1966 via 1942 : l’année de La Grande Vadrouille
1Dans une période marquée au niveau international par la sortie d’Andrei Roublev, Blow Up ou Le Bon, la Brute et le Truand, le public français des cinémas de 1966 a accordé sa préférence à une comédie, La Grande Vadrouille, un film battant tous les records au milieu d’une décennie elle‑même record pour les entrées en salles. Presque tout le monde en France a vu à un moment ou à un autre La Grande Vadrouille. Après sa sortie en décembre 1966, le film dépasse les 17,2 millions de tickets vendus. Ses diffusions à la télévision sont régulières depuis 1976, son quinzième passage sur TF1 en 2009 réunissant encore plus de 9 millions de spectateurs, soit le record de l’année toutes chaînes et tous films confondus1.
2Le succès colossal, à la fois instantané et durable, de La Grande Vadrouille constitue un phénomène exceptionnel. Il a fallu attendre 1997 et la sortie de Titanic, qui bat alors les records d’entrées dans le monde, pour que le film soit détrôné au box-office français. Et ce n’est qu’en 2008 qu’un autre film français, Bienvenue chez les Ch’tis, dépasse à son tour un tel score. Mais peu d’œuvres auront réussi comme La Grande Vadrouille à faire la quasi‑unanimité et à rester sans éclipse dans la culture populaire française.
Réception critique contemporaine : accueil bienveillant & éreintement
3À sa sortie, il y eut bien quelques critiques négatives, voire très négatives. Les revues liées à la Nouvelle Vague sont les plus expéditives. Michel Mardore, dans Les Cahiers du cinéma épingle ce qui est « probablement le film le plus fauché et le plus minable de l’année2 ». Claude Pennec, d’Arts, utilise quant à lui un terme massue pour plusieurs milieux3 : « Plus que vulgaire, bourgeois ». Les reproches portent d’abord sur le caractère puéril mais surtout bas et régressif du scénario et du comique : « Le sujet démarque une bande dessinée pour enfants, Les Mousquetaires du maquis. […] Teutons très cons, trognes rubicondes. » (Mardore) « C’est aussi bête, aussi indécent que le plus bêtement bourgeois théâtre de boulevard. » (Albert Cervoni dans France nouvelle) Le résultat dépeint « une occupation rigolarde à base de ronflements, d’éternuements, de personnages bigleux et de citrouilles. Le spectacle d’une telle abjection tue le rire. » (Pennec) La chronique de Jean‑Louis Bory dans Le Nouvel Observateur reprend des accusations et des tournures similaires mais avec plus de réflexion et d’argumentation. Bory reproche essentiellement l’absence d’effort du film pour sortir de la convention confortable, comme la représentation de « l’armée allemande — pardon boche ! — dont on sait (depuis 1870 au moins) qu’elle est grotesque, bedonnante et si facile à berner. » À La Grande Vadrouille, Bory (qui a cependant de l’estime pour de Funès) oppose le rire de « Chaplin, Buster Keaton, Laurel et Hardy, les frères Marx, Tati, [Jerry] Lewis. »
4Les revues de cinéma à vocation critique n’iront guère plus loin que les notules de dix lignes, souvent assassines, qu’elles consacrent aux productions grand public quand elles ne sont pas purement et simplement ignorées. Les journaux nationaux sont quant à eux plus enthousiastes, en vertu d’un critère simple, film comique oblige. Ils trouvent le résultat drôle : « Le film est réussi, il n’y a aucune honte à l’admettre » (Télérama), « Inutile et parfaitement prétentieux de prétendre raconter un tel film. Le scénario vaut seulement par les gags qu’il engendre. Ceux‑ci sont à l’envi, nombreux et désopilants. » (La Croix), « On ne saurait refuser sa sympathie à un divertissement dominé par un constant souci de qualité et où tout a été mis en œuvre pour retrouver le secret des grands films comiques d’autrefois. » (Jean de Baroncelli dans Le Monde).
5Le débat entre partisans et adversaires du film restera limité (Téléciné publie dans un même numéro trois avis différents). À partir des années 70, un pareil « phénomène » du box-office aurait sans doute été l’objet de plus de commentaires et de chassés-croisés dans la presse.
6La Grande Vadrouille fait tout de même l’objet plus d’attention que la plupart des films grand public contemporains, et des comédies ou films comiques en particulier, pour trois grandes raisons :
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La période 1964-1967 est celle où s’impose Louis de Funès, jusque là longtemps cantonné à des seconds rôles. En 1964, avant même d’avoir terminé de tourner Le Corniaud (dont la tête d’affiche était plutôt Bourvil), il a connu un double triomphe public avec Fantômas et Le Gendarme de Saint-Tropez. En 1965, grâce au Corniaud et aux suites du Gendarme et de Fantômas, il est 1er, 4ème et 6ème au box-office français. En 1966, il est le coscénariste et la vedette du Grand Restaurant, autre grand succès public. La réunion du tandem Bourvil et de Funès sous la direction de Gérard Oury, également réalisateur du Corniaud (11,7 millions d’entrées) est donc fatalement attendue avec intérêt4.
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La Grande Vadrouille est une très grosse production, le plus gros budget du cinéma français à l’époque, financée sur la lancée du triomphe commercial du Corniaud, précédent détenteur du record. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les critiques négatives évitent de nommer Oury, Bourvil ou de Funès : un produit ne saurait avoir d’auteur ou de signature, hors celle de son producteur5. On suggère même une collusion des journaux favorables au film avec le Grand Capital (Michel Mardore dans Les Cahiers du cinéma). Le budget s’explique en fait comme pour Le Corniaud par la volonté de Gérard Oury d’utiliser des décors naturels, et de ne pas faire de compromis visibles à l’écran6. Cette attitude s’inscrit plus globalement dans une mode qui s’inscrit dans un contexte de lutte contre la concurrence de la télévision. Alors que les comédies tournées en France étaient généralement un genre peu coûteux encore lié à l’esthétique du théâtre filmé, la comédie à grand spectacle, dépaysante et riche en cascades, se développe dans les années 60. Ce genre existe aussi bien en France (L’Homme de Rio) qu’en Angleterre (Ces merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines) ou aux États-Unis (Un monde fou, fou, fou, fou). Terry-Thomas (« Big Moustache » dans La Grande Vadrouille) tient un des rôles principaux de ces deux derniers films.
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Il est encore rare qu’un film comique français traite de l’Occupation, en dehors de quelques comédies comme Le Père tranquille, Le Petit Prof et Babette s’en va-t-en guerre, dont le scénario était déjà cosigné par Gérard Oury. La Vache et le Prisonnier et La Traversée de Paris (le premier film marquant où Bourvil et de Funès partagent l’écran) ont déjà un ton plus dramatique. Le contexte de la guerre d’Algérie empêche aussi, par une censure de fait jusqu’en 1962, toute critique, même indirecte, envers l’armée française. La Grande Vadrouille, en abordant la Seconde Guerre mondiale sous l’angle du comique burlesque, crée en tout cas un précédent en France. Le milieu des années 60 marque d’ailleurs le moment où aux États-Unis, on commence aussi à aborder le « front européen » sous l’angle du rire, avec la série télévisée Hogan’s Heroes (Stalag 13 ou Papa Schultz, 1965-1971) sur les prisonniers d’un stalag, Qu’as‑tu fait à la guerre, papa ? (1966) de Blake Edwards, situé pendant le débarquement en Italie, et Les Producteurs de Mel Brooks (1968), où deux escrocs montent une comédie musicale à Broadway sur les amours d’Hitler et d’Eva Braun7. La chronique de L’Aurore souligne en tout cas la nouveauté que représentait La Grande Vadrouille pour le public français : « Il a fallu plus de vingt ans pour qu’on ose rire d’une époque si cruelle. »
Un succès qui a remodelé la comédie populaire française
7Avec les 17 millions de spectateurs (et une carrière également marquante à l’étranger, sans toutefois atteindre les mêmes niveaux qu’en France), La Grande Vadrouille lança et relança la carrière des uns et des autres. Bourvil et de Funès retravaillèrent séparément avec Gérard Oury, Bourvil joua un personnage similaire à Augustin Bouvet dans son dernier film, Le Mur de l’Atlantique de Marcel Camus (1970) et ces vedettes continuèrent à marquer le box-office français jusqu’au début des années 70, alors que la fréquentation globale des salles entame une baisse notoire dans le même temps.
8La levée du verrou sur la Seconde Guerre mondiale comme sujet comique eut des effets très contrastés, le succès de La Grande Vadrouille ouvrant la voie à quelques films au mieux médiocres comme Le Mur de l’Atlantique, Mais où est donc passée la septième compagnie ? et ses deux suites ou Le Führer en folie de Philippe Clair, sidérant nanar où Henri Tisot et Alice Sapritch incarnent Hitler et Eva Braun. Le dernier tabou sur la Guerre était à ce moment tombé, alors que l’on hésitait dans les années 60 à représenter directement Hitler à l’écran8. Gérard Oury fera en 1983 d’Adolf Hitler et de sa sœur Angela (joués par le même acteur) des personnages de L’As des as. La gestuelle très particulière d’Hitler était déjà parodiée chez Chaplin et Lubitsch. La découverte de l’étendue des atrocités nazies avait ensuite jeté l’interdit sur cette moquerie mais le temps allait fatalement transformer le Führer en figure de croque-mitaine dans l’imaginaire collectif.
9Reste l’impact indirect, le plus durable. À l’exemple du Corniaud (même si Bourvil et de Funès ne partagent que quelques scènes) et de La Grande Vadrouille, il y eut l’apparition d’un sous-genre de la comédie à la française, le film à tandem fondé sur le contraste et le rapport de force de deux personnalités et de deux jeux d’acteurs. L’origine de ce que l’on appelle généralement le buddy movie est américaine et provient d’une longue tradition du cinéma burlesque. Gérard Oury se référait lui‑même pour La Grande Vadrouille à Laurel et Hardy ou Tom et Jerry, des duos dont les rapports sont plutôt statiques sur la durée d’une histoire. Chez Oury, l’évolution des rapports constitue cependant le centre du sujet, à la façon des screwball comedies de l’entre-deux-guerres (L’Impossible M. Bébé, New York‑Miami), en substituant à la tension érotique entre homme et femme un canevas asexué où une improbable amitié, généralement masculine, finit par émerger. Le genre recouvre notamment la plupart des scénarios et réalisations de Francis Véber, de L’Emmerdeur (d’après une pièce écrite pour Bourvil et de Funès) au Dîner de cons, en passant par La Chèvre, de très grands succès des années 70 à 90. Les deux comédies françaises qui ont récemment dépassé en nombre d’entrées La Grande Vadrouille, Bienvenue chez les Ch’tis et Intouchables, relèvent d’ailleurs de l’opposition de deux personnages masculins, à l’identité régionale, sociale ou physique très différente.
Rire à propos de l’Occupation : la plaie désormais refermée
10Bien entendu, il ne suffit pas de partir d’une recette pour obtenir un succès hors norme comme celui de La Grande Vadrouille. Sans rentrer dans les controverses de l’époque, le film est loin d’être parfait. Il y a des répétitions superflues, comme plusieurs situations différentes où les protagonistes sont amenés à se déguiser en soldats allemands. Le final, autour de planeurs décollant devant un précipice, est spectaculaire mais contre‑productif. Alors que le final consacre l’amitié entre trois hommes qui ont atteint la Zone Libre, Bourvil, Louis de Funès et Terry-Thomas cèdent le plus souvent l’image à leurs doublures, du fait des nombreuses cascades.
11Mais il y a un argument qui balaye la plupart des réserves : le film fait rire et il continue de faire rire aujourd’hui. Les formes d’humours sont variées. Le résultat alterne des gags, de la pantomime, du comique verbal et n’hésite pas à déployer les moyens techniques nécessaires pour creuser une bonne idée. Les gags eux‑mêmes sont bien mis en place et font mouche. La mise en scène exploite des cadres inhabituels, comme les Bains Turcs noyés dans la vapeur, l’Opéra de Paris et sa rivière souterraine ou la campagne bourguignonne. Et la moindre scène entre Bourvil et Louis de‑Funès donne lieu à des échanges où les deux acteurs sont capables de rebondir et d’embrayer sur les répliques de l’autre avec une impression remarquable d’aisance.
12Reste toutefois la question la plus problématique et la plus gênante pour certains, celle de la représentation des Allemands, cristallisée par le personnage du Major Achbach, un officier allemand adipeux et balourd. Comme souligné par Jean-Louis Bory, on est bien dans les stéréotypes traditionnels des « Boches » de 1870 ou de 1914, bêtes et obsédés par la discipline. Ce dernier n’est d’ailleurs pas une figure de soldat nazi avec brassard et salut hitlérien9, il est plutôt effectivement une résurgence de la caricature française du soldat prussien des deux guerres précédentes alors que l’on trouve aussi dans le même film des officiers plus évolués et cultivés, comme celui qui récite avec émotion du Charles Péguy dans un wagon-restaurant.
13Le stéréotype du « gros Fritz » ne correspond pas à la représentation habituelle de l’armée allemande lors de l’Occupation de 1940-1944. Il ne comporte pas non plus son symétrique implicite dans la propagande nationaliste, le Français astucieux. Bourvil et de Funès sont de fait dépassés par la situation et se révèlent régulièrement ineptes. Bourvil tient comme souvent un rôle de Français moyen auquel le public peut s’identifier lui‑même : simple et franc, parfois trop naïf. De Funès incarne en revanche la quintessence du Français vu de l’étranger : imbu de lui‑même, colérique, obsédé par la nourriture et se défaussant sur les autres de ses propres problèmes. L’un comme l’autre baragouinent l’anglais et consacrent plus de temps à se disputer qu’à aider efficacement les Britanniques, qui sont en définitive la nationalité la plus épargnée par le film10.
14Le scénario n’a donc pas rallumé de préjugés nationalistes, contrairement aux craintes et aux accusations de certains critiques de l’époque. Le succès du film a révélé à l’inverse que la France de 1966 attendait plutôt une bonne occasion de pouvoir rire franchement sur l’Occupation, souvenir d’une autre époque. Le tournage en couleur, les grands moyens déployés (à rebours des privations de l’époque représentée) ne font jamais perdre de vue que l’on est en 1966. Le présent du spectateur, c’est plutôt celui du Corniaud, où Bourvil sillonne l’Europe du tourisme et du Marché Commun et tente de flirter avec une manucure italienne puis une autostoppeuse allemande. La nationalité n’est plus une source de conflit. Le long métrage qui est le plus grand succès du cinéma français est de toute façon pétri d’influences américaines.
15Le rôle du Major Achbach ou celui du fameux soldat allemand qui louche consacrent surtout qu’en 1966 la singularité de 1942 est désormais soluble dans une imagerie traditionnelle liée à la farce, épurée de certaines connotations initiales et de ses implications quant au présent. La période peut entrer dans la fable. Pour le spectateur, la guerre est de toute façon finie et le voisin allemand n’est plus considéré comme un ennemi en puissance11.
16La production de La Grande Vadrouille a profité des larges moyens déployés au même moment pour le tournage de Paris brûle‑t‑il ? de René Clément, pendant européen au Jour le plus long et célébration des grandes figures de la Résistance (Alain Delon y incarne Chaban-Delmas). L’un des deux accrédite la thèse de la France grande puissance victorieuse de la Seconde Guerre mondiale, qui est selon Hannah Arendt un mensonge d’état qui a servi de fondation au gaullisme. L’autre n’y prête même plus attention. La Grande Vadrouille a réalisé trois fois plus d’entrées en France. Mai 68 est dans 16 mois.
Un comique à double tiroir
17Quant à la controverse sur la bassesse et la puérilité, elle a souvent négligé la dualité du film, qui arrive à se permettre un humour infantile et régressif (y compris dans les clichés sur les soldats allemands) sans pour autant traiter l’Occupation à la légère. Il y a en fait deux films qui coexistent dans La Grande Vadrouille. Les premières minutes de l’histoire (le raid du bombardier de la Royal Air Force) pourraient sortir d’un film de guerre anglo-saxon « sérieux » avec quelques petites touches d’humour de circonstance. Mais l’entrée en scène de Stanislas Lefort et du major Achbach fait rentrer dans un univers aux lois étranges et absurdes où l’on entretient une relation télépathique avec une moumoute et où il est normal d’affecter à la mitrailleuse un soldat qui louche. L’incendie de la Kommandantur relève du slapstick des Keystone Kops de Mack Sennett, le duo du benêt et du suffisant découle de Laurel et Hardy, la confusion des chambres d’hôtel est un numéro dans le ton des Marx Brothers (encore plus que Feydeau). Le ton global et le rythme rapide des péripéties rappellent en fait surtout un spectacle de Guignol. Le terme est d’ailleurs repris par plusieurs chroniques d’époque, souvent positives, en référence justement à la scène du Guignol des Champs-Élysées où travaille Juliette (la jeune femme qui abrite Bourvil et un des aviateurs anglais).
18Comme dans un spectacle pour enfants de Guignol, il n’y a pas de mort dans le film. La bombe placée sous les œillets à l’Opéra fait long feu, les motards allemands assommés par les citrouilles terminent leur course dans une mare. Dans la dernière scène, la caméra consacre un soin particulier à montrer que le pilote de l’avion abattu par son propre camp a eu le temps de sauter en parachute. L’antagoniste du film est un major allemand qui n’a pas supporté d’avoir été berné et qui veut sa revanche. Son orgueil va l’amener à mobiliser des moyens démesurés pour traquer trois aviateurs anglais (qui bénéficieraient ensuite du statut de prisonniers de guerre) et leurs deux complices parisiens. Les fugitifs croisent donc régulièrement le chemin d’Achbach, qui appartient au même univers puéril que l’enfant gâté Lefort et parfois le grand naïf Bouvet, gagné par la contagion. C’est une histoire à ne pas prendre au sérieux, un jeu entre trois marionnettes qui ne peut s’achever que par le ridicule du Gendarme, ici Achbach. Dans leur scène à trois, celle de l’interrogatoire à la Kommandantur, les deux acteurs français ont improvisé par rapport au canevas de départ. Stanislas Lefort peut glisser un « Mais moi, je suis né en 14, moi » sans que le spectateur n’y voie évidemment autre chose que l’année de naissance réelle de l’acteur, un non sequitur caractéristique de l’improvisation façon commedia dell’arte ou Guignol parisien.
19En parallèle et en toile de fond, se poursuit l’autre film, plus digne, aux personnages plus réalistes. C’est celui où l’on suit les aviateurs anglais et Juliette, où l’on croise quelques Résistants à l’Opéra, où les sentinelles allemandes peuvent tirer à vue pendant le couvre-feu. Sir Reginald apprécie peut‑être un peu trop les grands vins de Bourgogne mais il reste un militaire compétent dont on ne saurait vraiment se moquer. Si ces scènes ne sont pas les plus mémorables du film (à part peut-être le « Thirty Three » de Reginald à qui on demande de dire « Trente‑trois » aux hospices de Beaune), elles sont indispensables pour délimiter la pantalonnade, souligner que l’Occupation n’était pas non plus qu’une vaste blague et sortir du dualisme réducteur gentils Français – Allemands ridicules12.
20Les deux films présents dans La Grande Vadrouille, le bouffon et le plus sérieux, arrivent tout de même à conserver de l’unité, grâce au personnage d’Augustin Bouvet, qui alterne entre l’un et l’autre en tirant partie de l’étendue du jeu de Bourvil. Le comédien bascule ici sans effort de la farce à un jeu plus sobre comme dans ses scènes avec Juliette, voire sombre quand il campe momentanément un mari violent et jaloux pour duper les soldats allemands. Par ricochet, la franchise affichée par Bouvet permet d’amener ponctuellement le jeu de Louis de Funès à une rare réaction sérieuse et sincère, quand Bouvet sauve Lefort d’une patrouille allemande à Meursault.
Une association brève mais marquante : le tandem Bourvil - de Funès
21La raison première de l’existence de La Grande Vadrouille était de reconstituer aussi vite que possible le tandem du Corniaud, sans pour autant tourner une suite. Le sujet du film a été récupéré d’un vieux projet de Gérard Oury, écrit dans l’esprit de Babette s’en va-t-en guerre, sur les aventures de deux sœurs jumelles très différentes, qui prennent chacune en charge la moitié de l’équipage d’un bombardier anglais abattu. Avec l’adaptation, le ton change, passant à du comique à dominante burlesque façon Corniaud tout en adoptant le postulat inverse du Corniaud, où les deux acteurs se suivaient à quelque distance :
Tout au long de La Grande Vadrouille, ils ne se quittent pas, l’évolution, de leurs rapports, différence de classes sociales, bonhomie de l’ouvrier en proie à la hargne du maestro, conditionnant le comique de situation, de dialogue, même les gags13.
22Les récits sur le tournage du film insistent tous sur les relations productives et cordiales de l’équipe et des acteurs, sans conflit ou désaccord particulier14. Les scènes où Bourvil et de Funès se donnent la réplique posaient au départ problème en raison de leur comportement différent face à la succession des prises :
Le premier jour du tournage de La Grande Vadrouille, je découvre avec stupeur que l’un se détériore pendant que l’autre s’améliore ! André perd sa fraîcheur au fur et à mesure que Louis remonte ses mécaniques.
23Ce problème est en fait relativement courant au cinéma15 et il révèle parfois ensuite des luttes d’intérêt concernant les plans communs aux acteurs principaux, le choix de la prise au montage mettant l’un ou l’autre plus à son avantage16. Bourvil et de Funès admettent l’écart et accordent autant que possible leur technique personnelle : « Cela s’arrange grâce à la complicité entre les deux hommes17. » De fait, les deux acteurs improviseront quelques unes des scènes les plus marquantes du film : le discours de Lefort à ses musiciens, le « C’est là qu’est l’os » en réponse à l’« Il n’y a pas d’hélice, hélas » figurant dans le script ou toute la scène emblématique où, après avoir franchi un mur, Lefort se retrouve sur les épaules de Bouvet, tous deux déguisés en soldats allemands, et décide de conserver cette place plus confortable18.
24Cette impression de complicité visible à l’écran, la facilité avec laquelle le film a été tourné, et le fait qu’il s’agisse du seul long métrage où Bourvil et de Funès partagent vraiment l’écran contribuent au statut exceptionnel de La Grande Vadrouille dans le cinéma populaire français, suscitant avec le recul chez une partie du public un sentiment de nostalgie envers une époque révolue du cinéma français.
25S’il s’agit d’un film « comme on n’en fait plus », il s’agit aussi d’un film comme on n’en faisait pas avant et comme on en a concrètement fait pendant assez peu de temps. Bourvil pouvait être un acteur fade à l’écran quand on lui demandait de rejouer encore le même personnage ou quand il était étouffé par un partenaire ne coopérant pas, comme Fernandel. La filmographie de Gérard Oury s’empêtre après 1973, répétant la formule des succès précédents sans arriver à établir un terrain commun avec des acteurs et un public d’une autre génération19. La tendance à l’emphase ronge déjà Le Cerveau (1968) : Bourvil et Jean‑Paul Belmondo restent souvent à la lisière d’un film dont ils sont en théorie les vedettes pour laisser de la place aux têtes d’affiche internationales, à une panthère, à une séquence en dessin animé et à des gags très préparés mais à l’exécution parfois poussive, comme celui des fauteuils gonflables.
26Quant à Louis de Funès, le milieu des années 60 constitue un point d’équilibre pour sa carrière. Il a fini de bâtir son personnage comique, les scénaristes et dialoguistes savent en tirer parti20 et les tournages en extérieur lui donnent un espace où il est à même de déployer son énergie. À partir du Gendarme se marie (1968), il s’entoure trop souvent de faire-valoir à la réalisation et au scénario qui le laissent trop souvent le seul centre d’attention à l’écran. Ses mimiques restent énergiques et inventives21 mais elles affrontent parfois le vide à l’image. Outre Le Petit Baigneur de Robert Dhéry (1968), ses meilleurs films de l’après Grande Vadrouille sont ceux signés par Gérard Oury, La Folie des grandeurs (1971), où Yves Montand a repris un rôle originellement destiné à Bourvil, et Les Aventures de Rabbi Jacob (1973). Dans cette dernière collaboration, la tendance d’Oury aux dispositifs complexes et très mécaniques22 et l’énergie déployée par de Funès pour s’imposer constituent une tension intéressante où les travers de l’un et de l’autre parviennent à se compenser.
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27Il n’est jamais facile d’anticiper les réactions du public face à un film comique. Là où dans un spectacle en salle, une troupe peut au fil des jours élaguer ou développer une scène en fonction des rires des spectateurs, les dialogues d’un scénario ou le découpage des plans d’un gag sur un story-board, aussi travaillés soient-ils, ne fournissent pas une recette. Oury, ses deux acteurs principaux et ses coscénaristes ont eu l’intuition et pris le risque que l’Occupation pouvait désormais être le cadre d’un film comique, que les esprits étaient désormais assez mûrs pour cette perspective. Dans les aventures de Bourvil et de Louis de Funès pris dans d’improbables péripéties jusqu’à atteindre la Zone Libre, il y avait aussi un condensé du parcours des Français ordinaires tentant de suivre leur vie, ballotés par les événements, exposés à des dangers accrus puis délivrés dans l’euphorie de la Libération.
28Si La Grande Vadrouille n’était cependant que le film où Bourvil et de Funès sont réunis pendant la majeure partie de l’intrigue, le film serait de toute façon passé à la postérité. Leurs personnalités comiques se complètent idéalement et c’est le seul long métrage où ce tandem a eu l’occasion de s’exprimer sur un pied d’égalité. Il est une chance qu’ils aient été servis par une réalisation et un scénario efficaces, du grand spectacle et des moyens qui amplifient leur comique respectif plutôt que de s’y substituer. Il serait vain de comparer La Grande Vadrouille avec Playtime, le film que Jacques Tati tournait au même moment, son œuvre la plus radicale et abstraite qui mit des décennies avant d’être réévaluée. En tant qu’incarnation du « cinéma populaire à grand spectacle23 » dans lequel Gérard Oury venait de trouver sa voie, La Grande Vadrouille est un film divertissant, varié, souvent astucieux et faisant rire un large public. Cela peut paraître peu mais la combinaison dans un film de ces différentes qualités constitue en soi une réussite peu commune, qui mérite au moins d’être reconnue.