Trois moments du roman
1Pietro Citati pratique une critique littéraire humaniste et lettrée, caractérisée par une hauteur de vue et une générosité de lecteur exceptionnelles. Surtout, il écrit sur la littérature dans une langue magnifique et il fait mentir l’adage selon lequel les critiques seraient toujours des écrivains ratés. Il met le même talent, le même désir, la même singularité d’auteur dans ses textes littéraires et dans les livres où il parle des autres, faisant entrer le lecteur dans le mouvement, la vie, les affects des œuvres. Sa Brève vie de Katherine Mansfield (Quai Voltaire), ou La Colombe poignardée (Gallimard), son essai sur Proust, son travail sur les mythes, offrent tous les surprises discrètes données par l’empathie et la longue accointance. Ses trois courts essais sur Dumas, Dostoïevski et Woolf, prononcés comme conférences à la Bibliothèque nationale de France, procurent le même plaisir, même si l’ouvrage n’a pas la dimension des livres précédemment cités. P. Citati ne cherche pas à rapprocher les trois écrivains, mais il s’arrête ici sur trois moments de l’histoire du roman, qui sont aussi des moments à lui, souvenirs de grandes lectures.
2Alexandre Dumas, et surtout Les Trois Mousquetaires, que l’auteur reconnaît avoir lu cinq fois, c’est le moment fulgurant, rapide où tout devient possible. Avec eux, « nous traversons sans les subir toutes les expériences du monde. » Alors que rien ne l’y prédisposait, Dumas s’est un jour emparé de l’Histoire et en a fait l’étonnant théâtre d’imagination que l’on sait. « Il aimait l’illimité, la totalité, l’énorme, les spatulées de couleur rapides et violentes, les fresques peintes avec fougue, l’espace d’une nuit. » Tout en conservant toujours le sens de la mesure, de la distance, qui explique qu’on le lise encore aujourd’hui.
3Dostoïevski ouvre à une autre forme d’illimité en plaçant le roman dans son moment crépusculaire et tragique, conjugué aux apocalypses qui se jouent dans les textes. Dans cet essai, P. Citati ancre une très forte analyse des personnages des Démons — Verkhovensky, Kirilov, Stravroguine (« Stavroguine est un monde, un univers, un concentré de la littérature universelle ») — sur une évocation saisissante du contexte biographique et psychologique dans lequel le roman a vu le jour : la frénésie du jeu, le choc devant le Christ au Sépulcre d’Holbein le Jeune, les crises d’épilepsie et la misère. Pour lui, c’est le plus grand livre de Dostoïevski, pour son architecture, sa légèreté initiale puis l’accélération incroyable de la suite, pour aboutir à la tragédie nue.
La lecture des Démons terminée, nous avons l’impression que notre expérience est encore incomplète : que nous ne comprendrons jamais ce livre ; et un long sillage d’inquiétude nous retient prisonniers.
4Avec Virginia Woolf, enfin, le roman entre dans son moment mouvant, qui fait passer le temps à travers lui. Puisant dans le manque insondable qui la définissait, Woolf a créé, avec Clarissa Dalloway et la Mrs Ramsay de La Promenade au phare, des personnages éparpillés « dans la liquidité aérienne de la vie », des personnages magnifiquement reliés à l’univers. « L’art est donc ce qui accomplit : il fait revenir le passé, ressuscite les morts, permet à la promenade au phare de se réaliser, et à toutes choses de trouver leur parfait achèvement. »
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5Par ces analyses, Pietro Citati retrouve le principe vivant d’une démarche créatrice, il impose une technique de dévoilement de l’acte créateur qui déplie le sens avec beaucoup de sûreté et d’élégance. On peut regretter que l’essai sur Dostoïevski, le plus puissant de tous, ne vienne pas clore le volume, mais la douceur et les yeux gris de Mrs Ramsay, sur lesquels le livre se suspend, rendent le texte à ses dimensions de profondeur et de modestie.