchaînements causaux […] pulvérise la matière verbale, dévisse les paragraphes, défait les liaisons, élimine les assonances, pour y faire circuler le même air qui brasse les atomes », p. 32). Ce florilège d’impressions s’exerce tant et si bien que toutes les pages semblent colorées d’images bien qu’elles soient dépourvues d’illustrations. Ce choix respecte ainsi les premières volontés de l’écrivain. Éthérées ou prosaïques, les représentations sont envisagées alternativement au sens d’images mentales ou de motifs réels (F. Pellegrini) présidant à l’écriture.
3L’ouvrage est scindé en quatre parties : « Nouveaux enjeux de la littérature », « Emma Bovary et le bovarysme », « Enjeux éthiques de l’art », « Éthique et esthétique ». Au sein de chaque section, les contributions se répondent, s’enrichissent, dialoguent, instaurant des rythmes de progression différents au fil de la lecture. Des références identiques circulent. Les articles sont des supports stimulants où se greffent d’autres pensées. Les trames réflexives permettent aux lecteurs de poursuivre ces voies d’exploration intellectuelles, accrochant des extensions à leurs démonstrations pourtant étayées.
Pouvoir
Une inversion des valeurs
4La Morale flaubertienne se perçoit paradoxalement à travers la figure du Critique, celui‑là même qui l’accuse de contrevenir aux bonnes mœurs ; l’immoralité se définit tel un synonyme de « bêtise » (p. 6), comme un défaut d’appréciation. Pour Flaubert, « […] le rapport du vrai et du bien (un vrai que l’art doit recréer par la projection imaginative alliée de la recherche documentaire) se double d’une équation du vrai et du juste, fondée sur le rapport du son, du rythme et du sens » (Avant‑propos, p. 8). Cette dimension kinesthésique se retrouve dans les choix énonciatifs. La littérature est alors capable de transcender les préjugés, dans sa faculté de révélation : dans son article intitulé Puissances de l’infime, Jacques Rancière se livre à une étude de l’infra‑visible, de ce monde qui s’éprouve dans ses petits détails plus encore qu’il ne se montre dans sa globalité :
Mais à ce point précis, les choses s’inversent ; en se perdant dans le vide, les paroles de la séduction en acquièrent la puissance : le public est gagné par une torpeur bienheureuse ; Emma associe l’or dans la pupille de Rodolphe, son parfum de vanille, le vent qui soulève les bonnets et la poussière vue par l’hirondelle, et laisse sa main dans la main de Rodolphe. (p. 31)
5C’est un autre réel qui est donné à voir. Le narrateur semble absent. On voit la scène derrière l’objectif et les yeux des personnages grisés, déployant toute une gamme de nuances. Flaubert découvre un univers perçu en négatif où le blanc devient noir et inversement. Tout est possible. Le tempérament romanesque de Madame Bovary est susceptible de se transmuer en sensualité. Delphine Jayot relève des basculements interprétatifs dans l’œil de la critique : Sainte‑Beuve, Brunetière, Faguet, Barbey d’Aurevilly, Zola ou Jules Lemaître projettent des visions opposées d’Emma (p. 84‑86). Avant d’être un « mythe », Madame Bovary était un « type ». La défaite d’une vie devient a contrario le symbole d’un combat permanent, comme le soutient J. Gracq :
Car, en somme, tout ce qu’il est possible de tenter, dans sa situation dès le début sans espoir, elle le tente, non sans hardiesse, et la passivité nostalgique et fascinée qui a gardé le nom de bovarysme n’a que très relativement à voir avec un esprit de décision qui, dans le livre, va plus d’une fois jusqu’à l’intrépidité. (cité p. 90).
6Elle s’abandonne aux étreintes de Rodolphe avant d’abandonner3 la vie. Le terme est récurrent et désigne des voies antagonistes. Ses mouvements d’affliction confondent les valeurs :
Du reste, elle enveloppait tout maintenant d’une telle indifférence, elle avait des paroles si affectueuses et des regards si hautains, des façons si diverses, que l’on ne distinguait plus l’égoïsme de la charité, ni la corruption de la vertu 4.
7L’égalitarisme des sensations dont J. Rancière a montré le potentiel littéraire se double ici d’un nivellement des qualités. De même, la distinction entre bon et mauvais goût s’éteint dans la quête de l’objet kitsch (F. Gaillard, p. 79).
8Les rapports entre vu/voyant/voyeur se brouillent, « dans un renversement de la fonction fondatrice de l’image spéculaire » (P. Bergounioux, p. 27). Le monde fictionnel de Flaubert paraît parfois plus réel que celui dans lequel nous sommes pris, au quotidien. Les descriptions sont telles qu’on peut voir en imagination les péripéties qui s’y déroulent. S’inscrire dans les affres de la Modernité devient un moyen de la combattre, de « porter au jour les contradictions de la réalité pour que celles‑ci, à l’instar d’un raisonnement mal conduit, s’effondre lorsque son incohérence lui devient apparente. » (P. Bergounioux, p. 19). Revendiquer la neutralité est une manière d’affirmer un style qui lui soit personnel :
le langage n’est pas, sauf pour les linguistes, un pur médium. Il porte toujours l’empreinte de ses usagers, révèle, par sa prosodie, son lexique, sa syntaxe, leur qualification scolaire et professionnelle, leur origine géographique, leur prétention et leur grief, leur rang social. (P. Bergounioux, p. 24).
9Écrire, c’est revendiquer un pouvoir : celui de s’affranchir des normes qui régissent la société :
Devenir écrivain, Flaubert l’entrevoit dès les années 1840, est une entreprise qui risque bien de se solder par un divorce complet avec le monde bien‑pensant des clichés et de la morale bourgeoise : c’est s’engager dans une aventure intellectuelle qui est une sorte de voyage au pays de tous les dangers. (P‑M. de Biasi, p. 202)
10Les valeurs traditionnellement attribuées dans la société sont capables de permuter dans l’écriture : « vivre ne nous regarde pas » (Lettre à Louise Colet, citée p. 40) et comme dans la poésie de Whitman, « les distinctions que nous faisons dans les affaires entre le haut et le bas, l’honnête et le vil disparaissent quand la nature est prise comme un symbole » (J. Rancière, p. 37). L’écriture devient aventure et l’ermite, un être social : P.‑M. de Biasi examine les solidarités qui existent entre l’univers de Flaubert, celui de Sade et ses dérivés linguistiques (sadisme, sadique) : « peut‑être faut‑il s’attendre à découvrir un nouveau profil psychologique de Flaubert, écrit‑il, beaucoup plus sombre que l’image, complexe, mais finalement bienveillante et généreuse, que nous donne à voir la Correspondance » (p. 187).
L’être moderne
11Outre les notes de lecture sur l’Esthétique de Hegel, les références aux philosophes sont profuses dans la correspondance de Flaubert, notamment vers la fin de sa vie : le 19 février 1872, il confie à George Sand : « Présentement, je lis, le soir, la Critique de la Raison pure de Kant traduit par Barni, et je repasse mon Spinoza. » Dans une lettre à sa nièce du 4 janvier 1879, il écrit : « Je continue ma métaphysique, Kant, Hegel, Leibniz […] Hier, j’ai travaillé 14 heures […] Maintenant, je vais reprendre l’examen de Leibniz par Condillac, lequel vaut mieux que sa réputation […] » C’est encore à une autre école de pensée qu’il fait référence dans une missive à Edma Roger des Genettes, le 13 juin 1879 : « Connaissez‑vous Schopenhauer ? J’en lis deux livres. Idéaliste et pessimiste, ou plutôt bouddhiste. Ça me va. » Imprégné de doctrines plurielles, Flaubert en vient à forger des oxymores, imaginant l’existence d’un « stoïcisme voluptueux5 » dans le dévouement plein d’évanescence auquel se livre un temps Madame Bovary. L’ataraxie pourrait‑elle naître ironiquement de l’espoir ? Le mystère de l’écriture flaubertienne réside moins dans la reprise des théories du passé que dans sa capacité de prospection : au sein du roman, il y a anticipation des épreuves et des transformations infligées aux personnages. Sur le plan de la réception, Flaubert fait confiance aux lecteurs : c’est à eux qu’il reviendra de « tire[r] [….] d’un livre la moralité qui doit s’y trouver » (Lettre à Georges Sand, 6 février 1876). Son écriture est « destinée aux lecteurs exigeants de l’avenir à qui s’adresse ce style elliptique » (A. Herschberg, p. 9). L’être moderne est visionnaire. Cet ancrage dans le futur a pour corollaire d’inscrire son Œuvre dans l’immuable et l’absolu, « en deçà du bien et du mal ». Ainsi parvient‑il à envisager une Morale singulière et non pas une addition de principes dictés. L’écrivain privilégie l’amoralité, c’est‑à‑dire la neutralité et l’absence de positionnement, plus que l’immoralité. Cette façon de se positionner dans le monde trouve une application littéraire ; A. Herschberg souligne cette propension au renversement des clichés :
Le livre « sur rien », le style comme « manière absolue de voir les choses » ne signifient pas un formalisme vide, mais, comme l’a montré J. Rancière, une déliaison des codes rhétoriques, des systèmes pré‑imposés de valeurs préalables à l’œuvre, avec lesquels et contre lesquels l’écriture travaille (p. 8).
12Chez Flaubert, les images se forment au bon vouloir des mots.
Devoir
Se moquer des biens
L’aplomb dépend des milieux où il se pose ; on ne parle pas à l’entresol comme au quatrième étage, et la femme riche semble avoir autour d’elle, pour garder sa vertu, tous ses billets de banque, comme une cuirasse, dans la doublure de son corset6.
13Lorsque Madame Bovary s’endette auprès du marchand, Flaubert joue sur la polysémie du mot « Bien » pour en faire le point de mire du Mal et la source de convoitise du créancier. C’est ce mot qu’il emploie pour signifier les propriétés des Bovary, s’adressant à Emma : « — Mais, si vous n’avez pas d’espèces, vous avez du bien7. » L’emploi du singulier conforte l’ambiguïté lexicale. En retour, Madame Bovary « l’appela même “son bon Monsieur Lheureux8” ». L’huissier est désigné quant à lui comme étant « le bonhomme9 ». Rien ne va plus quand la consommation devient une manière de se consumer (le feu et les cendres sont omniprésents dans les actes de l’héroïne, tout au long du roman). La faillite ascensionnelle d’Emma est proportionnelle à ses états d’âme. L’argent est un mode de substitution faisant face à son dépit : Charles « n’aurait pas assez de millions à [lui] offrir pour qu’[elle] lui pardonne de [l’]avoir connue » (cité p. 72). Proposant une mise en abyme de la théorie de J. Rancière défendue dans Politique de la littérature, Françoise Gaillard étudie la piste d’un crime de « confusion des ordres de jouissance » (p. 77). « Qui a tué Madame Bovary ? » revient sur l’assimilation coupable d’Emma entre les « plaisirs matériels » et les « jouissances spirituelles de la littérature, de l’art et des grands idéaux ». F. Gaillard perçoit dans la « frénésie d’achat de choses hétéroclites » de Madame Bovary « le signe de l’idéologie utilitariste de cette classe qui confond le plaisir esthétique avec celui de la possession concrète des objets qui le lui font éprouver. » L’objet de convoitise —le prie‑Dieu — devient la cristallisation d’une détestation. Pour l’écrivain, l’argent est une source de défection artistique :
L’idée de rentabilité, fût‑elle purement symbolique, est ce qu’il y a de plus étranger à la conception que Flaubert se fait de l’art. À preuve ce qu’il retient de Kant, cité par Hegel : « L’art a son but en lui‑même » et « Le plaisir qu’il procure est désintéressé » (p. 79).
14Cette caractéristique signe une divergence avec Balzac et une adhésion majeure avec la conception stendhalienne, comme le relève P. Bergounioux :
Stendhal s’adresse aux âmes sensibles, aux happy few, au collège invisible de ceux —jeunes hommes, femmes, artistes, intellectuels } qui tiennent pour dégradante, vulgaire, la recherche du profit en argent. (p. 14)
15L’écrivain veut‑il faire payer à Emma la souffrance littéraire qu’elle lui inflige ? Comme Nietzsche, le fait de « se dévouer totalement à l’œuvre, dans sa vie et sa survie » produit dans les deux cas « une littérature dont l’auteur se retire, se maintient en retrait, se “torture”, ouvre la voie à une discipline de cette espèce, à une démarche qui se donne les moyens de rapprocher les choses les plus disparates. » (Jean‑Michel Rey, p. 183). Jules de Gaultier parle de « l’immense labeur de l’esprit ». (cité p. 103). Flaubert serait un bourreau de travail substituant la vengeance à la fatalité d’une fin. Il faut « casser du caillou » (Propos de Flaubert cités p. 32), affronter le « corps à corps journalier avec la matière verbale, la vertu de la tâche quotidienne, lente, répétitive, le temps de l’ouvrier, mesuré par le travail » (J. Rancière, p. 32). Mais il ne faut pas conclure trop vite à l’unicité des raisons expliquant l’agonie d’Emma. Aux douleurs de l’écriture, F. Gaillard privilégie la thèse de la punition :
Flaubert en veut à Emma, d’une part, de ne rien comprendre à sa poétique et, d’autre part, d’incarner la grande menace qui, en ce siècle de confusion des valeurs, pèse sur l’Art et la Littérature : la kitschéisation. (p. 73)
16L’héroïne manque à ses devoirs ; il lui inflige la détresse de l’insatisfaction. Rien ne se passe comme elle l’aurait voulu. Rien n’apparaît comme dans les livres. Les « moments parfaits » n’existent pas dans la vie de Madame Bovary. Et même l’arrivée de la « nouvelle bonne » n’est pas assimilable à une « bonne nouvelle ». Léon n’est pas à la hauteur de ses devoirs d’amant : « Elle demanda des vers, des vers pour elle, une pièce d’amour en son honneur ; jamais il ne put parvenir à trouver la rime du second vers, et il finit par copier un sonnet dans un keepsake10. » Le geste de recopier est assimilé à un échec, comme dans Bouvard et Pécuchet, pris dans un mouvement d’éternel retour. L’écrivain s’entête à décevoir l’héroïne et à contrarier ses idéaux, lui qui exècre la petite bourgeoisie dont J. Lemaître fait d’Emma « l’un des types les plus fréquents. » (cité p. 86). Il ne lui donne à rencontrer que des êtres lâches qui la maintiennent dans un principe d’inertie : « Même avec Léon, elle finit donc par s’apercevoir de la distance entre l’objet de son amour et son amant réel, qui s’avère de plus en plus « médiocre ». » (Per Buvik, p. 106). Le patronyme d’Emma devient le synonyme d’un syndrome, sous la plume de Jules de Gaultier. Propriété métaphysique, le bovarysme se définit à la lumière de Nietzsche et de Kant. P. Buvik insiste sur son caractère duplice :
[…] le bovarysme est désormais défini tantôt comme le principe même du changement continuel du monde, tantôt — en raison, justement, de la nature changeante des choses — comme l’erreur fatale de chaque tentative de comprendre et d’expliquer l’existence.
17Il peut être à la fois une chose et son contraire. L’erreur y règne comme « un principe vital » (p. 106).
Castigat ridendo mores
Métaphysique : En rire : donne l’air (c’est une preuve) d’esprit supérieur.
Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues.
18La punition prend une acception plus littérale dans le développement diégétique de Bouvard et Pécuchet :
Pour qu’une punition soit bonne, dit Bentham, elle doit être proportionnée à la faute, sa conséquence naturelle. L’enfant a brisé un carreau, on n’en remettra pas : qu’il souffre du froid ; si, n’ayant plus faim, il demande d’un plat, cédez‑lui : une indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux, qu’il reste sans travail : l’ennui de soi‑même l’y ramènera. Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempérament pouvait endurer les excès et la fainéantise lui conviendrait. Ils adoptèrent le système inverse, la punition médicinale ; des pensums lui furent donnés, il devint plus paresseux ; on le privait de confitures, sa gourmandise en redoubla. L’ironie aurait peut‑être du succès ? […]11
19Florence Pellegrini cite un autre passage dans lequel Bouvard surprend son ami dans une scène d’auto‑flagellation : « Rituel religieux et pratique onaniste se confondent alors dans un récit mimétique de la montée orgasmique » (p. 231). Elle cherche à élucider la décantation flaubertienne du « divin Marquis » et s’appuie sur la thèse défendue par « Pierre Michon, considérant le Flaubert de Salammbô, [qui] voit en lui un continuateur de Sade, mais un Sade quelque peu édulcoré, “gazé” aurait dit Sade, stylistiquement neutralisé sans pour autant être méconnaissable ; “c’est Sade à l’usage des petits enfants, un Sade qu’on peut lire à l’école”. » (p. 232) Flaubert joue également avec les couples de sonorités. Dans L’Éducation sentimentale, il administre une punition vicieuse à Frédéric, associant indirectement l’impossibilité du rendez‑vous avec Madame Arnoux à son attitude vis‑à‑vis de Louise : l’entrave de cette rencontre réside dans la maladie du petit Eugène, dont « la voix singulièrement rauque12 » représente l’un des symptômes. Or, cette sonorité s’applique également aux lieux de perdition que Frédéric avait fuis au temps du collège :
Des demoiselles, en camisole blanche, avec du fard aux pommettes et de longues boucles d’oreilles, frappaient aux carreaux quand on passait, et, le soir, sur le pas de la porte, chantonnaient doucement d’une voix rauque13.
20Je fais un raisonnement hypothético‑déductif que l’analogie avec le patronyme de sa promise, « Melle Roque », scinde la liaison entre la Morale et ses espoirs déçus. L’auteur de L’Éducation sentimentale octroie à son personnage une déception comparable à celle de la jeune femme dont il s’est moqué. Flaubert se livre à l’accomplissement d’une justice. « Qui Flaubert a‑t‑il sauvé ? Justin, d’abord, l’adolescent épris, en secret, d’Emma, qui pleure, seul, la nuit, sur sa tombe et qui est surpris par Lestiboudois, lequel, avec son prosaïsme épais, sa largeur d’esprit coutumière, le croit occupé à voler des pommes de terre. […] » (P. Bergounioux, p. 26). L’acmé de la bêtise se confond avec l’injustice en la personne de Lestiboudois (anagramme partiel d’ « Idiot »).
21Flaubert revendique la satire comme une stratégie de distance littéraire. Il place la devise de la comédie — Castigat ridendo mores14 — dans la bouche d’Homais (Madame Bovary). Cette faculté d’ironie ou d’autodérision est justement ce qui manque — cruellement — à Sade :
Rire de soi‑même, et devenir capable de faire rire ou sourire, au moment où l’on convoque dans l’imaginaire les ressources de l’effroi : voilà ce que Sade n’a jamais su faire et qu’il s’agit de tenter, justement, pour rendre à l’inspiration sadienne toute sa puissance corrosive (p. 211).
22P.‑M. de Biasi montre que pour Flaubert, celui‑ci n’est ni un modèle ni un fer de lance mais plutôt une ressource : « Il ne s’agit pas de l’imiter, mais de s’en inspirer, quitte à le citer sans guillemets éventuellement, mais si possible avec le sourire, avec ce coefficient d’humour dont précisément il n’a jamais su faire preuve. » (p. 210). F. Pellegrini parle d’un « maître à penser, voire [d’] un maître à vivre » (p. 216). Le Cahier intime de 1840‑41 est une réserve de maximes empruntées à Sade. Elles y reviennent avec fréquence et régularité. Flaubert travaille l’écriture comme le ferait un peintre, esquissant une composition pour en faire jaillir un rythme et des couleurs. Il observe le monde avec ardeur pour en dénoncer les détraquages et les comportements réflexes. La déontologie flaubertienne réside alors peut‑être dans le rire nerveux, voire dans le rire jaune : « Souffrir est farce » constate Loïc Windels (p. 127) s’appuyant sur une lettre que Flaubert adresse à Baudelaire.
23Les œuvres flaubertiennes ont souvent été l’objet de dessins humoristiques : Agnès Bouvier rappelle par exemple qu’en janvier 1863, « Salammbô a été accueilli dans le Journal amusant par une série de caricatures intitulée “Salammbô, traduit du carthaginois”. » (p. 63) Livrant une analyse sur la traduction dans Salammbô, l’auteur insiste sur l’importance non seulement symbolique mais aussi phonétique du vocabulaire employé : ainsi de « la dénasalisation, qui affecte le nom de Salammbô (« les deux m de Salammbô sont mis exprès pour faire prononcer Salam et non Salan ») (p. 61). Flaubert passe du rire aux larmes. Indépendamment de l’hybridation des lexiques, il travaille la formulation en fonction du contexte, adaptant le fond et la forme :
La traduction littérale fait affleurer la violence du texte original dans le texte français ; elle en exprime l’intrinsèque violence en même temps qu’elle brutalise la langue. Le fait que Flaubert s’appuie sur une traduction qui se veut littérale n’est pas étranger à son objet même : les Barbares — à tous les sens du terme, linguistique […] et anthropologique […]. (p. 60)
24Cette question de la traduction est abordée à l’inverse, chez Nietzsche. Dans l’analyse comparative qu’il propose vis‑à‑vis de Flaubert et de sa réception critique, J.‑M. Rey perçoit chez le philosophe allemand « une volonté farouche d’écrire enfin en français […] Une décision qui ne saurait être sans conséquences sur le “choix” des auteurs français considérés comme les plus stimulants à ce propos, ceux qui paraissent momentanément les plus représentatifs — ceux qui sont même, par certains aspects, à l’opposé des formes allemandes et des contraintes qu’elles représentent » (p. 179). Flaubert est de ceux‑là. Et si les attitudes d’écriture varient entre Flaubert (« On ne peut penser et écrire qu’assis ») et Nietzsche (« Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose », cité p. 177), il ressurgit de leur approche une communauté d’opinions : « Vouloir le rien : c’est sur une aporie de cette nature que Nietzsche réfléchit quand il cherche à cerner ce qu’il appelle, dans ces années, le nihilisme » écrit J ‑M. Rey (p. 184).
Vouloir
La foi en l’art
— Et ! je me moque de la ressemblance ! À bas le Réalisme ! C’est l’esprit qu’on peint15 !
25Ces mots que Flaubert prête au peintre Pellerin résonnent comme un aveu de sa propre position vis‑à‑vis de la littérature. L’écrivain dément son attribution au mouvement dont la critique et les manuels scolaires en ont pourtant fait l’un des chefs de file : « Et notez que j’exècre ce qu’on est convenu d’appeler le réalisme, bien qu’on m’en fasse un des pontifes. » (Lettre à George Sand, 6 février 1876). Évoquant la rédaction de Madame Bovary, il emploie de son propre chef la métaphore picturale pour désigner l’acte d’écrire : « […] j’ai la prétention de peindre Rouen […] » (Lettre à Louis Bouilhet, 23 mai 1855). Notons que cette allusion artistique sera également présente dans la partie adverse : « Voilà, Messieurs, les situations que M. Flaubert aime à peindre, et malheureusement il ne les peint que trop bien » (extrait du réquisitoire de son procès en 1857). Pour lui, l’art « ne doit pas se contenter de faire le bilan du réel, et en tout cas sa valeur ne se mesure pas à la quantité d’informations qu’il contient. » (D. Boltz, p. 156) Dans son activité de recherche visant l’exactitude, Flaubert revendique l’impersonnalité. Cependant, tous ses personnages semblent naître en partie de lui. Les doutes assaillant les êtres fictionnels et réels sont quelquefois identiques :
La même question se pose en fait pour l’écrivain et pour son personnage : en quoi consiste le bonheur des mots ? Tout le problème d’Emma, c’est de chercher dans la vie une puissance d’émotion comparable à celle que dégagent ces mots si beaux dans les livres : félicité, passion, ivresse. Or, la réponse à la question est formellement la même pour Emma et pour Flaubert, j’ajouterais aussi pour Whitman : le bonheur des mots, c’est leur capacité de s’identifier à la vie16.
26J. Rancière fait entendre la « voix de personne » en convoquant Ruskin et son ouvrage Seven lamps of architecture (1853) ; le critique d’art britannique y évoque la créativité des ouvriers qui outrepassent leurs fonctions de constructeurs serviles, insérant dans les interstices de la pierre, leur signature : « œuvre personnelle perdue dans l’impersonnel, tenant sa puissance de cet évanouissement dans la profusion d’ensemble ». (p. 33) D. Boltz propose une démonstration documentée sur les relations qui lient les deux écrivains. Elle insiste notamment sur le contexte de diffusion de leur pensée et révèle le rôle prescripteur de Flaubert dans la prise en compte de cet auteur. Son article se prolonge par une annexe : la « transcription des notes de Flaubert sur Joseph‑Antoine Milsand, L’Esthétique anglaise. Étude sur John Ruskin (Paris, G. Baillière, 1864), Bibliothèque municipale de Rouen, ms g 226, ff. 165-165 v° » dans leur version transcrite (p. 168‑169) et manuscrite (p. 170‑171). Elle relève une occurrence à Ruskin, dans une note du Carnet 13 : « Ruskin critique d’art — demander à Taine » (p. 145). En 1865, Flaubert entreprend des enquêtes préparatoires à la rédaction du chapitre 4 de L’Éducation sentimentale ; c’est un concours de circonstances qui le conduit à convoquer cet auteur. L’écrivain « s’intéresse de près à l’art anglais, il cherche à se documenter sur l’esthétique pour étoffer son personnage de Pellerin et les discussions sur l’art dans son roman, et il tombe un peu par hasard sur les noms de Milsand et de Ruskin au dos d’un ouvrage de son ami Taine. » (D. Boltz, p. 153). Ruskin était un fervent défenseur de Gabriel Rossetti, flaubertiste revendiqué. D. Boltz entrevoit dans la figure de Pellerin l’incarnation d’un peintre préraphaélite. Métamorphosé en photographe, le personnage de Pellerin modifie plus tard sa position à l’égard du réalisme. De telles contributions s’annoncent comme des embrayeurs à partir desquelles le lecteur peut envisager le langage flaubertien dans sa profondeur sémantique.
Les métamorphoses lexicales & psychologiques de Moreau
27Dans L’Éducation sentimentale, l’immoralité de Frédéric va crescendo. Flaubert fait un usage espiègle des noms propres car si la consonance initiale de son nom évoque les principes éthiques, le personnage fait montre d’une scélératesse croissante, lâchant ses idéaux au profit des clichés de réussite. Il en vient à « s’applaudi[r] de sa perversité17 », à « [avoir] honte de ses pieux sentiments18 », et « bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait à l’une le serment qu’il venait de faire à l’autre, leur envoyait deux bouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles des comparaisons ; il y en avait une troisième toujours présente à sa pensée. L’impossibilité de l’avoir le justifiait dans ses perfidies, qui avivaient le plaisir, en y mettant de l’alternance19 […] » Le personnage cristallise l’objet de son obsession sur le prénom « Marie » dont Ronsard a popularisé l’anagramme : « aimer ». Frédéric l’avoue : « les délices de la chair et de l’âme étaient contenues pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n’imaginais rien au‑delà20. » Flaubert s’amuserait‑il avec l’anagramme de « Moreau » : soit « amouré », participe passé du verbe désignant l’action de « tomber amoureux » plus que l’état de l’être ? Enfin, troisième sens unissant éthique et lexique : l’adjectif « Moreau » désigne une couleur ténébreuse normalement utilisée pour décrire les crins des chevaux. Elle caractérise un noir profond et particulièrement brillant. Mentionner ce terme permettrait‑il à Flaubert d’indiquer des propriétés physiques de manière elliptique21 ? Le personnage oscille entre des propriétés apolliniennes et dionysiaques. Flaubert l’installe dans une position similaire à celle du centaure22, symbole des « conflits profonds de l’instinct et de la raison23 » qui deviendra plus tard l’image de l’inconscient. Les métamorphoses du caractère de ses personnages s’incarnent dans le langage. Ironie de l’histoire, H. G. Wells reprend ce nom pour décrire l’hybridité entre l’homme et l’animal dans L’Île du docteur Moreau (1896). Flaubert est un lecteur d’Ovide : sa bibliothèque comporte deux ouvrages du poète (Les Métamorphoses, Opera quae supersunt [Œuvres complètes]). Il le mentionne également dans le Dictionnaire des idées reçues : « Métamorphose. Rire du temps où on y croyait. — Ovide en est l’inventeur ». Progressivement, Moreau transforme ses illusions au contact de la société. Ce pourrait être une extension possible des enjeux soulevés par ces articles examinant tout autant les causes que les effets, les sources et les mutations du langage au fil des avant‑textes.
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28En réunissant des contributions sur les liens entre éthique et esthétique flaubertiennes, Anne Herschberg Pierrot offre au lecteur des clés d’interprétation nouvelles ; les stratégies narratives s’installent au cœur de contextes de production ; la pluralité des lectures et la convocation d’auteurs enrichit notre compréhension de l’œuvre. Ainsi parvient‑elle à appliquer les préceptes que Flaubert indiquait dans une lettre à Edma Roger des Genettes : « L’honnêteté est la première condition de l’esthétique. »