Acta fabula
ISSN 2115-8037

2000
Automne 2000 (volume 1, numéro 2)
titre article
Christine Montalbetti

Libres figures

Gérard Genette, Figures IV, Paris : Les Éditions du Seuil, coll. « Poétique », 1999, 368 p., EAN 9782020345446.

Le présent compte rendu a d’abord été publié dans le numéro de printemps de la revue Littérature. Nous remercions la rédaction de cette revue de nous avoir autorisé à le reproduire.

1Où trouve‑t‑on un voisin qui risque de se plaindre de la puissance de l’ampli d’un destinateur mélomane, ou une opposition entre fans des Beatles et fans des Rolling Stones érigée en « archétype » ? Réponse : dans le dernier livre de Gérard Genette, bien sûr. Figures IV s’ouvre sur un « exercice d’autodiction », attaché à rendre compte à la fois d’une « cohérence » et d’un « parcours », et situant son discours par rapport à la philosophie analytique (philosophie du langage et esthétique), à la linguistique structurale ou à la phénoménologie. Ce regard posé sur l’œuvre propre est l’occasion de réaffirmer le partage entre poétique et critique, de revenir sur les rapports entre poétique et histoire, et de recenser ses objets : la rhétorique, l’analyse du récit, la rêverie mimologique, les théories des genres, les modes et les régimes de littérarité, ou encore la secondarité, centrée sur le travail de l’imitation et de la transformation textuelles, ainsi que la clé de voûte du système, qui est la notion de transcendance. Transcendance du texte, d’abord, qui se manifeste dans les jeux de l’intertextualité, de la métatextualité, et, plus spécifiquement, de l’architextualité, de l’hypertextualité, et de la paratextualité comme lieu privilégié d’une pragmatique du texte ; transcendance de l’œuvre, dans un mouvement d’élargissement de la poétique vers l’esthétique. G. Genette rappelle que le terme de transcendance doit ici se comprendre non dans son acception métaphysique, mais comme le moyen de nommer le travail de relation (de toutes sortes de relations) entre les textes (entre les œuvres) ou entre le texte et son lecteur (entre l’œuvre et son récepteur). La catégorie propose en outre cette leçon : il existe d’autres différences que les différences littérales, ce dont atteste le paradigme bien connu de la fiction de Borgès sur « Pierre Ménard, auteur du Quichotte ».

2À cette ressaisie initiale de sa pensée, fait pendant l’éclatement de la structure (désormais) habituelle des volumes de « Figures », mais de sorte que cette fois le disparate de chaque élément se résorbe, chacun devenant pièce du puzzle dont le premier texte a déplié le motif, pièce que le lecteur peut ainsi replacer en pensée là où elle prend sens. On trouve ainsi, mêlés comme en le sachet d’un puzzle :

31) des éléments de poétique, avec leurs applications. La reprise des introductions aux Figures du discours de Fontanier ou à la Logique des genres littéraires de K. Hamburger permet de relire ces positions sur la rhétorique ou la question de la fiction sans faire basculer d’un doigt posé sur leur tranche supérieure les volumes concernés de sa bibliothèque. Soumis à ce que Michel Charles appelait une « rhétorique de la lecture », dans un geste qui renoue avec les Figures I et II, des textes de Stendhal (en réponse à l’énigme de l’« écrivain préféré », pourrait‑on faire la suggestion que scierie, montagnes, etc. = la Verrières du Rouge et le Noir ?), de Proust, mais aussi de Verlaine (qu’est‑ce qu’un recueil ?) ou de Du Bartas (comment dire le chaos qui est d’avant l’invention de la négation ?)

42) des compléments à l’esthétique, assortis d’applications plastiques. L’étude sur les « relations axiologiques » désigne sous cette catégorie la relation entre deux jugements de valeur. L’analyse de la logique intersubjective et de l’asymétrie entre jugement positif et jugement négatif, passant par une psychologie de l’amour-propre, montre comment toute modification apparente d’un jugement suppose une transformation de l’objet attentionnel. La Cour du maçon, occasion de pratiquer une écriture de l’ekphrasis, tire sa leçon de relativisme des mouvements du goût, tandis que le portrait de Zola par Manet permet de développer une sémiotique de la représentation à partir d’une typologie des modes d’apparition de tableau(x) dans le tableau

53) des exercices de récriture : « mixage » d’avant-textes ou de versions, qui produit des fictions génétiques ; pastiche, qui clôt le recueil et s’offre en énigme.


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6Figures IV contient donc, avant d’en secouer de nouveau la cohérence dans son disparate, une clé de la remise en ordre de l’œuvre. C’est aussi le lieu pour Gérard Genette de nommer des pistes encore inexplorées : une étude de la traduction, à ranger au rayon des pratiques hypertextuelles ; ou une complexification du partage entre les littérarités constitutive et conditionnelle. Rappelant l’intérêt (dépasser l’alternative entre les positions essentialistes et conditionnaliste) et le caractère non axiologique de cette distinction, G. Genette montre, au détour d’une citation de J. Prévost, que la littérarité conditionnelle des écritures du moi s’accompagne d’un travail de la mémoire qui peut être un vecteur d’articité. Cette citation fait pour nous écho à la préface de Fromentin à son Été dans le Sahara, dans laquelle le peintre réfléchit sur la spécificité des pratiques littéraires et énonce que l’articulation entre remémoration et reconfiguration structurelle fonde la littérarité de l’écriture du voyage. Pour peu que l’on s’intéresse à la question, cette perspective serait donc à approfondir. Mais ceci, comme l’écrit G. Genette à un autre propos, « est une autre histoire ».