Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Marie-Antoinette Bissay

Lorand Gaspar ou le cheminement d’une pensée vivante

Maxime Del Fiol, Lorand Gaspar. Approches de l’immanence, Paris : Éditions Hermann, coll. « Vertige de la langue », 2013, 572 p., EAN 9782705684693.

1Après les trois derniers ouvrages critiques parus sur l’œuvre de Lorand Gaspar, Présence de Lorand Gaspar de Suzanne Allaire et de Muriel Tenne1, Lorand Gaspar ou la question de l’errance de Maha Ben Abdeladhim2 ou encore Lorand Gaspar ou l’écriture d’un cheminement de vie. La « force d’exister en tant que corps et pensée » de Marie-Antoinette Laffont-Bissay3, celui de Maxime Del Fiol, Lorand Gaspar. Approches de l’immanence, place la question de l’immanence au sein de sa réflexion, reprenant de la sorte l’« orientation fondamentale de [la] pensée4 » du poète pour qui la philosophie de l’immanence devient une véritable préoccupation existentielle, ontologique et poétique. Dès le début de son essai, M. Del Fiol présente son projet d’« étudier dans ce livre la constitution philosophique et le déploiement poétique de cette ontologie gasparienne de l’immanence, qui non seulement a guidé l’essentiel de sa réflexion générale sur le monde, mais qui a également représenté l’enjeu majeur de sa formulation poétique, vouée à approcher cet absolu qui excède par nature toute parole. » (p. 17) Les cinq cent soixante‑douze pages de ce livre traitent avec une même constance de rigueur et de précision la question de l’immanence.

Ce que nous disent ses livres

2M. Del Fiol prend en considération la quasi-totalité des œuvres de Gaspar, les poèmes en vers libres (Gisements, Sol Absolu et autres textes, Égée, Judée, Patmos et autres poèmes, Derrière le dos de Dieu…), les proses poétiques (Arabie heureuse, Carnets de Patmos…), les proses plus conceptuelles (Approche de la parole, Feuilles d’observation, Feuilles d’hôpital….), la correspondance avec Georges Perros, quelques articles critiques écrits sur Saint‑John Perse notamment. Certaines de ses traductions, celles de Rilke, de D.H. Lawrence, de Georges Séféris, de Paolo Cristofolini entre autres sont également évoquées. Les essais sur la Palestine, les deux versions de Histoire de la Palestine et palestine année zéro, sont en revanche seulement cités. Au-delà de ce matériau d’étude déjà étendu, M. Del Fiol présente avec intérêt les trois bibliothèques de Lorand Gaspar, celle qui est située à Paris, celle à Gammarth (dans la banlieue nord de Tunis) et celle à Domazan (en France, dans le Gard). L’auteur de l’essai donne le contenu de chacune d’elles et leur constitution chronologique :

Les livres de Domazan proviennent pour l’essentiel de la bibliothèque que Lorand Gaspar possédait à Jérusalem […] Ces livres, qu’il a rangés à Domazan après son départ du Proche-Orient (où il vivait depuis 1954) et son installation à Tunis en 1970, sont ceux qu’il a le moins fréquentés après cette date, même s’il a pu les consulter en revenant régulièrement passer des séjours estivaux dans le Gard à partir des années 1982-1983 et surtout depuis les années 1990. […] Les livres de Gammarth, qui représentent l’autre partie de sa bibliothèque de Jérusalem mais dont un très grand nombre a aussi été ajouté par lui après son arrivée à Tunis, l’ont accompagné en Tunisie de 1970 à son départ pour Paris vers 1994, lorsqu’il a pris définitivement sa retraite. […] Enfin, les livres de Paris concernent la dernière partie de sa vie et témoignent de l’évolution de ses préoccupations intellectuelles, fortement marquées par les neurosciences et la TNCC. (p. 25‑26)

3Tout au long de son livre, M. Del Fiol fait référence à ces trois bibliothèques en précisant les genres de livres lus, les relectures, les découvertes, le lieu où est rangé le livre, la manière dont il a été lu puisque les annotations ou les commentaires en marge témoignent d’une lecture plus ou moins approfondie. Le lecteur apprécie particulièrement de trouver dans les notes de bas de pages1 les réactions que Lorand Gaspar a éprouvées lors de ses différentes lectures ; réactions que M. Del Fiol s’applique à nous donner après un inventaire minutieux de ces trois bibliothèques ; réactions qui mettent en évidence la construction progressive, dynamique et vivante de la pensée gasparienne. Cette dernière a en effet reçu diverses nourritures intellectuelles et elle témoigne de la curiosité avide et passionnée du poète à en savoir toujours plus sur les différents domaines de l’humanité :

Ces bibliothèques comportent un très grand nombre de volumes et, témoignant de l’immense curiosité intellectuelle du poète, touchent à tous les domaines du savoir : littératures européennes et du monde ; critique littéraire ; philosophie ; esthétique ; préhistoire ; histoire : de la Grèce ancienne, du Proche-Orient, du judaïsme, du christianisme, de l’islam, de la Chine ancienne (peinture, philosophie, littérature, taoïsme, bouddhisme), de l’Inde (yoga, bouddhisme) ; peinture ; musique ; psychanalyse ; sciences de la vie (médecine, neurosciences) ; sciences physiques. (p. 27)

4Parmi les diverses lectures de Gaspar, M. Del Fiol montre comment la pensée du poète a été marquée et influencée essentiellement par quatre domaines, littéraires, artistiques, scientifiques, philosophiques, de manière déterminante pour cette approche de l’immanence. Gaspar découvre les théories d’Einstein lors de ses études secondaires et ne cessera d’approfondir ses écrits et sa correspondance car « Einstein a été son premier guide sur le chemin qui le détachait de la religion pour penser le monde autrement […] » (p. 117). Après une première lecture, le poète renoue avec la pensée de Spinoza par son ami Philippe Rebeyrol, à la fin des années 70 à Tunis lorsqu’il travaillait aux hôpitaux Charles Nicolle. Gaspar lira assidûment, jusqu’au début des années 2000, L’Éthique et les autres écrits de ce philosophe pour prétendre à une connaissance et une compréhension certaines de cette pensée. La vision moniste de l’être vivant, la théorie des trois genres de connaissance, la conception de Dieu, celle de la nature naturée, celle de la nature naturante, celle d’une Nature infinie confortent le poète dans sa conception immanentiste éloignant toute cause transcendante et extérieure à l’existence des phénomènes naturels et sensibles du réel vivant. Il est difficile de séparer les lectures du poète car toutes sont liées, rentrent en relation, en interrelation, trouvant leurs connexions propres puisque « les concepts spinozistes ont également consolidé la vision immanente du monde que le poète avait découverte à partir des années 1960 dans la philosophie chinoise ancienne, et notamment le taoïsme, ainsi que dans la peinture et les lavis de paysage. C’est à partir de Spinoza qu’il a réabordé le domaine chinois sous un angle explicitement immanentiste, sans du reste effacer pour autant les idées centrales, comme celle de souffle créateur, dont le rayonnement est resté intact dans son œuvre après la rencontre avec le philosophe. En ce sens, il est donc inexact de dire avec Philippe Rebeyrol que Spinoza a ouvert au poète un « nouveau paysage intellectuel et moral », et il est plus juste de dire avec Dominique Combe que l’œuvre du philosophe a eu pour effet de « confirmer et fonder philosophiquement des intuitions anciennes » en fournissant à Lorand Gaspar, comme le rappelle également Philippe Rebeyrol, une « caution intellectuelle et morale » et un « cadre de vérité ». « La référence à Spinoza prouve ainsi, en lui apportant une assise conceptuelle solide, le mouvement intellectuel qui a toujours poussé Lorand Gaspar à éprouver les limites du discours de la science sur le réel et à revendiquer la nécessité d’une ontologie pour penser l’unité infinie et immanente de tout ce qui existe. » (p. 177‑179) C’est donc avec précision que M. Del Fiol explique la redécouverte de la pensée de Spinoza en revenant sur le concept d’immanence, sur la manière dont Gaspar le rencontre, le considère et le vit, avant de montrer sa présence au sein même des textes puisque l’« on notera d’abord que c’est à partir de la lecture de Spinoza, et plus précisément au tout début des années 1980, que le poète a commencé à utiliser de manière systématique et réfléchie le terme même d’immanence, qu’il a lu pour l’essentiel sous la plume des exégètes du philosophe1. » (p. 180) Gaspar s’intéresse aussi aux lettrés, aux poètes, aux calligraphes et aux peintres chinois, comme ceux de la dynastie des T’ang jusqu’à celle de Ts’ing, puis Tchouang-Tseu, Lao-Tseu ou encore Wang Wei, Mi Fou, Chu Ta, Shih-t’ao, à la fin des années 1950 à Jérusalem et c’est « quelques années plus tard, probablement dans la deuxième moitié des années 1960, alors qu’il vivait encore à Jérusalem (qu’il ne devait quitter qu’en 1970), il s’est engagé de manière plus approfondie dans l’étude de ce continent nouveau qui l’a d’emblée passionné […]. À la fin des années 1960 et au cours des années 1970, il a élargi ses lectures aux différentes formes culturelles et spirituelles du bouddhisme, indiennes, chinoises et japonaises. Par la suite, dans les années 1980-1990, il a précisé à partir d’une position spinoziste de plus en plus affirmée sa connaissance du monde chinois par la consultation de nombreux ouvrages de philosophie et d’art » (p. 150‑151). Le poète est fasciné par leur approche immanentiste du monde, par ce Souffle originel présent dans chaque élément de la réalité sensible qui assure le passage du flux vivant, par l’existence de cette continuité entre le monde, les êtres vivants, les mots, l’art. Le monde est ainsi pensé selon un continuum n’envisageant aucune rupture entre l’être vivant et le réel sensible, entre le fini et l’infini car la circulation permanente, constante et dynamique du souffle vital assure le déploiement de l’Un dans le Tout.

La pensée taoïste lui montrait ainsi qu’on peut penser la création, non pas, comme dans les religions monothéistes, à la manière d’une création ex nihilo, infiniment prolongée par une causalité divine qui s’institue toujours comme différence à l’égard du créé, mais au contraire en évacuant totalement la question d’un commencement absolu et en concevant la création comme un engendrement continu de relations dynamiques entre le tout et les parties, sans que le tout transcende les parties, au sein d’un retour cyclique au Vide originel du Tao. (p. 159)

5Enfin, « la rencontre à Paris, à la fin des années 1990, avec la thérapie Neuro-Comportementale et Cognitive (TNCC) élaborée par le Docteur Jacques Fradin, constitue la dernière étape du cheminement intellectuel de Lorand Gaspar. » (p. 255) Le poète poursuit encore aujourd’hui ses recherches en neurosciences à l’Institut de Médecine Environnementale (IME), fondé par Jacques Fradin à Paris en 1987. Le développement de ces nouvelles psychologies conforte Gaspar dans sa conception moniste de l’être humain, qu’il hérite notamment de Spinoza, et dans son approche immanentiste du réel vivant. Les différentes influences intellectuelles qui nourrissent la pensée gasparienne ne sont pas séparables les unes des autres même si elles arrivent à des époques différentes dans l’apprentissage du poète. Toutes sont liées, toutes se complètent, toutes assurent une dynamique de recherche et toutes participent à l’approche de l’immanence, quête menée par Gaspar pour toujours mieux comprendre le fonctionnement dynamique et intrinsèque du réel vivant.

Ce que la poésie nous dit du monde

6Si M. Del Fiol insiste à juste titre tout au long de son ouvrage sur les différentes étapes de la nourriture intellectuelle du poète et sur ce que cette dernière apporte à Gaspar dans son approche de l’immanence, il met aussi en évidence que le contact direct avec les éléments sensibles du monde réel est aussi essentiel que les livres pour comprendre le fonctionnement dynamique du système-monde. C’est dès son plus jeune âge, lors des parties de pêche à la truite avec son père ou lors de ses promenades au sein de sa Transylvanie natale, que Gaspar prend conscience de son attirance pour le réel vivant et de son attachement particulier à ce dernier. Son appartenance au monde est intégrale car son être est pris dans les mailles du tissu vivant. À M. Del Fiol d’affirmer très justement que :

Pour le poète, c’est à l’évidence là, dans le monde, dans l’expérience première et sensible, que s’est révélée et enracinée sa conviction, vécue d’abord par la conscience enfantine sous la forme de sensations et de sentiments confus, que l’existence humaine ne saurait être séparée de la totalité du monde, et qu’au contraire elle ne peut être vécue et pensée que comme l’évidence d’une participation, d’une communauté avec le Tout […]. (p. 113)

7M. Del Fiol souligne bien l’importance du rapport sensoriel, corporel et physique du poète avec le monde. Gaspar ne voit pas ni ne vit la réalité vivante par procuration car c’est en son sein qu’il saisit l’énergie vitale, le souffle originel traversant une pierre, un paysage, une main d’homme. Le poète ne peut se défaire du lien qui le relie au monde. Mais il ne se contente pas de constater l’existence du tissu vivant dynamique puisqu’il en cherche le fonctionnement intrinsèque.

Au vrai, le monde ne se réduit pas pour lui, bien que certains textes puissent pourtant faire signe en ce sens, au mouvement de la matière, et l’atomisme ne représente au fond que sa dimension physique, éventuellement mesurable. S’il est vrai que sa conception du monde physique et du monde vivant reflète en partie l’influence de ce modèle philosophique, il n’en est pas moins vrai que le poète n’a jamais cessé d’éprouver le besoin d’interroger les fondements de la matière et de la vie, et que ceux-ci lui ont toujours paru devoir être cherchés en deçà ou au-delà d’elles et du fonctionnement saisissable de la réalité. (p. 135‑136)

8L’appartenance à ce système dynamique qu’est le réel vivant est renforcée par les diverses lectures de Gaspar. Ce dernier sait parfaitement qu’il ne pourra pas arriver à une connaissance totale de cette étendue infinie :

Pour Lorand Gaspar, cette prétention est illusoire et vaine, car l’homme est un être fini et l’infini, par nature, n’est pas à sa portée. La parole ouverte de la poésie est donc un dire sur l’absolu, et non un dire de l’absolu ; elle est ce langage qui, engagé vers ce qui le dépasse infiniment, accepte cet inachèvement qui est la loi de la finitude humaine […]. (p. 147)

9Conscient de l’infinitude du monde et de la finitude de son propre être, Gaspar ne cherche pas à aller contre, il l’accepte et la contourne en quelque sorte en envisageant sa pensée comme mimétique de la continuité du flux dynamique de la réalité vivante. Le poète cherche alors à dire le continuum du monde et l’espace le plus propice pour accueillir ce dire qu’est la poésie, celle qui n’envisage pas d’oppositions entre elle et la philosophie, entre elle et la science. Comme le souligne M. Del Fiol, la poésie est ce langage capable de recevoir et de dire cette continuité du monde, de la parole et l’infinitude du réel vivant :

Car c’est ainsi que la poésie parle aux limites du concept, relance la formulation ontologique et devient pour le poète cette pointe avancée qui ouvre le langage et le conduit au plus près de l’infini. (p. 32)

10La poésie permet de lier de manière dynamique, au sein même de ses mots, la philosophie, la science et les arts, l’intelligible et le sensible, le subjectif et l’objectif car elle contient en elle‑même ce tout. Elle assure ainsi l’unité, le mouvement, l’organisation, l’interrelation des divers éléments constitutifs du réel sensible. Elle « peut être définie comme la parole d’une totalité ouverte, parole d’une totalité non totalisante, tendue vers un infini qui précisément ne se referme pas en totalité. » (p. 72) M. Del Fiol reprend à son compte le concept de poésie ouverte élaboré par Umberto Eco mais également par les études de Paul Ricœur et de Pierre Macherey :

En poésie, le sens ouvert est donc le produit d’une intention de l’auteur et d’un travail conscient, du moins en grande partie, sur les effets du langage. Il s’agit bien de construire dans le texte, grâce au transfert du processus de signification vers l’association de tous les éléments du langage (rythme, sonorités, mots considérés « verticalement », pour reprendre les termes de Roland Barthes, autant que dans leur association horizontale, connotations multiples d’images métaphoriques utilisées dans leur fonction affective et herméneutique plutôt que dans leur fonction ornementale et didactique, etc.), l’espace sémantique d’une liberté plus ou moins radicale du poème vis-à-vis de l’organisation purement logique du discours. (p. 36)

11Le sens ouvert de la poésie sert de manière intéressante la lecture critique de l’œuvre de Gaspar dans la mesure où la pensée du poète est elle‑même animée par ce principe d’ouverture au monde. Par ailleurs, ce sens ouvert est aussi un autre moyen pour M. Del Fiol de mettre en évidence les interrelations et les connexions génériques présentes au sein des œuvres de Gaspar dans lesquelles se mêlent poésie, philosophie, science, art car « au fond, la poésie n’est pas seulement pour lui  cette approche parallèle et libre qui, face à la démarche étroitement rationnelle de la philosophie et de la science, serait plus ouverte à l’imagination, aux sentiments et aux impressions, tout en puisant abondamment dans la raison et en coïncidant souvent avec l’information scientifique ou le concept. La poésie tend à être, plus encore que l’espace de la cohabitation entre tous les langages, cette parole ultime qui veut aller de l’articulation au dépassement de l’opposition traditionnelle du sensible et de l’intelligible, en s’appuyant sur leur coïncidence possible pour s’ouvrir à cet infini qui se tient au‑delà d’elle » (p. 70). Le sens ouvert de la poésie amène M. Del Fiol à le lire au sein des textes de Gaspar et à le suivre comme fil conducteur de sa lecture puisque chez Gaspar, la poésie est « cette parole ouverte, désireuse d’échapper à la rationalité du discours (à sa linéarité, à son caractère explicite et analytique et à son achèvement) et qui convoque vers l’infini indicible, mais autrement, tous les pouvoirs du langage (du signifiant et du signifié) pour entraîner le « sensible et l’intelligible dans le même souffle frais du large ». » (p. 71) M. Del Fiol respecte la démarche du poète, tissant la poésie, la philosophie et la science à sa propre écriture :

C’est bien face à ce mode poétique du langage dans sa double réalisation que l’interprétation se retrouve confrontée à la plus grande altérité langagière et se voit contraint d’effectuer les choix méthodologiques les plus délicats. C’est là que la démarche interprétative doit s’inscrire à l’intersection du langage poétique et du langage philosophique pour conceptualiser le dit poétique tout en préservant autant que possible la tension indépassable du sens ouvert, et en rappelant que la poésie se déploie précisément dans cette ouverture irréductible du sens. (p. 74‑75)

12Pour répondre au mieux à la conception du sens ouvert de la poésie et pour étudier cette ontologie gasparienne de l’immanence, M. Del Fiol envisage la continuité et la diversité de la pensée gasparienne en montrant comment l’art islamique et l’art chrétien ont pu influencer sa poésie sans pour autant donner une place autre à la transcendance car « dans la poésie de Gaspar, l’infini se laisse toucher dans la nature sensible de sa réalisation dans les choses singulières, dans les pierres, dans la terre et en premier lieu dans le propre corps du poète, mais il en diffère absolument, non pas en raison de sa transcendance, mais en vertu de la distinction qui subsiste dans l’immanence entre la substance et chacun des modes qui sont ses expressions, en raison de la tension entre l’intériorité et l’extériorité de la substance par rapport aux choses singulières […] » (p. 251‑252) C’est pourquoi M. Del Fiol peut affirmer quelques pages plus loin :

Cette conversion de la transcendance en immanence et cette mutation de la séparation transcendante de l’infini et du fini en différence immanente entre la substance et ses expressions sont ainsi le mouvement profond de la pensée et de l’écriture de Lorand Gaspar. (p. 254)

13L’auteur de l’essai aborde également le rôle de la peinture bovidienne, de la peinture des lettrés de la Chine ancienne, de l’icône chrétienne, de la peinture occidentale moderne, de la photographie pour montrer la multiplicité des centres d’intérêt du poète qui se retrouvent tous liés harmonieusement et dynamiquement au sein de ses textes. M. Del Fiol attire particulièrement l’attention sur le rôle des images dans la poésie de Gaspar. La perception visuelle est importante dans la mesure où elle permet d’inscrire l’appartenance de l’être humain au sein du monde faisant de lui un être imaginal par excellence.

Vivre, c’est voir, c’est entrer en rapport, et plus précisément en contact avec le milieu par l’intermédiaire des images visuelles, qui sont un des outils les plus puissants et les plus perfectionnés, fruit d’un long travail d’élaboration issu de l’évolution de l’espèce, au service d’une adaptation toujours plus étroite de l’homme à son environnement. (p. 422)

14En outre, pour rendre compte de cette approche de l’immanence et de sa réalisation concrète au sein de l’œuvre de Gaspar, M. Del Fiol propose une étude plus stylistique de ces textes (voir p. 374‑381) ; il voit ainsi les métaphores comme un relais de la force imaginale inhérente au poète et à tout être humain :

De plus, les idées et les images qu’éveillent en lui les mots sont, autant que la concrétude des signifiants, inhérentes à la vie de son corps-esprit, puisqu’elles sont des créations physiologiques de son cerveau, lui-même intimement articulé au monde par les échanges physico-chimiques qu’il entretient avec le dehors dans lequel il s’insère. Une image ou une idée ne sont nullement donc des réalités abstraites pour Lorand Gaspar, mais des productions physiologiques du vivant, des créations, des découpages opérés dans la réalité par le fonctionnement biologique humain, et le signifié, dans sa double nature idéelle et imaginale, représente une liaison avec le monde au même titre que le signifiant. (p. 304)

15Cette attention portée aux mots, à l’écriture même du texte est d’autant plus incontournable que Gaspar, en plus de s’élever contre la théorie saussurienne de l’arbitraire du signe et de la relation entre le signifié et le signifiant, voit une continuité entre le réel vivant et le langage de l’homme, un mouvement vital, dynamique, organique, métaphysique entre l’homme, le langage et le monde car tous appartiennent au même tissu vivant. C’est bien la poésie qui demeure le mode d’expression privilégié de cette continuité :

Mais de tous les modes du langage, la poésie reste l’instrument privilégié d’une exploration ontologique qui ne cesse en retour de la modifier et de la modeler, dans une interrelation dynamique qui recule sans cesse les limites du dire et l’oriente vers l’indicible absolu. (p. 284)


***

16Dans cette étude précise et rigoureuse, Maxime Del Fiol livre un nouveau regard sur l’œuvre de Lorand Gaspar en interrogeant la constitution dynamique de la pensée immanentiste du poète. En s’appuyant sur les œuvres très diverses, en étudiant les influences intellectuelles majeures de la pensée du poète, en alternant entre des analyses thématiques, stylistiques mais également biographiques, en renseignant précisément sur des phénomènes de culture littéraire ou artistique comme la présentation de la Naturphilosophie (p. 139‑146) ou l’évolution de l’icône chrétienne (p. 460‑464), en confrontant différentes analyses critiques, en réinvestissant les études sur le tiret de Michel Favriaud, de Wilfried Mercklen, ou d’autres comme celles de Jean-Yves Debreuille, de Dominique Combe, de Daniel Lançon, c’est avec une sensibilité toute particulière et avec beaucoup d’empathie pour le texte de Lorand Gaspar que M. Del Fiol nous livre une étude remarquable par sa sa justesse d’étude et d’écriture.