Au carrefour de la sociologie, de la philosophie & de la poétique
1Salué par Christian Delacampagne dans Le Monde des Livres comme « une bonne nouvelle, qui nous permet d’entrevoir les contours d’un territoire intellectuel auquel la plupart des sociologues français (à commencer par les disciples de Bourdieu) restent étrangement indifférents », le livre du sociologue allemand Hans Joas décrit un champ de concepts et d’opérations et raconte une histoire qui devraient intéresser bien au‑delà de sa spécialité, et qui touchent notamment jusqu’à la théorie de la littérature.
La sociologie telle qu’en elle-même
2Certes, à bien des égards, on pourrait s’étonner qu’une théorie générale de l’action se forme dans le sein de la sociologie. Pourtant, avec sa réflexion sur « la créativité de l’agir », H. Joas vient d’en proposer une, dans la pensée de dépasser les oppositions conceptuelles qui divisent la sociologie en l’ouvrant aux « différentes approches extra-sociologiques d’une théorie de la créativité de l’agir » (p. 155). Sur le fond de l’histoire de sa discipline et renouvelant cette histoire par l’analyse du mouvement de la philosophie et des sciences de l’homme examiné sur plus d’un siècle, H. Joas ne se contente pas de présenter une synthèse impressionnante de recherches qui couvrent le champ de la question, tout au moins dans les domaines anglo-saxon et allemand : il propose de manière convaincante une vision nouvelle et complète de l’action telle qu’on peut l’envisager dans la philosophie et dans les sciences de l’homme.
3On aura compris par là que ce livre n’intéresse pas de manière immédiate la théorie de la littérature. Et pourtant il lui apporte des questions et des suggestions importantes. Pour les dégager, je devrai évoquer d’abord l’inspiration de sa démarche.
4La pensée de H. Joas est celle d’un sociologue qui refuse l’enclavement de sa discipline et aussi l’idée simpliste que trop souvent on en a ou qu’elle a elle-même trop accréditée. Pour lui, la société n’est pas le lieu où s’exercent certaines déterminations unilatérales et parfois des plus frustes, qu’elles soient causales ou d’ordre téléologique, qu’elles relèvent de l’utilitarisme ou de l’application des normes de la moralité. Pour lever ces fausses et pesantes évidences, qui n’étaient pas forcément celles des fondateurs ni des meilleurs auteurs de la discipline, et pour résoudre en un modèle nouveau les apories dans lesquelles « les deux modèles dominants de l’action rationnelle et de l’action à visée normative » (p. 14) l’avaient engagée, H. Joas porte l’attention sur un fait à ses yeux fondamental : la société est le lieu des actions humaines. De toutes dimensions et de toutes portées, mettant en œuvre la psychologie, le sens des valeurs, les interactions entre les sujets individuels et les groupes humains, et sollicitant toutes les disciplines qui ont trait à l’homme, ces actions structurent la société. Si l’agir humain ne peut se rapporter à des déterminations unilatérales posées comme des causes ou comme des fins, les unes et les autres articulées de manière simple, c’est que cet agir est créatif. Ici parlent les influences de Herder et de Marx, de Schopenhauer et de Nietzsche, telles que H. Joas les repère dans les temps où les principes de la science sociologique se formaient et telles qu’il s’y prête lui‑même de manière raisonnée, telles aussi qu’il les voit à l’oeuvre, diversement, chez Durkheim lui‑même, ou par la suite chez Max Weber, Parsons, Peirce, William James, George Herbert Mead, et surtout chez John Dewey.
5Ainsi, comme le montre Michel Wieviorka dans Le Monde des Débats, H. Joas joue‑t‑il, avec son collègue Axel Honneth, « un rôle décisif dans ce qui est le phénomène intellectuel majeur des sciences sociales, à l’échelle internationale : le retour du sujet ».
6H. Joas, en effet, veut considérer le mouvement de l’action en son caractère créatif : en société, les sujets agissent, des sujets se lient à d’autres sujets en produisant cette sorte de rupture inaugurale qu’est la décision, en élaborant la continuation non préméditée ni déductible d’une suite à mesure corrigée d’intentions, de projets et d’actes, en formulant ainsi des normes nouvelles, en un mot en créant des objets, des effets, des valeurs. Engagée dans des situations, l’action n’est jamais déterminée par elles ; poursuivant des buts et des valeurs, elle n’est pas présupposée par eux ; échappant aux logiques préformées, elle déploie son propre logos. Pour appliquer à sa pensée ce qu’il écrit à un moment à propos de Herder (p. 88) : « La raison humaine n’est pas conçue ici comme une faculté séparée, qui dominerait les sens, mais comme un mode de relation spécifique de l’homme avec lui-même et avec le monde. »
7En dépassant d’un côté les modélisations rationnelles, qui s’accomplissent actuellement dans la théorie des jeux ou dans la mathématisation de l’économie, et de l’autre côté les descriptions immédiatement rapportables à des intérêts ou à des normes identifiables, en situant donc la détermination et la réalité ultimes de tout agir dans sa capacité à créer, H. Joas place très haut la difficulté de la pensée sociologique : dans l’obligation de penser le caractère irréductible de cet agir, c’est-à-dire de constituer son mode spécial de rationalité.
« Situation - corporéité - socialité »
8Ce n’est pas ici le lieu de rendre compte de cette pensée dans tous les développements de ses arguments et de ses perspectives. Mais, dans le mouvement du livre, il se trouve un chapitre important sur la question du corps, qui intéresse au premier chef la théorie de la littérature.
9Discutant les dichotomies cartésiennes entre l’esprit et le corps, entre le moi et le monde, en tant qu’elles dissocient la connaissance de l’action, H. Joas trouve déjà dans le concept schopenhauérien de volonté le moyen de rompre avec les dualismes :
Pour Schopenhauer, c’est dans notre corporéité, et plus précisément dans la capacité à mouvoir notre corps, que nous faisons l’expérience élémentaire de la volonté. Car notre corps se distingue, dans l’expérience que nous en faisons, de toutes les autres choses du monde. (p. 128)
10Et, plus loin :
Certes, le corps est une chose parmi d’autres dans le monde, mais en même temps, en tant que corps propre, il diffère radicalement de toutes les autres choses. (p. 186)
11Voilà des propositions qui pourraient jeter une vive lumière par exemple sur les premières pages d’À la recherche du temps perdu, sur l’avènement qu’elles racontent du sujet proustien aux choses et à lui-même par les actions de son corps, sur la distinction inaugurale qu’il pose ainsi entre elles et lui, sur le sens que prend cet épisode à cette place dans l’œuvre, et, au‑delà, sur le caractère pragmatique, dans tous les sens du terme, de l’écriture proustienne.
12De manière plus générale pour la philosophie et pour la littérature, ces propositions assignent au sujet humain le statut double, ambigu et ambivalent, de chose parmi les choses et de chose transcendant les choses. Ainsi se décrit « la situation fondamentalement ouverte, incertaine et risquée du sujet agissant » (p. 66). C’est dans l’action que le sujet humain rencontre ce que j’ai appelé ailleurs la réalité du réel, c’est‑à‑dire l’altérité rigoureuse de la réalité extérieure ; c’est dans l’action, ou dans des actions incessamment renouvelées, que ce sujet affirme et réaffirme, produit et représente, contre la réalité des choses, son mode, à lui, d’être réel. Parmi toutes ces actions, qu’il faut, comme H. Joas en ce qui concerne les faits sociaux, traiter effectivement comme telles, c’est‑à‑dire en considérant « la créativité de l’agir », les œuvres de l’écriture seraient alors ces actes que la décision productive des écrivains oppose, de manière inconditionnée, non déterminée a priori et non finalisée, à la réalité des choses. Comme l’écrit H. Joas dans une intention beaucoup plus générale :
On ne dépassera le schéma de la fin et des moyens [j’ajouterais pour ma part : et tous les schémas positivistes de l’analyse littéraire] qu’en mettant en évidence [...] le rapport de médiation pratique entre l’homme comme organisme et les situations dans lesquelles il se trouve pris. (p. 168)
La littérature comme agir créatif
13Allons un peu plus loin, mais en nous écartant notablement de la position de H. Joas, ou plutôt en la développant dans un sens un peu différent du sien. Celui-ci poursuit en effet :
[Notre monde] se divise en réalités accessibles et inaccessibles, familières et étrangères, maîtrisables et non maîtrisables, disponibles et indisponibles. Notre perception du monde intègre ainsi des attentes d’ordre pratique ; lorsque ces attentes sont déçues, alors une partie du monde nous apparaît soudain comme inaccessible et étrangère, non maîtrisable et indisponible, et nous la reléguons effectivement au rang d’un vis‑à‑vis purement objectal. (p. 169)
14Or ce que nous enseigne l’expérience de la littérature quand elle va à ses limites comme chez Kafka, chez Flaubert, chez Proust ou chez Nerval, et ce qu’elle nous apprend alors de notre présence au monde, ce serait plutôt une vérité plus traumatisante : la réalité du réel, c’est ce qui, dans l’ordre pratique justement, se dérobe activement à notre prise ou, si l’on veut, c’est ce qui se dérobe radicalement à notre réflexion et à notre pensée, dans la mesure où celles-ci se forment à l’occasion de telle action. Le projet et le problème de la littérature, c’est de tracer les cheminements d’une raison pratique là où aucun acte et même aucun événement ne peut se déduire ou se présumer à partir d’un autre.
15De manière plus générale, la réalité se présente à l’action de la littérature comme une totalité indivisible ou même, si l’on préfère, pour elle le trait unique de ce qui est réel, c’est justement qu’il est inaccessible et étranger, non maîtrisable et indisponible : la littérature consiste à poser des actes là où tout autre mode d’action serait d’avance découragé.
16Pour apprendre cette vérité, il faut en effet passer par l’expérience irremplaçable de l’action et, pour la comprendre comme pour comprendre la vérité particulière de la littérature, il faut s’attacher à la théorie également irremplaçable de l’action. Mais aussitôt il faut affirmer que la littérature ne produit pas des actions semblables à celles que l’on conduit en société, ou dans l’économie, ou dans la guerre, ou dans la vie morale.
17La pensée qui anime la littérature ne divise pas la réalité entre ce qui, à l’épreuve de l’acte, dépendrait de nous et ce qui n’en dépend pas, car elle ne s’établit pas dans le possible, celui‑ci fût‑il traité avec la délicatesse dialectique de H. Joas. Elle n’en relègue donc jamais quelque partie dans un « objectal » dont elle pourrait se désintéresser : au contraire, ce que sa propre action suppose et par là dévoile, et ce qui la détermine, c’est le fait que la réalité lui oppose, indifféremment et massivement, cette espèce d’activité indifférente et hostile que le sociologue commente pourtant si justement, à la suite de Mead :
Pour Mead, la coopération de la main et de l’œil ne constitue des « choses », des objets permanents, que lorsque nous imputons à l’objet une intériorité substantielle, d’où provient la résistance qu’il nous oppose dans notre commerce avec lui. Par cette « intériorité », nous n’entendons pas quelque chose qui se trouverait à l’intérieur, sous la surface de l’objet, mais un caractère actif, résistant, situé au sein même de la chose. Dans nos rapports pratiques, nous attribuons aux objets une intériorité, c’est‑à‑dire un pouvoir de résistance inscrit en eux‑mêmes, indépendamment de nous. (p. 193)
18En somme, l’esprit de la littérature, éclairé par la réflexion de Mead et par celle de H. Joas, consisterait à étendre cette supposition à toute la réalité : pour elle, ce n’est pas exactement ou pas seulement que « Yvetot vaut Constantinople », c’est que son entreprise ne se pense et ne se réalise que comme un projet général, absolument inconditionnel et en quelque sorte désespéré, projet consistant à opposer à l’activité indifféremment et indéfiniment créatrice de la réalité ses propres actions indéfiniment renouvelées. Ainsi la littérature ne « communiquerait » pas, elle n’exprimerait pas non plus une intériorité spirituelle ou autre, ni des valeurs affirmées a priori : tout au plus poserait‑elle une protestation transcendantale. Mais si toute action vise à l’accomplissement de son succès et vit au moins de l’espoir, alors les œuvres littéraires excèdent la sphère de l’action en ce qu’elles visent la totalité du réel et en ce qu’elles fondent leur dynamisme créatif sur la présomption du caractère irréductible de cette réalité.
19En d’autres termes, plutôt qu’un mode de l’agir créatif et en particulier de l’agir social, la littérature pourrait bien être une espèce de métaphore, mais extrémiste, de cet agir.
La métaphore d’après Joas
20Or précisément, et c’est encore par là que sa position intéresse la théorie littéraire, mais sous un autre point de vue, H. Joas excelle à montrer comment les inspirateurs ou les initiateurs des sciences sociales ont dû recourir à des métaphores de la créativité.
21Là où l’on dirait communément que l’expression ou la révolution sont des formes ou des espèces de l’action, H. Joas affirme : ces termes et ces idées sont des métaphores de l’agir humain. Même s’il ne tire pas toutes les conséquences de cette position audacieuse, il entend par là manifester l’opération même de la pensée en présence de l’agir, une opération poétique, qui interpréterait l’action comme invention et qui figurerait cette invention comme, par exemple, l’expression de soi-même ou la transformation instantanée de ce qui est en ce qui doit être.
22En effet, dirons-nous en prolongeant son intuition, la pensée spéculative relève des liens rationnels qu’elle suppose déjà institués dans le monde réel ; elle classe les choses, les êtres et les événements ou bien elle met au jour des relations supposées existantes entre eux, comme le lien de causalité. Mais, dans la métaphore, la rationalité, une certaine rationalité, est décidée et assumée par l’esprit pour son propre compte : elle n’attend rien des choses elles-mêmes ; elle appartient aux initiatives de la pensée ; elle est joueuse et créatrice ; elle se produit au sein de la langue ; elle exerce le libre arbitre de l’homme à l’égard de la réalité.
Les métaphores de l’agir humain
23H. Joas distingue d’abord deux groupes de ces métaphores, développées dans la période qui s’étend de 1750 à 1850, et auxquelles il assigne principalement deux noms, celui de Herder pour la métaphore de l’expression et celui de Marx pour celles de la production, du travail et de la révolution.
24Pour penser l’action en société comme une création non conditionnée, ces précurseurs ont dû la représenter sous des images dont chacune
traduit une tentative pour ancrer la créativité humaine dans l’un au moins des trois modes du rapport au monde. L’idée d’expression décrit la créativité relativement, avant tout, au monde subjectif de celui qui agit. L’idée de production rapporte la créativité au monde objectif, au monde des objets matériels, comme condition et moyen de l’action. L’idée de révolution, enfin, suppose la possibilité d’une créativité humaine appliquée au monde social [...]. » (p. 79‑80)
25Chez Herder, l’inventivité de l’action se décrit à travers la spontanéité géniale d’une expressivité qui, à la limite, n’exprime rien d’autre qu’elle-même et que son propre développement ; chez Marx, la même idée emprunte des voies également suggestives : le travail est le mode non prédictif de la production humaine des choses et de l’humanité, et « l’agir révolutionnaire est avant tout un agir-dans-la-liberté ; il peut désigner aussi bien l’acte d’instauration d’une telle liberté, que l’acte accompli dans les conditions de liberté ainsi instaurées » (p. 125).
26Bref, « depuis le milieu du xviiie siècle, l’idée des possibilités créatrices attachées à l’agir humain a [...] engagé la pensée dans des voies nouvelles et décisives » (p. 79), mais le concept de cette intuition aurait été si difficile à envisager, à constituer et à unifier que ces penseurs l’auraient développée sous des formes métaphoriques.
27Ainsi d’une certaine manière, d’abord difficile à accepter, Marx aurait‑il fait la théorie du travail et celle de la révolution à défaut de développer une réflexion entièrement unifiée et rigoureuse des relations sociales : s’il y a chez lui au moins deux métaphores de l’agir et si en effet elles s’articulent difficilement entre elles, ce serait à défaut d’une conceptualisation qui subsumerait les deux aspects de la réalité sociale sous la seule notion claire et compréhensive de l’agir humain.
Métaphore du travail, travail de la métaphore
28Quoi qu’il en soit, il faut saluer cette interprétation qui procure déjà au moins deux ouvertures : d’une part, sur la difficulté qu’il y a, dès qu’on veut dépasser les positivismes et les normativités, à penser l’agir humain autrement que par des images et, d’autre part, sur le champ que cette interprétation ouvre à toute pensée de l’action qui voudrait se présenter comme une poétique.
29En effet, et sans doute dans la mesure où pour lui la métaphore est une pensée parcellaire et formée au défaut d’un concept, H. Joas ne développe pas son intuition autant qu’on le souhaiterait. Car il ne se préoccupe pas vraiment de la nature poétique de ces images dans Herder, dans Marx et dans ceux qui s’en sont inspirés. Par exemple, en quoi exactement la production travailleuse est-elle une métaphore de l’action, et quelles conséquences ce fait emporte-t-il avec lui ?
30Esquissons certaines réponses à travers une sorte d’analyse de poétique qui tiendrait les images pour autre chose que des « essais tâtonnants » et que le produit d’une relative incapacité à penser.
31Le rapport entre les deux niveaux de l’agir et du travail est loin d’être évident et même il n’existe que par l’effort de l’image marxienne à constituer, de manière implicite et suggestive, et elle-même inventive, des liens jusque là non établis : de même qu’il y a dans l’expression (herdérienne) une invention de soi ou dans la conduite de la guerre à l’instar de la politique (selon Clausewitz...) une stratégie productrice d’événements et de sens, de même dans le travail l’homme produit de nouveaux objets qui, au sein de ce processus, lui opposent leur propre objectivité et le concrétisent ainsi lui-même.
32Mais observons que c’est le travail qui en est éclairé et non l’inverse, qu’il en acquiert une dignité inattendue et un sens entièrement nouveau : là où l’on voyait des opérations épuisantes, machinales et dépourvues de signification, voilà que Marx découvre une fonction dans l’humanité et dans son histoire.
33Ce qui peut troubler dans H. Joas, c’est donc non seulement l’idée de ces métaphores mais la direction dans laquelle il les fait travailler. Toute métaphore oriente le rapport de ses deux termes selon l’une des deux orientations possibles, mais, si la pensée de H. Joas travaille à l’inverse de celle que l’on peut présumer chez Marx, elle n’est pas forcément infidèle à la pensée marxienne.
34Pour H. Joas en effet, c’est l’agir social qui était et qui est encore à penser et c’est sous cette dynamique qu’il voit la métaphorisation marxienne. Celle‑ci opérerait une transposition et/ou une spécification, un processus de compréhension, portant du domaine plus général (trop général...) de l’action au domaine plus restreint de l’économie. Ce faisant, Marx rapporterait l’inventivité jugée plus abstraite et plus métaphysique de l’agir à celle présumée plus concrète et plus immédiate de la production des objets, cela sans ôter pourtant à cette dernière son caractère problématique.
35Car si la métaphore, selon la nature propre de sa logique, rapporte telle chose ou tel fait à telle ou tel autre pour faire connaître le premier terme par le second, le fait d’établir de telles rationalités laisse nécessairement une sorte de reste : la métaphore est contingente, allusive et équivoque ; le rapport qu’elle établit n’épuise ni la disproportion des choses entre elles et nous, ni celle qu’elles entretiennent entre elles.
36Rapportant une chose à une autre chose, on ne saurait donc réduire le caractère de réalité ni de l’une ni de l’autre ; simplement on poursuit une action pour ainsi dire stratégique, qui consiste à créer du sens, si peu et si précairement que ce soit, c’est‑à‑dire à constituer quelque ordre humain fragile là où il n’y en a pas. Comme si la réalité ne pouvait être connue, pensée (et opérée !) que par cette sorte de ruse qui agirait entre les choses et leur laisserait, ainsi qu’au sujet humain de l’opération, cette obscurité qui leur est, comme à lui, essentielle : car à quoi bon croire ou laisser croire que nous connaissons telle chose si au passage nous avons oublié ce qui est à connaître, à savoir son statut de chose, et la propre altérité de nous-mêmes ?
37Et, de fait, la métaphore marxienne de la production n’éluderait nullement la difficulté qu’il y a à rapporter l’un à l’autre ces deux niveaux de l’activité créatrice, ni l’intérêt cependant qu’il y aurait à penser ainsi l’agir par le travail, et inversement. On voit bien que le pouvoir propre de théorisation de la métaphore et le caractère de sa probabilité consistent ici, comme il convient à sa nature, dans le genre de rationalité qu’elle institue entre deux ordres de la réalité, et notamment dans le fait que ce rapport, qu’on le considère dans l’un ou dans l’autre sens affectable à sa dynamique, écarte par là toute tentation de réduction de l’un et l’autre objet (le pragmatique ou le politique au sens large, et l’économique) au statut d’une entité simple et connaissable en soi : car toute théorie qui couperait la production économique d’une conception générale de l’inventivité de l’agir ramènerait en effet l’économie au rang des réalités trop objectivement envisagées pour que la pensée et l’action, la pensée de l’action, puissent avoir sur elles la moindre prise effective en vue d’une transformation. D’avance l’homme marxien désavoue ainsi le caractère purement descriptif, abstrait et statique de l’homo œconomicus.
38D’autre part, H. Joas attire l’attention sur le pathos attaché à ce « langage imagé, indirect, néanmoins traversé d’accents enthousiastes » (p. 79). Mais il ne souligne pas combien justement ces traits constitutifs de la métaphore confèrent à la théorie marxienne du travail, mais aussi bien à la théorie de l’expression selon Herder, une puissance de suggestion et d’action : car il ne suffit pas de penser l’agir, il faut que cette pensée se développe elle-même de manière active et efficiente.
39On voit par là comment l’intuition de H. Joas selon laquelle la révolution chez Marx est une métaphore pourrait et devrait être développée. Comme métaphore et même comme mythe, le concept de la révolution reçoit en effet un pouvoir de rupture qu’en lui-même il n’aurait jamais, et l’écriture de Marx revêt ce caractère subversif que l’auteur du Manifeste et de La Lutte des classes en France voulait lui imprimer et qui consonne si justement avec « la créativité de l’agir ».
40Ainsi, par exemple, si H. Joas relève à juste titre, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, l’abondance et la force des métaphores célèbres empruntées au théâtre (p. 119), il ne va pas au‑delà de cette constatation qui pourrait pourtant lui ouvrir des perspectives sur les liens, chez Marx, entre la lutte des classes et la guerre (« le théâtre des opérations... »), sur le caractère dramatique de ces actions (l’incertitude, la péripétie), sur les accointances, les échanges et les retournements significatifs entre les genres du dramatique (la tragédie et la farce...), sur la notion ambivalente de l’histoire comme spectacle, sur l’humour de Marx : son inventivité détonnante, son allegro si reconnaissable et cette gaieté sarcastique, tous ces traits qui le rapprocheraient sans dommage du ton et du genre d’efficacité d’un Voltaire.
41Enfin, si H. Joas montre très bien comment les deux métaphores de la Révolution et de la production travailleuse s’articulent difficilement entre elles dans Marx, il ne considère pas vraiment que c’est précisément en raison de leur nature et de leur rationalité de métaphores.
42En effet, si la critique marxienne du travail aliéné dans le système de la production capitaliste repose bien sur l’idée et l’exigence de ce que serait authentiquement le travail (p. 102), l’une et l’autre se forment dans la logique qu’entretiennent, de manière allusive et en quelque sorte souterraine, les métaphores marxiennes, celle de Herder et l’idée générale de l’agir humain. Mais cette logique, qui travaillait la théorie de la production par celles de l’expression et de l’action, s’inverse bientôt et Marx est « conduit à assimiler la créativité de l’agir à ce mode d’agir particulier qu’est le travail productif » (p. 105).
43Pour ainsi dire, Marx perd le contrôle de sa métaphore : il renverse l’ordre des deux termes, il absolutise le terme du travail, il en fait le modèle réducteur de tout l’agir humain. En même temps, un autre sujet de la production vient prendre la place du travailleur et, par là, de la subjectivité humaine : c’est le capitalisme, qui apporte avec lui dans la métaphore l’idée, les évocations et les contre-valeurs de ses déterminismes et de ses fatalités :
Plus la construction théorique s’articule de manière cohérente sur le capitalisme, conçu comme un système se produisant et se reproduisant lui‑même, moins il paraît légitime d’attendre que les personnes réelles parviennent, par leur action, à transformer ou à abolir ce système — or c’est précisément cette attente que le texte marxien, dans son intention performative, veut susciter. (p. 108)
44Ainsi, indique H. Joas (p. 124), il faudra que, par la suite, Gramcsi, Arendt ou Castoriadis produisent tous leurs efforts (je dirais aussi : leurs propres métaphores, à répertorier et à travailler par la poétique) pour rétablir dans ses droits l’inventivité de l’agir humain et notamment de l’agir révolutionnaire, au prix de la correction, de l’abandon ou de la révocation plus ou moins explicites du modèle marxiste. Ici, H. Joas pourrait nous dire que les systèmes métaphoriques sont instables par nature, que cette dérive appartient à la poétique et à l’économie (à l’économie poétique) de l’écriture marxienne, et que celle-ci paie ainsi la contrepartie de la force suggestive de sa métaphore.
45Mais que gagnerions-nous donc par là dans la compréhension de Marx et dans la compréhension des sciences de l’homme et de la littérature ? Pourquoi pas ceci : Marx est un écrivain, qui s’offre nécessairement comme tel aux chances mais aussi aux risques et périls de l’écriture. Chez lui, c’est aussi l’allégresse inventive de la phrase qui dément la dérive déterministe de la métaphore et de la pensée ; et si celle-ci tombe dans certaines apories, c’est aussi comme Flaubert ou Mallarmé tombent dans les leurs.
46Dès lors l’écriture est une métaphore de l’agir créatif ; elle comporte ses propres lois de la création comme action, inventées chaque fois ; elle agit dans l’histoire ; elle porte ses enjeux dans les sciences de l’homme et jusque dans la philosophie.
L’art comme métaphore de l’agir humain
47Or justement, selon H. Joas, l’une des grandes métaphores de l’agir humain est celle de l’art.
48Ici la figure dominante est celle de John Dewey :
Il se dresse, avec des accents proprement polémiques, contre l’idée qu’une théorie esthétique doive trouver son point de départ dans les œuvres d’art achevées, telles qu’elles nous sont présentées dans les musées. [...] il veut, de façon encore plus radicale, dégager la dimension esthétique de toute expérience humaine. (p. 149)
49Dans cette perspective, on retrouve les deux directions de la métaphorisation, sans que, là encore, H. Joas développe la nature métaphorique de la relation. Selon la première, l’agir humain se trouve représenté, de manière privilégiée, dans l’activité artistique ; dans l’autre, l’art paraît absorber et réaliser finalement le tout de l’agir, à savoir le libre et entier exercice de sa créativité et sa propriété à donner un sens à chaque agir :
La spécificité de l’art, selon Dewey, tient à ce qu’il se donne explicitement pour but ce qui, dans les autres modes d’action, ne peut être qu’un produit dérivé, recherché de manière non intentionnelle ou seulement accessoire. Le caractère achevé et chargé de sens de l’expérience devient la fin directement visée dans la création artistique. (p. 151)
50Métaphore en action de l’agir humain en général et de manière plus accomplie que, par exemple, l’expression, la production et la révolution, métaphorisation aussi des expériences ordinaires de notre vie et offerte comme telle à nos appropriations, chaque œuvre serait en son moment, de production et de contemplation, le modèle compréhensif et concret d’une connaissance de cet agir mais aussi la concrétisation d’une aspiration « à une société dans laquelle les individus auraient la possibilité d’agir d’une façon sensée, c’est-à-dire de telle manière que tous les actes partiels soient traversés par la signification de l’acte global, et que l’action individuelle soit perçue comme partie d’un agir supra-individuel » (p. 150).
51Bien sûr, les œuvres de la littérature sont loin de présenter cette perfection et, au contraire, s’agissant des productions contemporaines, on pourrait être frappé par leur caractère délibéré d’incohérence et d’inachèvement. C’est déjà cette évidence qui arrêtait Ricœur à un moment décisif de sa théorie du récit:
Peut-être sommes-nous les témoins — et les artisans — d’une certaine mort, celle de l’art de conter, d’où procède celui de raconter sous toutes ses formes. Peut-être le roman est-il en train lui aussi de mourir en tant que narration1.
52Seul un acte de confiance en l’avenir du récit lui permettait de poursuivre.
53Néanmoins, l’idée de Dewey et de H. Joas pourrait nous inciter à considérer telle ou telle production de la littérature comme « non pas le tout d’une oeuvre parfaite, mais le tout d’une expérience complète » (p. 149). Changeant d’inspiration, la poétique abandonnerait déjà l’idée d’une perfection formelle de structure ou de fonctionnement pour celle d’une action qui ne relèverait plus que de son projet créatif, de sa loi immanente de développement, de la seule juridiction finale de cette loi. Nous ne sommes pas très loin du programme que Sartre s’était formulé à l’égard de Flaubert, à la différence que ce programme justement visait Flaubert et non pas Madame Bovary, et qu’il ne put être complètement rempli. Nous ne sommes pas loin non plus des travaux de la critique génétique, quand ils recherchent les traces d’une expérience humaine de l’écriture et de ses gestes.
« La vie » comme métaphore de l’agir
54Entre les trois métaphores qu’il groupe sous les noms de Marx et de Herder et celle de l’art selon Dewey, H. Joas intercale le mouvement connu en Allemagne et en France sous le nom de « philosophie de la vie » (Lebensphilosophie), auquel il attache principalement les noms de Schopenhauer, Nietzsche et Bergson. Toujours avec audace mais sans plus s’expliquer sur le fait et le fonctionnement de cette métaphore, il soutient que, dans cette perspective, « la vie » est encore une métaphore de la créativité de l’agir. Il en fait remonter les origines aux « diverses tentatives qui, depuis la Renaissance, tendent à retrouver dans la nature la marque du principe productif découvert dans la création esthétique » (p. 131).
55Ainsi, depuis longtemps, profitant de l’ambiguïté du terme de « la vie » et s’alimentant aux connotations étymologiques de la physis et de la natura, le mouvement d’une analogie portait la pensée de l’art au monde cette fois, et l’idée de l’agir humain se trouvait attribuée conjointement à l’intimité de chaque homme et à la réalité du cosmos, en tant que celle-ci fait naître, pâtir et agir toute chose, et l’homme. À l’égard de cette métaphore, H. Joas reste réservé :
Certes [elle] préserve, quoique de manière insatisfaisante, l’idée d’un fondement préréflexif de la création, ainsi qu’un sens individuel irréductible aux significations collectivement reçues ; mais, face à une sociologie classique qui de son côté réduit au minimum la part de la créativité dans l’action, la philosophie de la vie n’est parvenue à tirer de cette métaphore qu’une métaphysique de la créativité qui ne possède plus aucune racine dans l’action humaine. (p. 136)
56Ici encore on aimerait au moins esquisser une analyse de cette métaphore et louer l’intuition qui la déclare comme telle. Découvrir que la notion de la vie est en fait une métaphore, c’est entrer au cœur de la notion et de la philosophie de la vie, par le biais du vocable lui‑même et des enjeux qu’il porte dans la langue (dans les deux langues, allemande et française).
57Polysémique et ambigu, le terme emporte ici avec lui le thème décisif de l’agir de l’homme dans l’agir du monde, avec tout le pathos possible : les prétentions de la science en même temps que leur dénonciation ; le ton du lyrisme et de la tragédie ; une nuance de défi au monde et d’intimidation à l’égard du lecteur ; le mouvement ambivalent qui déporte la réflexion du problème d’une certaine obscurité aux arcanes d’un mystère. Le mot exprime la réalité du réel sous les représentations contradictoires de l’universalité et de l’intimité personnelle, de l’altérité et de la propriété, de l’inhumain et de l’humain ; mais aussi il explique cette fausse familiarité qui fait que nous nous accommodons le plus souvent de cette réalité et qu’il faut une écriture terroriste (Nietzsche, Rimbaud, Kafka...) pour nous révéler l’altérité de notre vie. En même temps, bien sûr et comme les autres, tout naturellement cette métaphore expose la pensée aux approximations, aux équivoques et aux dérives d’une activité mentale qui a pour principe et pour premier souci sa productivité et son expressivité propres.
58Pour ce qui regarde la littérature, le livre de H. Joas apporte presque exclusivement des suggestions théoriques et générales, à préciser, à développer et surtout à spécifier. Mais ces suggestions sont d’une très grande importance, car elles permettraient de situer les œuvres littéraires dans les actions que l’homme entretient comme être réel à l’encontre de la réalité. Les faits de la littérature seraient des actes ; la poétique serait une pragmatique, non pas de la communication mais de la créativité humaine.
59Si nous joignons ce qu’il apporte de son côté au mouvement de réflexion qui se développe actuellement au sein des sciences de l’homme dans le souci qu’elles ont de considérer elles‑mêmes leur écriture, nous pourrions dégager les propositions suivantes, modestes et provisoires :
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La réalité humaine, ici envisagée sous la perspective de la sociologie, ne se laisse pas penser, en général, de manière simple, objective et unilatérale. Elle appelle des conceptualisations qui respecteraient l’altérité très particulière qui est la sienne : comme toute réalité, elle est d’abord irréductible à la pensée conceptuelle ; comme l’altérité de l’humain à l’homme, elle propose le problème redoutable de la « disproportion de l’homme » à lui-même.
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Au défaut de ces conceptualisations, la raison de la poétique crée et développe les multiples constructions de son propre logos. Ainsi les sciences de l’homme sont-elles comme imprégnées du raisonnement poétique, qu’elles le reconnaissent ou non. Comme telles, leurs oeuvres relèvent des notions et des techniques d’analyse et de compréhension de la poétique, évidemment spécifiées selon le genre de ces œuvres.
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Inversement, la littérature « pense », et elle est à penser comme telle. La poétique à nouveau se spécifierait, comme celle des sciences de l’homme qui connaîtrait particulièrement de la littérature. Car elle s’adresserait à la littérature pour faire apparaître, dans ses grands traits (le mouvement de développement d’une œuvre, la constitution du point de vue suivant lequel ce mouvement se constitue...) comme dans le moindre (l’invention de telle image, de tel terme, de telle formule grammaticale...), les processus de la connaissance, des actes, des valeurs qu’elle développe de et dans l’humaine réalité.