Acta fabula
ISSN 2115-8037

2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Clotilde Dauphant

Une approche des poésies pragmatiques de Deschamps

Karin Becker, Le Lyrisme d’Eustache Deschamps. Entre poésie et pragmatisme, Paris : Classiques Garnier, coll. « Recherches littéraires et médiévales », 2012, 264 p., EAN 9782812406096

1Le livre de Karin Becker paru en 2012 chez Garnier dans la nouvelle série « Le lyrisme de la fin du Moyen Âge » dirigée par Jean‑Claude Mühlethaler aura la même portée que son Eustache Deschamps. L’état actuel de la recherche (paru à Orléans en 1996) : celle d’un ouvrage de synthèse utile, clair et bref, qui donne un bon état des lieux de la critique existante littéraire et historique. Malgré son titre ambitieux, le livre n’est pas une étude nouvelle du Lyrisme d’Eustache Deschamps, mais une présentation d’un certain nombre de pièces dites « pragmatiques » concernant la justice, la médecine, l’alimentation, la maison, les voyages, le mariage et le corps souffrant. La lecture thématique est cohérente et intéressante mais ne peut prétendre rendre compte de toute l’esthétique du poète. La portée littéraire du lyrisme subjectif est évoquée dans la lignée des travaux de Michel Zink, Catherine Attwood et Didier Lechat (page 35) dans toute sa complexité, mais elle est rapidement laissée de côté. K. Becker évoque le « je lyrique » surtout pour sa fonction didactique : donner une autorité au discours pragmatique grâce aux diverses mises en scène de l’enseignant, du témoin ou de la victime.

Le poète expert en droit & en diététique

2Dans le premier chapitre sur « Deschamps juriste », K. Becker remarque que « l’esprit juridique influence dès le début sa production poétique » (page 45) et étudie le caractère « basochien » de quelques textes. Dans la Farce de Maistre Trubert et d’Antrongnart, le personnage de Trubert ridiculise les avocats de campagne plutôt que les professionnels de la cour royale. De même, la portée comique de l’écart entre la forme réelle des chartes et le caractère imaginaire de leurs sujets n’entraîne aucune remise en cause des documents juridiques eux‑mêmes. Selon K. Becker, le « document juridique reste visible » seulement « dans les formules initiales et finales » (page 60) de la célèbre Charte des fumeux (1398). Il s’agit en fait d’un mandement dont le dispositif est en deux parties : le roi convoque ses sujets à un parlement puis leur ordonne de couvrir leur tête en hiver. Le deuxième et le troisième chapitres étudient les pièces médicales et diététiques. On trouvera plusieurs listes des aliments bons ou nuisibles selon Deschamps (pages 97‑101) utiles pour la compréhension des poèmes diététiques parfois mal ponctués par les éditeurs. K. Becker démontre que certains conseils alimentaires ont une justification plus sociale que médicale : Deschamps se plaint ainsi de la moutarde ou des tripes par mépris pour la cuisine paysanne. La portée symbolique de ces ballades alimentaires est moins étudiée, malgré plusieurs références à des articles de Jacqueline Cerquiglini‑Toulet sur le « langage codé » de Deschamps. K. Becker ne dit pas que le poète rejette les « oublies » par référence à ses problèmes de carrière à la cour (voir la ballade 1301) ; elle n’explique pas suffisamment la résonnance anti‑curiale de la vitupération contre les « truffes », qui renvoient aux « trufes » (tromperies) des courtisans. On aurait aussi pu considérer le contexte moral de la critique du porc comme animal brutal comparable aux hommes (voir les vers 13, 17, 19 de la ballade 1236).

Les poèmes d’intérieur & d’extérieur

3Le quatrième chapitre revient sur l’utilisation médiévale du mot mesnage pour démontrer la grande modernité de l’emploi de mesnager par Deschamps au sens de « créer une réserve financière ». Ses poèmes sur l’économie domestique sont rapprochés du Mesnagier de Paris, du Livre des Trois vertus de Christine de Pizan et de la tradition des dits sur « l’oustillement au vilain ». On peut regretter que le cinquième chapitre consacré aux voyages ne rapproche jamais Deschamps de Jean Froissart : on aurait pourtant pu étudier leurs position radicalement opposées, et leurs liens avec la fonction des hérauts. Dans les formes fixes de Deschamps, l’éloge officiel de la « coustume de France » contraste avec les critiques plus intimes des inconvénients des pays étrangers. La prose des Chroniques se fonde, elle, sur l’autorité d’un voyageur aguerri et neutre qui évoque plutôt dans les courts Dit du cheval et du lévrier et Dit du florin les mésaventures liées à ses déplacements. Sans faire ces rapprochements, K. Becker présente les poèmes de Deschamps dans un contexte littéraire beaucoup plus large, depuis les conseils des rhétoriciens antiques et médiévaux jusqu’aux récits de pèlerin. Elle remarque à juste titre que la forme des ballades interdit à Deschamps la « narration linéaire » de ses voyages.

Les poésies sur le corps & sur le mariage

4Les deux derniers chapitres accordent une large place à l’état de la recherche, particulièrement renouvelée ces dernières années à propos de l’image de la femme et du mariage chez Deschamps. K. Becker présente les différentes interprétations, politiques ou théologiques, du Miroir de Mariage. Elle‑même analyse avec pertinence l’influence du discours judiciaire dans la rédaction de ce long traité même s’il est impossible de croire à une approche vraiment « ouverte » de Deschamps qui laisserait toute sa place à la défense du mariage. Le choix des personnages allégoriques résume le parti‑pris de Deschamps dans ce texte très clérical : comment Folie gagnerait‑elle contre Répertoire de Science ? Comme l’a fait Laura Kendrick, on peut cependant remarquer l’importance de la délibération dans ce dit à travers l’allégorie de Franc Vouloir, qui incarne la vision idéale de l’homme maître de son destin chantée par le poète dans de nombreuses ballades. Le chapitre consacré à la mise en scène du corps résume efficacement la vision complexe du corps à la fin du Moyen Âge (pages 209‑211). K. Becker aurait pu développer la « recherche d’un sens » (page 213) par le poète au‑delà de la souffrance morbide. Puisque la « figure du mélancolique est un personnage plus ou moins fictif » (page 214), ne peut‑on pas y voir la posture typique d’un écrivain qui observe le monde ?

Une synthèse sur les poèmes pragmatiques de Deschamps

5L’ouvrage a le mérite de réunir huit articles déjà publiés avec un effort réel de réécriture : la moitié sont traduits de l’anglais ou de l’allemand, certains sont considérablement augmentés, tous sont mis à jour. L’introduction est efficace, grâce à des renvois bibliographiques pertinents et un survol des enjeux littéraires utile pour les néophytes. On appréciera l’index renvoyant à chaque pièce de Deschamps évoquée et la bibliographie thématique. On regrettera en revanche l’inaboutissement de la construction du livre. En effet, la présentation du contexte littéraire et socio‑historique, bien faite, est éclatée entre les différents chapitres au risque de certaines répétitions ; pour ne citer qu’un exemple, la note 3 page 117 est équivalente à la note 3 page 153. Il aurait été utile de donner une seule explication aboutie de l’ensemble des ouvrages relevant du genre « pragmatique » afin de mieux situer l’œuvre de Deschamps à la fois par rapport à ses sources et aux écrits contemporains, notamment les traités d’arts mécaniques. Le livre aurait pu aussi réunir les quelques indications biographiques sur l’auteur. K. Becker adopte avec raison une attitude pleine de prudence sur l’interprétation autobiographique des mises en scène du moi. Mais elle se sert à très juste titre de la carrière de Deschamps pour prouver l’ancrage juridique de sa poétique (c’est l’un des apports importants de son livre, résumé en conclusion pages 220‑223) : on ne peut entièrement séparer l’homme de son œuvre. L’approche biographique systématique aurait permis une datation de certains écrits, point faible de la recherche actuelle sur Deschamps.

6Ce qui manque surtout au livre de K. Becker, c’est une vision d’ensemble de l’œuvre du poète. Sa méthode consiste à opposer des poèmes visant une application réelle de son enseignement à d’autres « qui servent avant tout le divertissement et le plaisir esthétique » (page 22). Même si K. Becker revient sur l’alliance du prodesse et delectare en conclusion (page 220), l’isolement de poésies « pragmatiques », pertinente d’un point de vue thématique, l’entraîne à négliger les aspects formels. L’évocation des « formes fixes », limitée à l’introduction (pages 10‑13), est trop courte et discutable : Deschamps n’est pas celui qui a « introduit le refrain d’un seul vers à la fin de chaque strophe » de la ballade, ses virelais n’ont pas la « tonalité plus personnelle et affective » de ses rondeaux, et les strophes de ses lais ne forment pas « des unités renfermées sur elles‑mêmes ». Quant à la stratégie éditoriale de l’écrivain, elle est niée d’emblée par l’adjectif « posthume » (page 18) qualifiant le manuscrit des œuvres complètes (le BnF fr. 840). La conclusion ne retient des travaux de Matteo Roccati sur la transmission des poèmes de Deschamps que son caractère anonyme et relativement modeste par rapport à l’ensemble de l’œuvre.

7Ainsi, les poèmes étudiés sont restitués avec clarté dans leur contexte anthropologique, sociologique et intellectuel général sans que leur portée proprement littéraire, leur intérêt philosophique et stylistique soient assez expliqués. La fonction didactique du poète dépasse largement ses pièces « pragmatiques ». K. Becker évoque plusieurs fois la notion du bien commun à la suite des travaux de Thierry Lassabatère, sans l’utiliser pour donner aux écrits les plus concrets sur la sexualité ou le vin leur juste place dans l’œuvre morale de Deschamps. L’idée de justice (page 47) n’est pas élargie au‑delà du contexte professionnel judiciaire ; le concept de modération (pages 75‑76) n’est pas rapporté au discours vertueux ; la visée politique du discours de Nature dans la Fiction du lion (pièce citée à propos d’urologie page 81) n’est pas évoquée ; le discours idéalisant de la ballade 1311 sur les voyages (page 151), qui complète le portrait de l’homme sage, n’est pas commenté. Or la cohérence de l’œuvre de Deschamps, qui apparaît dans ses choix de formes fixes et dans ses stratégies de publication, repose sur une vision traditionnelle de l’ordre du monde que doivent refléter tant les actes que les mots. L’intérêt du poète pour les réalités de la vie quotidienne, publique et privée, s’inscrit dans un projet de rénovation de l’âme du lecteur en vue de son salut. Cette étude du Lyrisme d’Eustache Deschamps, qu’on lira avec profit, mériterait d’être complétée par une présentation plus aboutie d’un poète expert en moralité.