Enfances déracinées : le roman familial russe des écrivains français
1Dans l’imposant chapitre qu’elle consacre à Romain Gary, Ruth Diver ne manque pas de souligner la valeur emblématique d’une petite fable souvent rapportée par l’écrivain lui‑même dans ses livres et entretiens : l’histoire du caméléon de bonne volonté :
On le mit sur un tapis vert, et il devint vert. On le mit sur un tapis rouge, et il devint rouge. On le mit sur un tapis blanc, et il devint blanc. Jaune, et il devint jaune. On le plaça alors sur un tapis écossais et le pauvre caméléon éclata1.
2 L’allégorie n’éclaire pas uniquement la destinée individuelle de Gary, jusqu’au suicide qui y mit fin. Elle hyperbolise peut‑être aussi ces « embarras de l’identité2 » qui, pour Vincent Descombes dans un livre récent, constituent les nouveaux défis que pose à chacun d’entre nous l’« idiome identitaire3 » dans lequel notre époque évolue. C’est bien ce discours de l’identité plurielle, si omniprésent, qui constitue le paradigme des études comparatistes dans lequel s’inscrit la recherche de R. Diver.
3La singularité de son ouvrage distingue toutefois celui‑ci du nombre pléthorique de publications consacrées aux littératures d’exil et à l’importance du métissage interculturel dans la création moderne. En articulant une pluralité d’approches (psychologie culturelle, socio‑histoire, imagologie, études de réception, trauma studies), R. Diver se propose de dégager la cohérence à la fois symbolique, psychologique et historique d’une expérience commune à deux écrivains français du xxe siècle, Nathalie Sarraute et Romain Gary, que presque tout dans leurs esthétiques romanesques respectives semblait pourtant séparer. La prise en compte du déracinement subi dans l’enfance est jugée nécessaire tant cette expérience ouvre dans notre appréhension même d’œuvres souvent familières des territoires inconnus, ceux d’une russité latente, occultée ou trompeuse qu’il convient de mettre au jour pour compléter notre vision. En effet, la précocité du traumatisme de l’exil ayant engendré, selon l’auteur, différentes stratégies d’occultation, de réinvention du passé russe chez ces écrivains nés Natalia Tcherniak et Roman Kacew, l’ouvrage se donne pour programme une véritable herméneutique interculturelle dont l’objectif consiste à dévoiler la face cachée de leurs œuvres inscrites au patrimoine français.
Espaces autobiographiques
4Il est toutefois une question que l’ouvrage soulève et ne tranche pas, à savoir celle des contours du corpus et de l’objet même de sa démarche interprétative. L’approche psychobiographique qui y domine se déploie avant tout à travers l’étude des textes référentiels de Gary et de Sarraute. Au‑delà de leurs autobiographies officielles respectives, La Promesse de l’aube (1960) et Enfance (1983), R. Diver s’attache à débusquer méthodiquement le moindre aveu d’affiliation identitaire exprimé par les deux écrivains dans leurs autres productions à caractère référentiel, notamment leurs entretiens respectifs mais également dans leurs notices biographiques, renouvelées au fil des éditions, immense corpus de textes regroupés sous l’étiquette anglo‑saxonne de life writings. L’enjeu est une mise en lumière des évolutions de chacun dans l’expression de leurs « orientations d’acculturation4 », l’auteur s’appuyant en grande partie sur les théories issues de la psychologie interculturelle. L’examen diachronique de ces deux parcours individuels montre en effet le caractère mouvant et instable d’une identité culturelle conçue selon une perspective résolument énonciative et non point réifiante. Vécue différemment selon les aléas historiques et personnels, l’affiliation identitaire de Gary se rénove sans cesse, tout en maintenant la référence au passé russe. R. Diver montre par ailleurs que les intermittences de la mention des origines russes chez Sarraute épousent grosso modo les évolutions des dispositions de la société française envers l’immigration et l’existence d’un fait multiculturel en France, ce jusqu’à la parution d’Enfance au milieu des années 80.
5Quelle place dès lors la fiction occupe‑t‑elle dans cette enquête ? Celle‑ci est certainement seconde dans l’ordre de la démonstration. Force est de constater qu’une conception documentaire de l’œuvre prédomine dans l’étude, où l’auteur s’ingénie à identifier aveux masqués et symptômes du trauma. Voir en la madame Rosa de La Vie devant soi (1975), roman pourtant signé Emile Ajar,une Mina Kacew plus authentique que celle représentée dans La Promesse de l’aube en ce qu’elle témoigne de la violence des persécutions xénophobes et de l’existence du trauma ne revient‑il pas à répéter quelque peu les illusions biographiques d’une critique sainte‑beuvienne postulant la préexistence d’une vérité du sujet qu’il reviendrait à la critique de révéler ? C’est que l’étude de R. Diver affiche sans la résoudre une hésitation entre deux définitions du corpus qu’elle se donne : l’une considérant l’œuvre, étendue à l’ensemble des discours référentiels et fictifs de l’écrivain, comme l’instrument du positionnement identitaire de ce dernier, en accord avec la conception énonciative et évolutive de l’identité précédemment évoquée, l’autre faisant de cette œuvre un document censé exprimer une vérité préexistante, concernant à la fois les faits qui composent la biographie de l’individu et la réalité, plus problématique encore, de son positionnement interculturel donné une fois pour toute. Alors qu’il se présente comme une tentative de raffinement des catégories issues de la psychologie interculturelle, l’ouvrage pèche peut‑être par son maniement de ces catégories rigides, visant à rendre compte d’une double disposition à l’égard des cultures d’origine et d’adoption. Outre le fait qu’ils minimisent la valeur performative de ces œuvres composées en situation interculturelle, les mots assimilation, intégration, individualisme et marginalisation rendent difficilement compte de la complexité des postures autrices et des stratégies identitaires qui sont en jeu dans ces œuvres.
Les esquives de l’affiliation identitaire
6Tout l’intérêt de ce corpus réside effectivement dans le fait que l’appartenance ne s’y donne jamais comme telle. Elle semble au contraire mobiliser une variété d’éthè qui s’accompagne de différentes stratégies identitaires. La première, celle de Sarraute, s’apparente à une volonté de dissimulation érigée en un principe poétique novateur. « Aborder l’œuvre de Nathalie Sarraute dans une perspective interculturelle relèverait presque de la profanation » (p. 64), nous avertit R. Diver. La profanation s’effectue d’abord à l’encontre de la figure d’auteur, construite par Sarraute elle‑même, qui tend vers l’anonymat, contre les affiliations de genre, de nationalité, et dans une remarquable cohérence avec son entreprise romanesque de déconstruction du personnage. À la vacuité identitaire exhibée par Nathalie Sarraute s’oppose de manière tout à fait frappante la stratégie d’affabulation de soi‑même mise en œuvre par Romain Gary. L’ouvrage fait une place importante aux différentes études consacrées à la pseudonymie et aux phénomènes d’autotraduction si caractéristiques du parcours littéraire et public de cet écrivain. La récente biographie que lui a consacrée Myriam Anissimov5 permet enfin de souligner l’importance de la judéité comme point aveugle de cette construction identitaire sophistiquée.
7C’est notamment en ce point aveugle que se rejoignent les trajectoires personnelles et littéraires de nos deux écrivains. Dans Enfance, l’appartenance à la culture juive est en effet à la fois mentionnée et minimisée par sa mise en contraste avec la culture laïque socio‑démocrate du milieu paternel. L’étude de R. Diver montre cependant que dans le discours autobiographique qui concerne la période ayant suivi la vague d’immigration blanche orthodoxe de 1920 la judéité de Nathalie Sarraute constitue précisément ce qui lui rend impossible toute auto‑identification complète et définitive avec ses origines linguistiques et géographiques russes. Manifeste sous forme de contradictions et de provocations ironiques, l’inscription « fantomatique »6 de la judéité dans l’œuvre de Romain Gary dénonce l’imposture d’une biculturalité franco‑russe dans laquelle ne s’épuise pas la relation identitaire, quoiqu’en dise en apparence le titre de l’ouvrage.
Roman russe
8La réévaluation de l’importance de la culture russe chez Sarraute et Gary implique dès lors une part de traduction, de réinvention, de métissage et de fictionnalisation, à rebours d’une conception essentialiste de la russité. La réappropriation par ces auteurs de la grande tradition littéraire russe dans leurs œuvres romanesques écrites en langue française semble être l’une des premières manifestations de ce roman russe de l’identité. On est d’autant plus autorisé à parler de roman que cette réappropriation exclut la création poétique en langue russe, à l’exception du monumental Pouchkine sous la plume de Gary.
9La thèse de R. Diver selon laquelle la Russie, globalement absente de l’énoncé des romans de Sarraute, à l’instar de toute autre caractérisation spatio‑temporelle de l’action, se retrouverait omniprésente au niveau de leur énonciation par l’utilisation dialogique d’un intertexte romanesque russe peut toutefois sembler tout à fait contestable. En effet, peut‑on légitimement considérer la triple référence aux figures tutélaires — ou repoussoirs — de Dostoïevski, Tchékhov et Tolstoï comme un instrument d’affirmation identitaire spécifiquement russe ? L’histoire du roman que construit Sarraute dans L’Ère du soupçon (1956) est avant tout une histoire transnationale : la téléologie qui anime le développement du genre, telle qu’elle est postulée par l’avant‑garde du Nouveau Roman, s’exprime par delà les frontières linguistiques et nationales. Les sommes romanesques de Balzac, Tolstoï ou Thomas Mann apparaissent dès lors comme des contre‑modèles situés sur un même plan symbolique. La démystification par Sarraute de l’idylle de l’enfance, idylle rousseauiste avant d’être tolstoïenne, peut tout aussi bien être inscrite par la critique dans le prolongement de l’entreprise autobiographique russe subversive d’un Maxime Gorki que dans une ligne française qui irait de Jules Vallès à Jean‑Paul Sartre. Il est intéressant enfin de noter que le Dostoïevski évoqué dans les essais critiques n’est jamais le prophète russe du Discours sur Pouchkine, contempteur de la modernité et porte‑parole d’un nationalisme messianique. C’est d’un Dostoïevski créateur de formes novatrices qu’il est question, soit d’un Dostoïevski dénationalisé. Néanmoins, la mise en regard de certaines œuvres romanesques de Gary, en particulier des Enchanteurs (1973), avec la veine drolatique de la prose russe et son esthétique grotesque qui irait de Gogol jusqu’aux œuvres contemporaines d’un Viktor Erofeev paraît infiniment plus féconde puisqu’elle permet de rendre compte de la singularité du positionnement du romancier dans l’esthétique des lettres françaises du xxe siècle.
10C’est pourtant dans la représentation de cette Russie perdue et dans le maniement des clichés qui lui sont associés que s’éprouve peut‑être le plus chez ces deux écrivains l’achèvement d’un processus d’acculturation au sein de l’espace français. Leurs œuvres, autobiographiques ou fictives, lorsqu’elles abordent la question des origines et du passé familial russe, ne contournent pas les stéréotypes qui font de la Russie l’un des espaces privilégiés de l’exotisme romanesque français. Ces stéréotypes participent au contraire à une entreprise de séduction du public, en même temps qu’ils s’inscrivent chez Sarraute dans le prolongement d’une réflexion consubstantielle à l’œuvre tout entière sur la nature du lieu commun et sur la violence qu’à grand peine celui‑ci dissimule. En vérité, pour ces deux écrivains, il semble que l’on puisse recourir à une opposition entre surface et profondeur impliquant l’existence d’une double lecture. En postulant, à la suite d’autres travaux, une « double allocution7 » à l’intérieur des œuvres écrites en situation d’interculturalité, R. Diver s’attache à mettre au jour la face cachée de ces dernières, accessibles aux seuls lecteurs munis des compétences linguistico‑culturelles requises. Le multilinguisme de l’œuvre de Nathalie Sarraute fait l’objet de très intéressants développements à l’intérieur du chapitre qui lui est consacré. Dans une lecture attentive à la pluralité des cultures en présence dans le texte des Enchanteurs de Romain Gary, R. Diver met également en lumière les incohérences référentielles et autres pièges onomastiques que l’écrivain semble avoir voulu semer sur le chemin du lecteur non averti, rappelant fortement le goût pour la mystification d’un Vladimir Nabokov. La citation tronquée de l’incipit d’Anna Karénine au seuil d’Ada or Ardor en constitue peut‑être l’exemple le plus célèbre. Semblable à une telle attitude de dérision, l’« art de tromper son monde » (p. 328) mis en œuvre par Gary se trouve désamorcé par le commentaire de R. Diver qui perce la complicité ironique de l’auteur et de ses lecteurs russophones derrière la surface romanesque des stéréotypes.
11On peut toutefois discerner dans cette étude une forme d’incomplétude qui découle d’un postulat apolitique de départ, probablement quelque peu illusoire. En effet, tout roman russe digne de ce nom contient, si l’on peut dire dès son commencement, une part de dialogues écrits en français à l’intérieur du récit cadre. C’est donc sans surprise que l’on retrouve cette scène topique dans les deux autobiographies franco‑russes de Sarraute et Gary : à la scène d’Enfance où la grand‑mère russe en visite à Paris parle en français à table par habitude et pour ne pas se faire comprendre des domestiques, qui parlent pourtant désormais eux aussi français, répond celle de La Promesse de l’aube où le jeune Roman Kacew et sa mère, assaillis par les huissiers de Wilno, trouvent une revanche symbolique dans l’usage de leur langue d’adoption. La trajectoire migratoire personnelle n’épuise donc pas la question interculturelle dans un contexte russe prérévolutionnaire où langues française et russe sont initialement coprésentes. En choisissant des auteurs précocement acculturés et situés entre deux cultures a priori non concernées par les relations coloniales de domination politico‑symbolique, R. Diver a certes choisi de dégager sa réflexion des considérations de géopolitique littéraire. L’exploration de la relation des écrivains à la Russie perdue et aux autres composantes de leur identité culturelle devrait cependant être complétée par une enquête socio‑historique sur leurs rapports ainsi que sur ceux de leurs milieux russophones respectifs à la langue française avant et après l’immigration. Sans cette enquête, c’est tout un pan de l’histoire du positionnement identitaire de ces enfants russes devenus écrivains français qui manque à notre compréhension.
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12L’étude comparatiste bipartite de Ruth Diver réalise néanmoins sa promesse, celle de nous ouvrir de nouveaux territoires d’étrangeté au sein d’œuvres pourtant familières de la littérature française. La diversité des approches convoquées dans cet ouvrage permet de cerner efficacement la difficulté de l’objet et son caractère insaisissable, justifiés par l’occultation relative et le déguisement du discours sur les origines qu’a provoqués la violence du trauma, confirmant ainsi l’opinion selon laquelle ce qu’on ne peut pas dire clairement peut néanmoins être lu.