Un moment décadent
1Arrive entre nos mains un « précieux échantillon de la littérature de décadence », selon la quatrième de couverture. Encore un…, soupireront les esprits chagrins. Objet d’un défrichage intensif depuis plusieurs décennies, la fin du XIXe siècle, qu’elle soit « fin-de-siècle » ou « fin du globe » comme dirait Dorian Gray, n’est plus vraiment une période à la mode... Alors ? Qu’apporte de nouveau cette réédition d’un roman de 1891, dont la vocation clairement affirmée est de nous faire découvrir « une œuvre à part entière qui, négligée par la postérité, n’en est pas moins digne de notre intérêt » ? Cette œuvre a-t-elle été négligée par la postérité ? Oui. Est-elle digne de notre intérêt ? Aussi. C’est ce que nous allons expliciter dans les lignes qui suivent.
2La réédition des aventures de Mauchat, « vrai fils de Caïn »1, vrai meurtrier, et de son compère Malone, « sujet irlandais »2, meurtrier symbolique, participe d’une recrudescence de publications sur le thème caïnique que l’on a pu remarquer ces derniers temps. Parmi les développements les plus récents de cet élan, on signalera l’article de Véronique Léonard dans Mythes de la décadence en 2001, relatif au roman auquel nous consacrons ces lignes, et cette année (2004), L’Ange et la bête. Caïn et Abel dans la littérature, par Cécile Hussherr.
3L’attention du lecteur reste éveillée tout au long des seize chapitres malgré une « esthétique de la platitude » particulièrement sensible dans le roman. Plusieurs commentateurs de la fin du XIXe siècle ont d’ailleurs émis l’idée de réduire A l’écart à une nouvelle3, reprochant aux auteurs quelques plates digressions. L’intrigue se prêterait en effet à un traitement plus incisif : le narrateur et protagoniste principal, Mauchat, commet un meurtre inexpliqué à Paris. Dans sa fuite physique et psychique, il trouve refuge à Tunis, où il rencontre son double, Malone. S’ensuivent grande amitié, vie en commun, troubles hallucinatoires, peur de la folie, et enfin, séparation. Malone se suicidera. Mauchat, qui a « mangé du fruit de l’arbre de la science »4, trouvera la paix en pratiquant une herborisation qui fleurerait presque bon le Jean-Jacques aux Charmettes… La botanique s’allie au darwinisme pour une ultime métaphore : « J’avais été une herbe plus vivace que l’autre, voilà tout »5, conclut Mauchat l’assassin. L’autre, c’est la victime du meurtre initial, l’Abel présumé. Mais le récit offre peu de prise, en cette période que Vallette qualifie de « transitoire »6, à la jalousie de l’exclu, ce mal qu’un poète décrira en 1907 comme les « morsures dont saignait le cœur de Caïn »7. A l’écart constitue une étape privilégiée dans l’histoire du mythe génésiaque : du révolté tel qu’il apparaissait chez Baudelaire, la décadence élabore le topos de l’écrivain épuisé en manque d’inspiration. Mais l’artiste dépasse ce tarissement par l’acte même de narrer cette impuissance créatrice. Mais si Mauchat demeure le réprouvé, « le Solitaire »8, une figure marginale telle que les aime la décadence, il ne commet pas d’acte fondateur. En effet, « le temps n’est pas encore venu où la fécondité du meurtre caïnique sera affirmée sans ambages »9, analyse Véronique Léonard.
4L’appareil critique de Sophie Spandonis (présentation, notes et dossier) guide pertinemment le lecteur parmi les lubies décadentes et permet de saisir l’économie du roman avec acuité. Introduction d’une vingtaine de pages, la présentation pose l’horizon d’attente de l’œuvre en une étude qui se veut essentiellement générique et au cours de laquelle l’auteur passe en revue les enjeux romanesques explicites et implicites de cet ouvrage publié en 1891. A l’écart est « à la fois un roman criminel, un roman psychologique, un roman exotique »10. S’il se trouve bien à un carrefour d’influences, il est avant tout un roman de la clôture sur soi, un « roman de la chose », nouveau genre hybride. La chose, c’est le meurtre commis in medias res par Mauchat, crime sans justification, en des lieux huysmansiens, près de la place Saint-Sulpice, à l’écart des regards. Dans le paradigme du rebours, il s’agit alors d’être en marge.
5Des notes judicieuses accompagnent le texte, soulignant ici un néologisme ou un tour argotique, précisant là un point d’histoire des idées. Nous ne « débagoulerons »11 donc pas plus sur les « albescences »12 de la presqu’île de Bou-Saïd que sur les commentaires adéquats de Sophie Spandonis, notamment sur la physiognomonie, le discours hygiéniste, les états de la conscience ou la philosophie schopenhauerienne, notions qui nourrissent l’univers référentiel d’A l’écart.
6Le dossier présente en annexe un choix d’articles qui forment un panorama de la réception critique d’A l’écart et un choix de textes de Vallette. A notre grand regret, pas de Minhar, collaborateur du Mercure de France, et qui, étant l’inconnu du tandem, était donc le plus attendu. Toutefois, la bibliographie offre quelques pistes pour rencontrer ce littérateur qui n’était pas connu de ses contemporains. Considérant l’auteur bicéphale de ce roman « de la vie grise »13, nous aurions apprécié un développement plus approfondi sur la problématique de l’écriture en collaboration, entre celui qui semble n’avoir « jamais osé »14 la création solitaire et l’époux de Rachilde. Comme le déclare Jules Renard dans le Mercure de France, « [il] serait malaisé de fixer nettement la part de chacun. »15
7La deuxième section de la bibliographie, consacrée au roman et au contexte de production est particulièrement bien venue. Quant à la troisième section, elle offre un choix utile de classiques sur la période, y compris des ouvrages plus récents d’excellente qualité.