Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Éric Marty

Les Écrits, ou la Bible de Jacques Lacan

Jacques Lacan, Écrits, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Le champ freudien », 1966, 924 p. [repris partiellement en deux tomes dans la collection Points‑Seuil, dernière refonte 1999].

1En 1966, alors que les structuralistes historiques — Claude Lévi‑Strauss, Louis Althusser, Roland Barthes, Michel Foucault — ont publié des œuvres majeures, Jacques Lacan se définit d’une certaine manière comme l’écrivain ou le penseur sans œuvre, cette figure allégorique du sujet moderne peinte par Roland Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture ou à la fin du Sade, Fourier, Loyola. Le seul livre à son actif est sa thèse de psychiatrie, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, parue en 19321, et dont la première réédition ne se fera qu’en 1975, aux éditions du Seuil. Malgré l’importance historique de ce livre, les Écrits n’en font mention qu’en passant, dans « De nos antécédents », placé étrangement en tête de la deuxième section du volume, et où Lacan traite davantage de « son seul maître en psychiatrie », Clérambault2, inventeur de la notion « d’automatisme mental », que de la thèse elle‑même. Cette thèse est en grande partie l’étude d’un cas, « Aimée », et a pour objet la « connaissance paranoïaque » dont la jeune femme, souffrant de délire de persécution, est l’illustration.

2Le lacanisme, comme doctrine, n’a apparemment pas pour point de départ ou origine, un livre, et moins encore ce livre, mais une intervention de Jacques Lacan au xive Congrès psychanalytique tenu à Marienbad, où, le 3 août 1936, il prononce sa conférence sur « Le stade du miroir3 », même si c’est son remaniement, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle est révélée dans l’expérience psychanalytique4 », datant de 1949, qui est publié dans les Écrits, le texte de 1936 ayant été perdu.

3La majorité de textes qui constituent les Écrits, est, en réalité, la transcription de conférences, communications, séminaires, leçons, rapports ou résumés de colloque, et a une origine orale. Lacan en est si conscient qu’il soulignera l’ironie et le paradoxe de ce titre eu égard aux textes qu’il rassemble5. Ces textes ont, par ailleurs, été publiés le plus souvent dans des revues extrêmement confidentielles, bulletin de sociétés psychanalytiques, revues éphémères, et qui, à l’exception de Critique, où ont paru « Jeunesse de Gide ou la lettre du désir6 » et « Kant avec Sade7 », sont des publications pour spécialistes avec de faibles tirages. C’est ainsi qu’au milieu des années 60, l’œuvre de Lacan, qui a alors soixante‑cinq ans, est pour ainsi dire indisponible, et que, malgré une demande très forte, l’auteur ne déploie qu’une faible énergie pour transformer ses écrits dispersés en un livre qui les rassemblerait. Il est intéressant de ce point de vue d’étudier le paratexte lacanien présent dans les Écrits, car il en ressort un profond pessimisme sur l’objet‑livre lui‑même, et qui trouvera sa confirmation théorique dans le néologisme forgé un peu plus tard de « poubellication», où « l’écrit publié » se voit lié à la poubelle, au déchet8.

4Si, dans sa préface aux Écrits, intitulée « Ouverture de ce recueil », Lacan suppose un « lecteur nouveau », dont on lui fait argument pour rassembler ses textes anciens sous la forme d’un livre, ce « lecteur » ne peut apparemment en rien rivaliser avec « l’interlocuteur éminent », dont il est parallèlement question, seul susceptible de donner du sens à l’acte de transmettre, comme si au fond, pour Lacan, depuis toujours, penser ne pouvait avoir lieu qu’au sein d’un dispositif où l’Autre joue un rôle essentiel.

5Lorsqu’en 1973, il confie précisément à un Autre — Jacques‑Alain Miller — le soin de publier son séminaire, il clôt ce premier volume — Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse — d’une postface très importante qui commence ainsi :

Ainsi se lira — ce bouquin je parie. Ce ne sera pas comme mes Écrits dont le livre s’achète : dit‑on, mais c’est pour ne pas le lire. Ce n’est pas à prendre pour l’accident, de ce qu’ils soient difficiles. En écrivant Écrits sur l’enveloppe du recueil, c’est ce que j’entendais moi‑même m’en promettre : un écrit à mon sens est fait pour ne pas se lire9.

6Lacan, dans ce texte, oppose alors « l’écrit » — ce qui ne se lit pas —, à la « transcription » dont l’Autre, Jacques‑Alain Miller est l’auteur, et par là même, semble‑t‑il, garant que « ce qui se lit passe‑à‑travers l’écriture en y restant indemne10 ». L’essentiel n’apparaît pas seulement dans une vision négative de l’écriture et du livre mais aussi dans une perspective qui valorise le « dire ». Lacan définissant son enseignement comme fondamentalement articulé au fait qu’il le « dise » ou encore au fait que ce soit « dit 11».

7S’il faut prendre au sérieux le propos de Lacan sur le livre, c’est qu’il s’éclaire en profondeur de ce qui distingue Jacques Lacan de ses contemporains qui, suivant le modèle sartrien, ont fait, eux, du livre et de l’écriture, l’alpha et l’oméga de leur projet personnel et intellectuel, au point parfois de s’embourber dans la polygraphie, comme ce fut le cas de certains, par exemple Jacques Derrida. Contre toute cette génération obsédée par le livre, Lacan, lui, désespère de sa possibilité même, et manifeste, quant à sa propre œuvre, une aspiration, une éthique où le livre, pour exister, n’a qu’un destin sacrificiel, où le livre, au fond, peut apparaître comme le simple déchet d’une œuvre dont le noyau profond est ésotérique.

8C’est autre chose, sans aucun doute, que Lacan désire pour sa propre pensée, et, sans doute, de manière incompréhensible et incomprise par ses contemporains dont le terrain d’exercice est de part en part exotérique. Ce que vise Lacan s’apparente, davantage qu’à la position sartrienne classique, à la position socratique — un Socrate sans Platon — où la puissance même de la pensée déjoue tous les artefacts de sa reproduction possible, et auxquels il oppose une stratégie, un cheminement profondément opaques, dont le symptôme est donc cette publication tardive, redoutée, retardée, maltraitée par son auteur même, objet d’ironie et de sarcasmes, à la mesure du manque qui lui est constitutif.

9Si d’ailleurs, le nom de Jacques Lacan figure comme nom d’auteur, le livre lui‑même est le fruit de deux éditeurs différents qui en sont les concepteurs éditoriaux. Le premier, dans l’ordre chronologique, fut François Wahl, philosophe et responsable des sciences humaines, qui eut l’initiative en 1963 de proposer à Lacan cette publication, et qui organisa avec Lacan le travail de choix, de relecture, de réécriture des textes sélectionnés, le second fut Jacques‑Alain Miller à qui Jacques Lacan confia le soin de concevoir un « Index raisonné des concepts majeurs », une « Table commentée des représentations graphiques » et deux index, celui des termes de Freud en allemand, et celui des noms propres.

10Ce partage du travail est aussi symptomatique d’une dépossession volontaire de la part de Lacan à l’égard de sa propre œuvre comme totalité, dont il me semble que l’intervention majeure sur le plan éditorial est le choix qu’il fit d’ouvrir le volume par « le séminaire sur “la lettre volée” » qui est la transcription d’une séance du séminaire de l’année 1954‑1955 consacrée au conte d’Edgar Allan Poe, prononcée en avril 1955, et rédigé en 1956, publié pour la première fois dans la revue La Psychanalyse l’année suivante12. Décision qui contredit toute chronologie, comme le note Lacan lui‑même avec malice dans son « Ouverture au recueil », mais qui semble avoir pour vertu pédagogique de ménager pour le lecteur « un palier dans [son] style13 », autrement dit de permettre à ce lecteur d’entrer sans trop de traumatisme dans la langue lacanienne. Ce texte difficile, en réalité, est néanmoins bien choisi par Lacan au sens où, par delà l’extrême séduction que lui confère le très beau conte de Poe, il établit ce qu’on a pu appeler le premier classicisme lacanien qui donne à la structure symbolique une fonction heuristique majeure, réduisant l’imaginaire à l’inconsistance. Texte d’autant plus important qu’il est complété par deux interventions « Présentation de la suite », et « la parenthèse de la parenthèse », datées de 1966, qui semblent amorcer, ce que Jean‑Claude Milner, appellera « le second classicisme lacanien » dans lequel, à partir des années 70, la mathématisation du propos s’impose, et où le « mathème » joue un rôle central et tente d’assurer la transmissibilité intégrale d’un savoir : « Le programme qui se trace pour nous est dès lors de savoir comment un langage formel détermine le sujet14 » écrit pour l’heure Lacan. Et ce qui, au travers du personnage de Poe, Dupin, et de sa logique, était conçu sur des schémas intersubjectifs formulés de manière phénoménologique en 1955, l’est, dix ans plus tard, en termes strictement mathématiques, dans ces deux appendices où l’automatisme de répétition freudien est appréhendé dans une stricte combinatoire (+) et (-) dans laquelle le sujet disparaît, happé par cette combinatoire15.

11Dépossession donc par le fait de choisir deux éditeurs pour son propre livre, et qu’illustre le travail capital de Jacques‑Alain Miller pour constituer cet outil majeur qu’est « l’index raisonné des concepts » grâce auquel est donné au lecteur un mode d’emploi du livre que la division de celui‑ci en sept parties ne parvient pas tout à fait à proposer. L’index, lui, comprend cinq grandes sections, comprenant elles‑mêmes des subdivisions très utiles. La première section établit la prédominance de l’ordre symbolique au travers des catégories qui en sont constitutives (le signifiant, la lettre, le symbole, la Loi, la répétition…) ; la seconde section déploie la théorie du sujet et cartographie ce qui pourrait être une phénoménologie lacanienne (le stade du miroir, le moi, les idéaux de la personne, l’Autre…) ; la troisième section, intitulée « le désir et son interprétation » est centrée sur l’expérience analytique (notion de symptôme, de résistance, d’association libre, neutralité de l’analyste…) ; la quatrième section est tout entière consacrée à la Clinique et occupée par l’analyse des « cas », notamment ceux proposés par Freud, la cinquième section est la plus « théorique » ou la plus philosophique ; intitulée « épistémologie et théorie de l’idéologie » elle établit, dans une perspective althussérienne, les coupures ou ruptures que le lacanisme établit dans le champ de l’épistémé : rapport à la science, à la vérité, mais aussi la perspective de critique idéologique permise par la psychanalyse. Le jeu de l’index crée entre les trente‑quatre textes écrits entre 1936 et 1966, des passerelles, des ponts et des liens essentiels pour comprendre tout à la fois le système lacanien et l’histoire de ce système. Cet index est également important car il propose une sorte de lexique de la langue lacanienne, voire le rassemblement des grands axiomes propres à la doctrine de Lacan comme celui‑ci, essentiel, qui renvoie à une dizaine de textes : « le langage humain constitue une communication où l’émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée. » Jacques Lacan dans une brève présentation donne à cet index un rôle capital, celui de « clef ». Il ajoute « Idée conforme à un ouvrage qui introduit moins qu’il ne met en question, propice au lecteur qu’on suppose y venir de quelque point un peu ferme16. » Façon en quelque sorte de donner à ce travail un rôle également de boussole. Tout aussi intéressant est le texte liminaire de Jacques‑Alain Miller, en dix points, qui fonctionne comme une synthèse de ce que l’index déploie, et dont il faut peut‑être extraire cette phrase qui résume sa lecture des Écrits :

C’est pourquoi, selon le concept que nous avons de ces Écrits, on gagne à les étudier comme se formant en système, en dépit de l’ellipse du style, nécessaire, dit Lacan, à la formation des analystes17.

12Ce sont les années 1955‑1960 qui semblent constituer le noyau historique le plus puissant de la pensée lacanienne dans les Écrits ; parmi les textes les plus importants, il faut retenir « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien » (1960), « La signification du phallus » (1958), « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » (1957) ou encore « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » (1956). Textes majeurs, constitutifs de ce qu’on a vu être le premier classicisme lacanien, où le « retour à Freud », véritable lecture de l’œuvre canonique, est traversé, structuré, alimenté par le savoir contemporain ou plus ancien, essentiellement la linguistique (Saussure, Jakobson, Benveniste… ), la philosophie (Hegel, Kierkegaard, Heidegger, Koyré, Lévi‑Strauss…), la littérature (Sade, Bataille, Klossowski, Gide, Claudel, Joyce…), et dont le message essentiel et sans cesse répété est que l’ordre du symbole ne peut plus être conçu comme constitué par l’homme mais comme le constituant. Chaque texte est une variation et une extension, souvent vertigineuse, de cet axiome fondamental qui vise à dépsychologiser la psychanalyse, à la porter à une place cruciale dans le champ de la pensée, place cruciale et en abyme puisque celle‑ci est fondée sous la condition même de l’inconscient.

13Étrangement, ce livre difficile fut, sinon un best‑seller, du moins un grand succès de librairie sans doute aussi important que ceux que connurent Foucault, Barthes, Althusser, Jacques Derrida ou Lévi‑Strauss au même moment. Mais à la différence de ses contemporains, Lacan n’était pas un simple intellectuel. Psychiatre, pris dans la pratique clinique, psychanalyste, responsable de nombreux « patients », chef d’une « école » nouvellement créée, « L’École freudienne de Paris », étranger à l’université mais tenant un séminaire à l’ENS de la rue d’Ulm, puis place du Panthéon, qui au‑delà de l’affluence mondaine, avait une influence considérable sur plusieurs générations de praticiens, d’intellectuels, Lacan, avec ses Écrits, avait produit plus qu’un simple livre, à la fois un livre somme, un opus magnum, et en même temps un livre unique, sans rival, une sorte de « Bible » dont il n’était l’auteur que par personne interposée. Ce qui en fait sans doute, pour l’année 66, un objet exemplairement moderne.