Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Bénédicte Coste

Une analyse de la Décadence anglo-française

Matthew Potolsky, The Decadent Republic of Letters. Taste, Politics, and Cosmopolitan Community from Baudelaire to Beardsley, Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 2013, 256 p., EAN 9780812244496.

1La Décadence littéraire de la fin du xixe siècle est généralement envisagée dans un cadre national aux dépens de son caractère international selon Matthew Potolsky. Son ouvrage se concentre toutefois sur la Décadence d’expression française et anglaise et constitue un panorama de la recherche anglo-américaine sur le sujet, tant par ses références théoriques que par les textes étudiés. Il définit la Décadence comme un mode de réception littéraire, une position prise par certains auteurs vis‑à‑vis de leur culture et du cosmopolitisme, ce qui expliquerait les embarras de la critique à la cerner. Cette position trouve son origine dans les traductions de Baudelaire des écrits d’Edgar Allan Poe ; elle s’est poursuivie chez Wilde rédigeant sa Salomé en français ou chez Nietzsche trouvant sa définition de la décadence chez Paul Bourget. Le mouvement s’est diffusé à travers des traductions, des imitations et des textes critiquant chacun la notion de frontière.

2L’écriture décadente est communautaire et dissidente, elle offre de nouveaux moyens d’affiliation par la sélection des écrits, leur recyclage, la pratique de l’allusion ; elle utilise la louange et le blâme pour créer sa propre bibliothèque en regard des textes canoniques véhiculés par les institutions éducatives étatiques. Les communautés décadentes sont antinationalistes, imprévisibles et ouvertes, elles se créent sur une communauté de goût minoritaire et à travers un sentiment de participation à une république des lettres décadentes. Les Décadents ne sont pas des libéraux ou des apolitiques mais des analystes sociaux annonçant l’intellectuel dissident, des politiques contribuant au partage du sensible défini par J. Rancière. Certains, comme Baudelaire, Swinburne et Gautier, attaquent la valorisation libérale de l’intérêt individuel en évoquant la tradition républicaine antique de l’humanisme civique ; d’autres comme Huysmans, Walter Pater, Vernon Lee et Oscar Wilde sont antinationalistes et rejettent la communauté de sang, de langue et les frontières afin de promouvoir une communauté de goût modelée sur celle des libertins des xvie et xviie siècles. L’humanisme civique et le libertinisme constituent, selon M. Potolsky, deux formes de communauté alternative permettant aux Décadents de se reconnaître pour critiquer le libéralisme et le nationalisme de la fin du xixe siècle. Schiller avait pensé la beauté comme voie d’accès à la liberté dans le cadre politique de l’État ; les Décadents font de la politique du goût une question individuelle, partisane, contestataire. Le jugement de goût devient un lieu où se discute le politique ainsi qu’un moyen de créer des communautés ou d’en imaginer de futures. La communauté créée par Lee, Pater, et Aubrey Beardsley est une communauté quasi utopique, extrêmement restreinte, composée d’individus trouvant leur unité à travers leurs lectures et l’écriture sans jamais se rencontrer. Les deux femmes qui publient Sight and Song sous le pseudonyme de Michael Field dialoguent avec les textes de Swinburne et Verlaine et empruntent les stratégies décadentes pour élaborer un espace homoérotique féminin à l’intérieur de ce mouvement si éclaté. Au‑delà de leurs différences multiples, les Décadents sont unis par leur opposition à la société industrialisée, commerciale et urbaine.

3C’est donc à l’intérieur de ce cadre et à travers de cinq chapitres que M. Potolsky aborde la Décadence de Baudelaire à Beardsley. Baudelaire apparaît, en effet, comme son fondateur en investissant son langage de la tradition républicaine antique et en considérant politiquement le goût. La production et la réception de l’art sont des actes collectifs et la beauté n’est pas une évasion de la réalité mais un bien public essentiel au fonctionnement de la polis moderne. Du Salon de 1846 aux textes évoquant des familles aristocratiques de lecteurs, Baudelaire crée des communautés alternatives dont certaines sont réduites à un type : la lesbienne, le flâneur, le dandy. La lecture minutieuse des textes de Baudelaire consacrés à Poe souligne la transformation du poète américain, martyr sacrifié à la tyrannie de l’opinion publique mais déjà icône d’une communauté consacrée à la production et à la réception du beau.

4Gautier, dans sa « Notice » aux Œuvres complètes publiées en 1868 chez Michel Lévy, et Swinburne, dans « Ave Atque Vale », caractériseront Baudelaire comme il avait lui‑même caractérisé Poe. Ils font également appel à la tradition de la République antique : Gautier emprunte la forme de l’oraison funèbre athénienne pour faire de Baudelaire un guerrier du beau et le chef d’une communauté alternative contre le Second Empire, figure de l’Empire romain décadent. Swinburne se réfère à la mythologie collectiviste de la cité‑état et se tourne vers les figures négligées que le critique doit réhabiliter afin de leur offrir la communauté posthume qui leur a été refusée. « Ave Atque Vale », qui emprunte à l’élégie pastorale, transforme les amis et les dissidents érotiques en frères républicains unis par leurs goûts. Swinburne ouvre ainsi la question de la canonicité en faisant de Baudelaire un héros rebel qu’il convient d’honorer. La beauté demeure donc bien un bien public et l’objet d’une politique chez Gautier et Swinburne, mais tous deux transforment les idées baudelairiennes sur la communauté en une « politique d’appréciation » et restreignent la communauté aux lecteurs détenteurs d’un certain savoir.

5La critique du nationalisme du dernier tiers du xixe siècle, aspect négligé des études de la Décadence, apparaît chez Pater, Huysmans et Lee, à travers les collections décadentes qui parsèment leurs ouvrages. La collection décadente, internationale, idiosyncratique et artificielle, les collections subversives et exprimant une sensibilité différente, sont le miroir des canons nationaux alors en pleine élaboration et en dévoilent le caractère construit. Dans The Renaissance de Pater, À rebours, The Picture of Dorian Gray (1890-1891) et Sight and Song (1892), les livres, les objets, les styles et les thèmes deviennent décadents à travers un processus délibéré et thématisé de sélection et de juxtaposition au point de créer un canon alternatif et privé contre le canon national et officiel. Celui‑ci impose par avance une éducation décadente qui subvertit la forme étatique nationale.

6Une autre influence peu étudiée contribue à la Décadence : le libertinisme. Selon M. Potolsky dont la démonstration gagnerait à être soutenue par une connaissance plus précise du libertinisme, les auteurs des années 1880 se construisent en référence à la tradition libertine anticléricale, antimonarchique et déjà cosmopolite des siècles précédents. Cette autre communauté se fonde autour de goûts minoritaires et propose une contre-pédagogie inspirée de Pygmalion. En étudiant certains récits décadents d’influence, qui sont à ses yeux dirigés contre l’éducation publique telle qu’elle s’établit, M. Potolsky souligne que pédagogues et élèves décadents montrent la folie qu’il y a à vouloir faire de l’éducation un moyen ou un modèle d’ordre politique. La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch (1870), Monsieur Vénus de Rachilde (1884), Miss Brown de Vernon Lee (1884) affichent une éducation produisant des esclaves plutôt que des citoyens éclairés ; Marius l’Epicurien de Pater (1885) et The Picture of Dorian Gray dénoncent une éducation influencée ou imposée — on ne suivra pas nécessairement M. Potolsky dans sa lecture de Marius comme roman d’éducation antiétatique — et prônent une stimulante culture de soi selon les voies de l’esthétique. Celle‑ci n’est pas contradictoire avec une éducation purement livresque, textuelle. Le dernier chapitre est consacré à certains textes décadents sur la Renaissance : Euphorion de Lee (1881), Gaston de Latour de Pater (inachevé, 1888-1889) et « The Story of Venus and Tannhäuser » de Beardsley (inachevé, 1896-1898), qui décrivent des communautés exclusivement formées par la lecture et l’écriture. La communauté élitiste de Baudelaire est devenue modèle de communauté cosmopolite et les Décadents un « contre-public » (au sens de M. Warner) uni par la production, la circulation et la réception textuelles. Chez Lee, la Renaissance est une série de communautés contingentes formées sur l’errance et l’hybridité ; chez Pater, la communauté du xvie siècle est modelée sur l’hétéroglossie de la Pentecôte ; chez Beardsley, une communauté souterraine est structurée par des références permanentes à un corpus de textes et d’objets, de thèmes et de rhétoriques identifiées comme décadentes.

7C’est peut-être contre cette extrême fragmentation mettant en péril l’idée même de communauté que Mallarmé a rédigé son « Tombeau de Charles Baudelaire » auquel M. Potolsky consacre son postscriptum. Mallarmé descelle Baudelaire de l’imaginaire décadent et affirme, certes à travers une rhétorique peu susceptible d’être partagée par le plus grand nombre, une volonté d’inclusion de la relation entre le poète et son public. Loin d’être un écrivain marginal, Baudelaire constitue une figure fondatrice possible pour une communauté élargie. Mallarmé romprait‑il avec la république des lettres décadente, imaginaire, réservée à un lectorat apte à comprendre ses savants jeux intertextuels, sans frontières ou presque, fondée sur des goûts érotiques partagés, et sur le rejet du monde politique et artistique engendré par le libéralisme et le nationalisme bourgeois ? La fin de siècle se caractérise assurément par un individualisme dont n’ont pas été exempts les Décadents. Faut-il suivre Matthew Potolsky lorsqu’il fait des communautés décadentes l’ancêtre des réseaux sociaux et de la « communauté qui vient » de Giorgio Agamben ? La question mérite d’être soulevée en conclusion de cet ouvrage stimulant en dépit de quelques superficialités théoriques, et qui propose un canon renouvelé de ce que les historiens de la littérature appellent « Décadence ».