Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2013
Novembre-Décembre 2013 (volume 14, numéro 8)
titre article
Juliette Feyel

Ma mère : une œuvre anachronique

Georges Bataille, Ma mère, roman inédit, Paris : Éditions Jean‑Jacques Pauvert, 1966, 209 p.

Les réactions immédiates

1Plus de quarante ans après la « révolution sexuelle », les débats divisent les historiens, les sociologues et ceux qui se réclament des études culturelles à propos de l’existence réelle ou fantasmée de cette émancipation. Pour les uns, la sexualité n’est pas plus libre aujourd’hui qu’hier,  les normes se sont déplacées, elles ont changé de nature ; la libération aurait été une libéralisation, au sens économique, ayant pour effet de réinvestir de manière plus sournoise les anciens carcans1. D’autres affirment que les acquis des années 1960‑1970 ne sont toutefois pas à négliger et insistent sur la dépénalisation d’un certain nombre de pratiques qui relèvent désormais des conventions et non plus du juridique. La condition féminine a bien changé, des mouvements homosexuels se sont organisés2. Sans prendre parti dans un débat qui ne cesse de révéler sa complexité à mesure que la recherche avance, postulons qu’un vent nouveau a tout de même soufflé sur les années 1960. Si les résultats n’ont pas été à la mesure des rêves, admettons au moins que les aspirations se sont affirmées plus bruyamment qu’auparavant et dans un esprit typique du temps. Un mot d’ordre qui semble très représentatif pour les témoins de l’époque reste l’expression « jouir sans entraves » tirée du pamphlet De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel et de quelques moyens pour y remédier3.

2D’un point de vue plus restreint, celui de la censure des livres, L’Amant de Lady Chatterley(1928) de D.H. Lawrence, roman interdit pour obscénité, est finalement publié par Penguin qui gagne un procès retentissant en 1960. C’est en 1966 que Fanny Hill (1748) de John Cleland n’est plus considéré comme obscène aux États‑Unis, que le pape Paul VI remet en cause l’obligation de se conformer à l’Index des livres interdits. La même année, le Premier Ministre Georges Pompidou évoque le projet de modifier la loi de 1949, « seule intervention d’un pouvoir politique en faveur de la liberté d’expression de 1945 à 2004 », écrit Jean‑Jacques Pauvert dans ses mémoires4. Le projet aboutira en 1967.

3C’est dans ce contexte que Pauvert publie Ma mère. À cette époque, Bataille est encore un écrivain méconnu. Pendant l’entre‑deux‑guerres, il a participé au surréalisme de loin, en marge, en incarnant une contestation que la célébrité de Breton, d’Aragon et d’Éluard a toujours occultée. Ses écrits « sérieux » (i.e ceux qu’il accepte de signer de son vrai nom) ne sont connus que par un cercle restreint d’amis et de relations ou par ceux qui s’intéressent au fondateur de la revue Critique. Quant à ses récits érotiques, leur tirage limité et leur distribution plus ou moins clandestine font qu’en 1966 Bataille fait encore figure d’écrivain obscur, « maudit », est‑on toujours tenté de dire. Le caractère exceptionnel5 du numéro de Critique, paru en 1963 pour lui rendre hommage après sa mort, n’a pas vraiment suffi à lui conférer la notoriété qu’il méritait. Il faut dire que, jusqu’à la constitution des Œuvres complètes, qui débute en19706, même ses amis et ses collaborateurs les plus proches ne pouvaient soupçonner l’ampleur de tout ce qu’il avait écrit tant ses textes étaient dispersés ou restés simplement inédits.

4Une notice en début de volume informe le lecteur qu’il s’agit d’un inédit, d’une part, mais aussi d’un manuscrit inachevé. L’auteur avait en effet prévu de l’inclure dans une trilogie intitulée Divinus Deus, signée par Pierre Angéliqueet composée ainsi : Madame Edwarda7, suivi de Ma mère et de Charlotte d’Ingerville. L’ensemble devait être suivi d’une postface, « Paradoxe sur l’érotisme ». La couverture place résolument le roman sous le double signe de l’érotisme et du mal en reprenant l’association traditionnelle du rose et du noir. Le titre se présente en cursives anglaises tandis que, dans les limites dessinées par une silhouette de Vénus, se décèlent des cratères et des crevasses qui ne sont pas sans rappeler la description du portrait de Dorian Gray. Le narrateur (Pierre) raconte comment, lors de sa dix‑huitième année, sa mère (Hélène) et trois de ses compagnes de débauche (Réa, Hansi et Loulou) l’initient à la volupté. Le récit s’achève au cours d’une orgie rassemblant ces cinq personnages, juste avant qu’Hélène mette fin à ses jours.

5Signe des temps sans doute, le succès du roman est immédiat. C’est la première fois qu’une œuvre de Bataille dépasse les trente mille exemplaires. De nombreux comptes rendus paraissent, y compris dans les journaux à grand tirage8. Les premiers critiques ont surtout été sensibles à la façon dont le texte mélange le vocabulaire religieux et les situations les plus scabreuses. L’évocation des funérailles du père, du confesseur de la famille, la visite du héros à l’église avant de se rendre en cabinet particulier avec sa mère et Réa, les citations empruntées aux Écritures, tout cela contribue, surtout pour ceux qui connaissaient d’autres récits de Bataille9, à la tentation de le classer parmi les auteurs catholiques. Les analyses auxquelles le héros se livre sur lui‑même empruntent d’ailleurs pour une large part à la technique de l’examen de conscience. Il y a du mysticisme chez Bataille, c’est indéniable : le péché le hante constamment et la jouissance ne semble pouvoir être atteinte sans l’angoisse de commettre le pire.

6Curieusement, malgré la présence rampante du motif incestueux, l’immoralisme fièrement revendiqué et l’indécence qui imprègnent un univers où les personnages s’adonnent presque sans discontinuer à la volupté, le roman n’a pas suscité le scandale. Il faut dire que, malgré son sujet, le texte n’est que très peu explicite, comme le fait remarquer Henri Kops. La débauche est suggérée plus que décrite, nommée plus que montrée. C’est sans doute la raison pour laquelle les premiers comptes rendus tentent immédiatement de rattacher ce roman à une tradition littéraire aussi ancienne que respectable, qu’il s’agisse de la tragédie grecque (Jean‑François Rolin), de la tragédie classique (Raymond Bellour) ou de l’introspection tourmentée de Benjamin Constant (Jouffroy). De plus, Bataille a choisi de revenir à la belle langue. Le recours à la syntaxe des xvie et xviie siècles ainsi qu’à certains archaïsmes lexicaux10, l’effacement de toute forme de sensationnalisme, l’accent mis sur la préoccupation morale et métaphysique, tout cela a sans doute évité à l’ouvrage d’attirer les foudres des censeurs.

7Parmi les premiers critiques à commenter cette œuvre, il faudrait réserver un cas particulier à la recension de Philippe Sollers11. Ce dernier établit une équivalence entre les règles de la bienséance morale concernant la représentation des choses sexuelles et celles du langage, entre les interdits culturels et la norme grammaticale. Comme il l’explique, l’ensemble de l’œuvre de Bataille vise à saper les fondements de la culture. Son obscénité provient de la façon dont elle déjoue le sens. Sa raison est une déraison. Ses phrases forcent la pensée à s’aventurer dans des contrées inconnues.

Il serait naïf, en ce sens, de voir dans Ma mère la description d’un inceste : l’inceste (même s’il a lieu effectivement) est l’impossible par définition. Bataille le sait si bien qu’il procède à un renversement significatif : au lieu de parler (comme le savoir courant) d’un inceste impossible (au niveau du réel) mais conçu comme possible (au niveau symbolique), il décrit un inceste réellement et physiquement possible mais symboliquement annulé. [...] Le fils, c’est‑à‑dire le narrateur (et peut‑être que le fait de narrerest se mettre automatiquement dans la position du fils incestueux), est rendu à un rôle entièrement symbolique : corps qui n’existe qu’en fonction du corps violent qui l’a enfanté, il ne pourra trouver un autre corps que par cette médiation active : de toutes les femmes qu’il pourra toucher, la mère (la langue) forme le fond inaccessible et brûlant.

8En établissant une identification complète entre le personnage du roman et la langue, Sollers est parvenu à faire de Bataille le meilleur représentant de ce qu’est « l’écriture » d’après la conception que s’en font les membres de Tel Quel. Dans son article de 196312, le critique avait déjà argumenté en faveur d’un Bataille qui cherchait à aboutir à la disparition du langage ; en 1966, la mère profanée de Bataille devient la langue, la logique mise à mort. Ce qu’il importe de souligner ici, c’est la manière dont la lecture de Sollers s’oppose à celle des autres critiques. En 1966, c’est la dernière fois pour longtemps que l’hypothèse d’un Bataille littéraire, écrivant pour tendre vers une réalité qui ne soit pas intégralement réductible au langage persiste. Certes, Tel Quel a eu le mérite, grâce à Sollers, Jean‑Edern Hallier, Jacques Derrida et Julia Kristeva plus tard, de faire reconnaître la valeur de Bataille. Cependant, l’écrivain a dû souffrir dès cette époque d’une utilisation à des fins stratégiques qui ne le concernaient pas. Comme le soulignent ceux qui ont retracé minutieusement l’histoire de Tel Quel13, l’auteur de L’Expérience intérieure a été très tôt admiré par ce nouveau groupe d’avant‑garde qui a sollicité son parrainage. Tel Quel est la première revue à publier des inédits de l’écrivain. Sans mettre en doute la sincérité de cette dilection, on admettra que cet auteur a été finalement rangé dans un panthéon, qu’il a partagé avec Antonin Artaud, dans le but de se démarquer des « saints » littéraires mis en avant par les surréalistes avant eux. On verra le phénomène atteindre son apogée en 1972, lors du fameux colloque « Artaud/Bataille, pour une révolution culturelle14 » où les noms de ces deux objecteurs du surréalisme serviront de caution à des engagements idéologiques dont, s’ils avaient vécu, ils auraient été les premiers surpris. Il faudra attendre les années 1990 pour que les commentateurs de l’œuvre de Bataille commencent à s’émanciper peu à peu de cette lecture terroriste proclamant la mort du langage et favorisée par Tel Quel.

9On a, depuis, beaucoup parlé du « sacrifice dont les mots sont victimes », de la « haine de la poésie », d’une poétique se comparant à un « holocauste des mots » et surtout de la « transgression », notion à laquelle Foucault a, lui aussi, donné un poids dont il est souvent difficile de se libérer15. Jean Piel, familier de Bataille, parlait d’un « contresens essentiel16 » à propos de ces interprétations. Il avait déjà senti que les préoccupations de la génération qui allait bientôt peser sur le monde intellectuel de l’après 68 avaient détourné Bataille de lui‑même.

Aujourd’hui

10Voyons comment Ma mère peut être perçu aujourd’hui afin de mieux apprécier la singularité de la lecture des années 1960. Deux progrès sont notables par rapport au matériel dont disposaient les premiers lecteurs : la publication des Œuvres complètes et les données de la critique génétique. Commençons par les conséquences du premier de ces acquis. On connaît désormais l’importance pour Bataille de la notion de sacré, telle qu’elle a été forgée par Émile Durkheim et Rudolf Otto. On dispose en particulier d’un texte resté inédit jusqu’en 1974, Théorie de la religion. Bataille y affirme que la notion de sacré (que les Romains désignaient du mot de sacer et les Grecs d’agios) renvoie à une conception plus large que celle que les chrétiens se font du divin. D’un côté les religions archaïques auraient eu l’intuition d’un sacré ambivalent, où le pur et l’impur se mêlent, le saint et le souillé, et qui s’opposerait radicalement à la sphère des conduites profanes, ordonnées et ordinaires. En revanche, le christianisme n’aurait associé que le saint à Dieu, aurait refoulé l’impur et l’aurait rejeté du côté du profane. Pour Bataille, ce n’est pas le christianisme qui a maudit l’érotisme (entendons la sexualité humaine, consciente d’elle‑même) ; les religions archaïques ont toutes, d’une façon ou d’une autre, éprouvé un sentiment de terreur et de fascination face à l’une des manifestations du « numineux » : mysterium tremendum et fascinans pour reprendre les termes de R. Otto. Le christianisme a fait perdre de vue la sacralité de l’impur et oublier l’aura sacrée de l’érotisme en le cantonnant à la sphère profane.

11Dès lors, il ne faudrait prendre le texte de Ma mère ni comme un champ de métaphores surréalistes, ni comme un jeu d’antithèses destiné à suggérer l’indicible, ni comme une façon de déranger le sens des mots par le recours à l’illogisme ; il faudrait prendre le texte dans son sens littéral :

La vieillesse renouvelle la terreur à l’infini. Elle ramène l’être sans finir au commencement. Le commencement qu’au bord de la tombe j’entrevois est le porc qu’en moi la mort ni l’insulte ne peuvent tuer. La terreur au bord de la tombe est divine et je m’enfonce dans la terreur dont je suis l’enfant17.

12La vieillesse rapproche le sujet de la naissance car mort et naissance ne font qu’un. C’est la sphère du sacré dont l’être se sépare à la naissance, la continuité originelle, l’immanente intimité de la nature, le mouvement torrentiel de la vie qui dépense les individus, les fait naître et mourir indéfiniment. L’érotisme nous donne par la petite mort une intuition de cette continuité originelle : « carrefour de la mort et de la naissance18 ». L’espace d’un instant, la jouissance nous libère de nos limites individualisantes, nous rend « souverains », capables de vivre à hauteur de mort et, tout comme les animaux (comme un porc, comme une chienne ou une louve), nous revenons à l’aveugle inconscience de l’être immergé dans l’immanence. Si Pierre dit être l’enfant de cette fange de laquelle le moi se sépare et à laquelle il finit par retourner, cela permet d’affirmer que « ma mère » est aussi « ma mer » et « ma mort ». À la fois la plus pure et la plus impure, elle signifie et incarne le sacré. Si dans les autres récits de Bataille, la femme est toujours présentée comme la voie par laquelle le sujet peut s’abîmer dans le tout, dans cette entité qui le dépasse, qui le fascine et qui l’effraie car elle le tue, Ma mère atteint un sommet car c’est ici qu’est évoquée l’union parfaite de l’origine et de la fin.

13De là s’expliquent ces étranges glissements de sens qui parcourent le texte, opposant tantôt Dieu au péché, tantôt les confondant. C’est que Bataille donne le même nom « Dieu » à ce que le mystique chrétien et le débauché recherchent, la sortie de soi, l’extase. De là s’explique encore l’étrange façon dont Pierre décrit l’amour qui les unit, sa mère et lui. Au‑delà du tassement profane et médiocre de « ce que font les amants19 », leur amour relève de l’adoration, il est sacré car il est impersonnel20, fidèle à l’esprit de fureur joyeuse et terrible qui annule toutes les identités, à l’orgie des bois où elle a conçu son fils, bacchanale qui démembre et défigure.« Il y avait en elle et pour moi un amour semblable à celui qu’au dire des mystiques, Dieu réserve à la créature, un amour appelant à la violence21 » : la mère ne peut réaliser son désir ultime et souverain qu’en détruisant celui qu’elle a créé, « le fruit de ses entrailles22 », en reprenant celui qu’elle a séparé de sa chair.

14La critique génétique, quant à elle, a apporté de très précieuses informations et considérablement infléchi la façon dont nous abordons Ma mère aujourd’hui. Les notes de GillesPhilippe23 fournissent tous les détails de l’extrême complexité de ce texte stratifié, réécrit et recomposé plusieurs fois. On sait aujourd’hui que Bataille a pensé d’abord assaisonner son récit de passages poivrés. Il a finalement effacé les obscénités, celles du vocabulaire et celles des descriptions. Il a également hésité à faire mourir Hélène après ou avant que l’inceste ne soit consommé, d’où les indications contradictoires du texte. G. Philippe tend à rejeter l’hypothèse d’une autocensure. Nous irons dans son sens car dans bien d’autres récits, l’écrivain n’a jamais reculé devant les descriptions les plus crues. Du reste, tout laisse à croire que, s’il avait publié ce manuscrit, il l’aurait fait une nouvelle fois sous le pseudonyme de Pierre Angélique, tout comme pour la dernière version de Madame Edwarda. Pour hasarder une hypothèse personnelle, nous dirons que Bataille était sans doute inquiet de ce qu’on se méprenne sur le sens de la transgression qu’il voulait représenter. Non pas transgression d’un tabou moral ni même d’un interdit civilisateur, l’inceste représentait peut‑être à ses yeux l’occasion de penser le retour à l’immanence sacrée, c’est‑à‑dire la transgression des interdits qui fondent l’intégrité du sujet comme conscience de soi. Comment représenter Hélène au paroxysme de la souveraineté, comment lui permettre de se dissoudre définitivement dans le sacré vers lequel elle avait voulu entraîner son fils ?

15L’article de Koichiro Hamano24 représente, à cet égard, une étape décisive dans l’interprétation de ce roman. Ainsi qu’il le démontre à partir d’une comparaison des manuscrits, la mort répondrait seule au mouvement de sacralisation d’Hélène. Ce n’est qu’en mourant qu’elle peut éviter de « retomber » dans le profane, de retourner à la normale et à la banalité des rapports entre individus après l’instant paroxystique de l’extase : « le mal n’était pas de [s’adonner au libertinage], mais de bien vouloir y survivre25 ».

16Il est à présent possible d’élucider l’un des aspects qui a intrigué les critiques, c’est‑à‑dire la structure du récit. Si le mouvement initiatique a toujours été bien repéré dans la première partie du roman (jusqu’au départ d’Hélène), on a en revanche beaucoup moins développé comment la deuxième partie, l’interminable orgie de Pierre et de Hansi, s’inscrivait dans l’économie de ce roman de formation. Si le narrateur insiste sur l’opposition des deux parties comme celle de deux « royaumes », d’un côté la violence, de l’autre la tendresse, il ne s’agit pas uniquement de fabriquer des contrastes. Pour Hélène, qui continue à tout contrôler à distance par lettres interposées, il s’agit surtout de poursuivre son enseignement. Nous pensons que trois étapes principales peuvent être distinguées au cours de l’initiation. Tout commence lors du dîner de Vannes (le nom de la ville est révélateur, il fait écho à l’ouverture des fenêtres, à l’inondation de l’intérieur domestique par l’orage furieux du « dehors »). C’est à partir de cet épisode que la morale apprise, celle des prêtres et des « excellentes gens26 » vole en éclats. À partir de cet instant, Pierre sera torturé par la révélation de la nature réelle de l’amour qu’il voue à sa mère. Loin d’être innocent comme tout l’encourageait à le croire, son amour est un désir aussi charnel qu’hypocrite.

17Suit une deuxième phase, à partir de la découverte des photos obscènes, où le décalage entre la voix du narrateur et les pensées de Pierre à dix‑sept ans permet de mettre en valeur les affres d’une conscience en butte à des désirs qui lui répugnent, cherchant à faire des arrangements avec son sentiment de culpabilité. Ayant appris que sa mère se livrait depuis toujours au vice, la mauvaise foi de Pierre cherche encore à protéger la pureté de l’image maternelle en l’imaginant en victime. Mais le motif récurrent du rire « graveleux » d’Hélène est le signal d’un hiatus entre cette image et la réalité. « Le système que j’avais construit, dans lequel je me réfugiais, s’effondrait. » Hélène veut que son fils l’adore, mais que cette adoration se conjugue avec le dégoût. Seule une profonde ambivalence des sentiments sera à la hauteur de son exigence.

18La troisième phase consistera à faire connaître à Pierre la volupté. C’est un tranquille bonheur qui peut s’assouvir sans obstacles. Ni les nécessités matérielles, encore moins les contraintes morales ne peuvent entraver la recherche éperdue d’une satisfaction de tous les désirs des deux jeunes gens. Mais ce que montre le texte par la distribution des rôles des personnages, c’est qu’Hélène donne Réa et Hansi à Pierre pour autant qu’elle les méprise. Des prolepses nous mettent en garde, Réa se fera carmélite après la mort d’Hélène ; dans l’espoir de trouver la rédemption, elle retournera lâchement à la morale des prêtres. Quant à Hansi, qui se dit terrifiée par Hélène, qui refuse de songer au vertige de possibilités qu’ouvre le vice, elle se retranchera derrière des plaisirs qui ne corrompent pas et finira, nous dit‑on, mariée à un homme honnête, se livrant honnêtement à l’adultère. Le personnage de Loulou, en revanche, représente la possibilité de la perversion, l’exploration du mal, vice pur devant lequel Hansi recule. En l’absence d’Hélène, ce personnage maintient Pierre dans un état de « soif », il éveille en lui le désir d’un « autre monde », d’un monde dangereux et porteur de mort, un monde qui ne saurait se satisfaire de la recherche effrénée des plaisirs. Une fois le néophyte parfaitement prêt, revenu de l’usure du simple libertinage, Hélène pourra revenir et conclure en franchissant la limite ultime.


***

19Si le libertinage est venu à bout de la morale conventionnelle, il fallait ensuite se libérer du libertinage, le dépasser vers une hypermorale. Bataille religieux ? Mystique dionysiaque, païen alors. Son extase est une « fête des bois ». D’après ses contempteurs, Bataille a échoué à se libérer du christianisme. À vouloir le mal, il n’aurait fait que réaffirmer le bien comme norme. C’est le raisonnement de Sartre27, celui de Deleuze28, c’est aussi celui d’Étiemble qui écrivait :

dans le monde judéo‑chrétien, beaucoup des érotomanes les plus obstinés ont accepté les valeurs dominantes, et trouvé dans la transgression, voire la souillure, le meilleur ou le seul élément du plaisir charnel. Si pathétique que soit l’érotisme de Georges Bataille, qu’y admirer, quand on l’admire, qu’un christianisme inverti, perverti29 ?

20Il est certain que dans un contexte où l’on prônait la jouissance sans entraves, où l’on tenait le religieux pour responsable de l’oppression de la sexualité, ce roman a pu sembler anachronique et beaucoup ont alors jugé Bataille réactionnaire. L’auteur est toujours resté fermement attaché à l’idée d’une dialectique nécessaire entre le désir et les interdits, encore aurait‑il fallu s’entendre sur la nature de ces interdits. Ayant pressenti la valeur subversive de cette œuvre, Sollers est parvenu à sa façon à inscrire Bataille dans un agencement où la transgression du langage lui permettait de défendre les innovations qu’il entendait lui‑même apporter à la critique. De même Kristeva, de même Derrida, de même Foucault, chacun dans son domaine. Tout est parti d’un malentendu, certes, mais de l’un de ces malentendus de l’histoire dont les petits n’ont pas encore cessé de grandir.